VILLAGES EN RÉCLUSION
Depuis trois décennies, la journaliste Angela Pappiani est en contact avec les peuples autochones du Brésil et écrit sur leurs drames, leurs luttes et leurs rêves. En pleine pandémie, elle s’est attelée à une nouvelle tâche : recueillir les témoignages des dirigeants sur la lutte contre le coronavirus, malgré la négligence du gouvernement.
Lisez les histoires déjà publiées :
1. Histoires de villages en réclusion [1]
2. Virus et siège de la vie indigène [2]
3. Invasion et combats aux frontières nord [3]
4. Le Guarani Kaiowá entre la covid et l’expulsion [4]
5. Voix indigènes : comment les Baniwa font face à la covid [5]
6. Dans le Xingu, les femmes font face à la covid [6]
7. La guerrière Munduruku voit la pandémie [7]
8. « Nous sommes confrontés à la maladie depuis 520 ans » [8]
À l’extrême sud de la ville de São Paulo, le paysage conserve une partie de la mémoire de ce qui a été la capitale jusqu’au début du XXe siècle : des zones préservées de la Mata Atlântica (Forêt Atlantique), des maisons avec de grandes arrière-cours pleines d’arbres fruitiers, des fermes maraîchères et des fleurs. Parelheiros et Marsilac sont les deux quartiers les plus éloignés, à environ 40 km du centre-ville, et aussi les plus grands et les plus faibles en densité de population. Là, environ 1.200 personnes du peuple Guarani M’byá résistent en prenant soin de ce qui reste de la nature avec leur sagesse et leur culture millénaire, en récupérant la nourriture sacrée, une eau et une vie de qualité.
Après plus de 10 ans d’une lutte acharnée pour étendre leur territoire, et avec la délimitation officiellement reconnue par la FUNAI en 2012 d’un territoire de 15.969 hectares, les Guarani de Tenondé ont dû occuper en 2016 le Bureau de la Présidence de la République, avenue Paulista, avec une couverture médiatique conséquente afin de conclure la signature de l’ordonnance déclarative au ministre de la justice.
Depuis 2014, ils délimitent eux-mêmes leur terre et occupent le territoire avec plusieurs villages développant des activités d’affirmation culturelle et des initiatives touristiques, suspendues en raison de la pandémie, pour diffuser leur culture et leur mode de vie et gagner encore des alliés pour la lutte. Mais ils attendent toujours l’homologation – l’acte final de protection d’une Terre Indigène (TI) en tant que terre de l’Union avec la jouissance de la communauté – qui pourrait être affectée par le procès du Cadre Temporel (Marco Temporal) [9]. C’est pourquoi ce peuple fort et combattant crée des stratégies pour garantir ses droits en affrontant les gouvernements et la police. Chaque jour ils reprennent des forces à Opy, la maison de prière en récitant leurs chants sacrés sous la fumée du Petynguá, la pipe sacrée des Guaranis.
S’en suit le témoignage de Tiago Karