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Estadão : Pourriez-vous définir le métissage, puisque vous parlez de plusieurs types de métissages...
<img1261|left> Gruzinski : C’est surtout le métissage culturel des pratiques, le mélange des comportements, des croyances, des imaginaires, des idées. Ce n’est pas le métissage biologique. Le métissage n’est pas un phénomène exotique propre à l’Amérique latine ou à l’Asie ou à l’Afrique ; aujourd’hui c’est un phénomène généralisé. Sur la planète tout se mélange. Ma réflexion sur le métissage est liée à une réflexion sur la globalisation. Essayer de comprendre quel est le rapport qu’il peut y avoir : c’est-à-dire, entre ce mélange des cultures et le développement d’une domination planétaire dans un contexte politique. Le métissage est quelque chose qui exprime la réaction des populations métisses ou bien une manière de manipuler les populations pour mieux les dominer.
Estadão : Une manière de manipuler ?
Gruzinski : Bien sûr ! Quand vous avez la « world music », la « world culture », c’est pour les imposer au monde entier. Quand vous avez, par exemple, les industries culturelles qui utilisent les mélanges de cultures, vous imposez ce mélange au monde entier. Le métissage est quelque chose qui est totalement positif ou totalement négatif.
Estadão : Les avantages et les désavantages du métissage ?
Gruzinski : Tous les Brésiliens, par exemple, ne sont pas métis. Mais la culture brésilienne est une culture métisse. Le côté positif est la capacité des individus à accumuler, additionner des patrimoines culturels. Il est beaucoup plus riche d’avoir trois cultures que d’avoir une seule culture. Mais cela, dans la mesure où l’individu est libre de pouvoir choisir le patrimoine, voilà la dimension positive. La négative c’est quand un mélange est imposé, lié à un même domaine, à des domaines extrêmement limités qui peuvent ne concerner que certains aspects de la vie quotidienne et des loisirs, et que les individus ne peuvent pas choisir. C’est une question de liberté.
Estadão : Est-ce que le métissage vient avec une désintégration ou une perte des traditions ?
Gruzinski : Je ne saurai pas vous dire. Mais ce que je dis c’est que le métissage est lié à la globalisation, c’est que la globalisation a commencé au XVIe siècle, avec la découverte de l’Amérique. A cette époque-là, commençait le métissage planétaire. La globalisation est assurée par les Portugais et les Espagnols. A partir de 1480, ce qu’on appelle la Monarchie catholique est, pour la première fois, une forme de domination mondiale. Cette domination ibérique a initié un métissage. C’est pour ça que le métissage est un phénomène politique.
Estadão : Alors, les Portugais et les Espagnols ont joué le premier rôle dans la globalisation ?
Gruzinski : C’est eux qui ont créé la globalisation ! Et les gens, à l’époque, en avaient conscience, c’est pour cela qu’ils ont appelé leur domination la « Monarchie catholique », en utilisant le mot « catholique » au sens universel.
Estadão : Et le rôle des Anglais et des Français, qui exercent aussi une influence culturelle en Amérique...
Gruzinski : C’est une histoire qui a commencé au XIXe siècle. C’est un autre moment. Vous parlez portugais, pas français... Mais au XVIe siècle la modernité c’est le Portugal, la France n’existe pas... C’est un petit pays, pas une grande puissance. Les grandes puissances qui provoquent les croisements culturels et le métissage sont dans le monde ibérique. La France est une petite province de l’Europe.
Estadão : Vous dites que nous trouvons un plaisir divers en nous fabriquant des différences... Vous pensez à un phénomène humain ?
Gruzinski : Je pense que nous exagérons les différences, parce qu’on recherche toujours les particularités, l’exotique. Les Français peuvent trouver intéressant la samba, le candomblé, mais il faut savoir qu’il y a aussi des intellectuels au Brésil aussi bons qu’en Europe. Nous ne voulons pas les reconnaître... Parce que c’est trop proche de nous... Si on parle de Carlos Gomes [1], par exemple, c’est extraordinaire, ça n’existe pas pour les Européens. C’est très semblable à la musique européenne. Par contre, on va trouver ici n’importe quel forró dans tous les magasins de marchandises. Mais jamais Carlos Gomes. Et c’est aussi vous qui créez cette différence. C’est la dimension de la colonisation intérieure, vous rendez cette image stéréotypée... Vous vendez beaucoup plus la samba que Villa Lobos.
Estadão : On vend certainement ce que les autres achètent...
Gruzinski : Bien sûr, vous avez raison. C’est dans ce rapport colonial, les colonisés sont aussi responsables, pas seulement les colonisateurs. Ce sont les produits touristiques pour l’exportation. On fait beaucoup moins d’efforts pour vendre d’autres dimensions de la culture. Il faut exporter la diversité aussi, le Brésil n’est pas seulement le pays de Ronaldo, mais aussi de Sérgio Buarque de Holanda.
Estadão : Par rapport aux pays comme la France, quelles sont les images vendues ?
Gruzinski : La France vend la "grande culture" : l’avant garde, la Nouvelle Vague, les clichés appartiennent à ce domaine. On a beau essayer le football... Si on a une logique matérielle envisageant l’argent, c’est mieux de vendre les clichés.
Estadão : Le métissage est-il une opposition à l’ethnocentrisme ?
Gruzinski : Oui, parce qu’il oblige à penser toujours plusieurs mondes à la fois. Quand on est conscient de la richesse de la multiplicité des cultures qui sont mélangées... Mais les gens n’ont pas encore appris à avoir plusieurs points de vue, c’est très difficile. Les gens préfèrent le blanc et le noir, le bon et le mauvais, moi et l’autre. On doit apprendre que nous sommes aussi l’autre...
Estadão : Aux Etats-Unis, il y a peut-être moins de tendance au métissage qu’en Amérique latine ?
Gruzinski : C’est différent, c’est dû au Protestantisme, car les pays qui sont protestants se mélangent moins. Le Catholicisme est porteur d’universalité, l’idée qu’il faut que tout le monde devienne chrétien dans l’Eglise Catholique crée une espèce d’égalité entre les individus. Même si dans la réalité sociale c’est tout à fait différent. Dans le monde puritain, les non-chrétiens sont exclus. L’Eglise catholique impose, par exemple, le mariage : si un Noir est avec une Blanche, il faut qu’ils se marient, le mariage est sacré. Des mécanismes qui favorisent le métissage.
Estadão : Dans votre livre, vous avez fait la critique des structuralistes, représentés par Lévi-Strauss.
Gruzinski : Lévi-Strauss a participé à la création de l’image exotique du Brésil. Finalement, dans un livre comme Tristes Tropiques il n’y avait au Brésil que des Indiens. Les primitifs... Ce n’est pas de sa faute, mais c’est l’image qu’il a créée. Il nous a très peu parlé des intellectuels qu’il a rencontrés à São Paulo, du Brésil occidentalisé. Et cette idée d’un monde amazonien sans histoire... Il ne faut pas oublier que l’Amazonie est aussi le Théâtre da Paz, à Belém, le théâtre de Manaus, que c’était une société vraiment riche au XIXe siècle. Nous avons gardé l’image d’un monde d’Indiens purs et hors de l’Histoire.
Estadão : Et les stéréotypes...
Gruzinski : Oui, du Brésil, on aime beaucoup le football, le Carnaval et puis les Indiens. Ça fait partie de l’ensemble des clichés. Il ne faut pas oublier que le Brésil c’est aussi Rede Globo : une monstrueuse machine de domination. En fait, ces stéréotypes donnent une image sympathique du Brésil, pas une image du Brésil capitaliste, industriel, qui impose les clichés culturels à divers pays du monde à travers sa machine télévisée. C’est aussi une façon de dissimuler d’autres aspects terribles du monde brésilien.
Par Mônica Cristina Corrêa
Source : O Estadao.com
Traduction revue par Autres Brésils
Notes :
[1] Carlos Gomes est le seul compositeur américain d’opéra romantique a avoir eté reconnu en Europe de son vivant. Il est né le 11 juillet 1836, à Campinas, état de São Paulo, Brésil, 80 km au nord de la ville de São Paulo. Il a commencé sa carrière au Brésil, puis s’est installé en Italie grâce à une bourse d’études de son Empereur. Ses opéras ont été acclamés par le public italien et par ses pairs, parmi lesquels Lauro Rossi, Verdi, Puccini, Mascagni et Ponchielli. Après plus de 20 ans passés en Italie, il est revenu au Brésil, confirmant ainsi son attachement à ses racines, et exprimant son désir de ne pas être totalement assimilé à un compositeur italien.
La pensée métisse, Paris, Fayard, 1999, 345p. Traductions : The Mestizo Mind, The Intellectual Dynamics of Colonization and Globalization, New York, Routledge, 2002 ; O pensamento mestiço, São Paulo, Companhia das Letras, 2001.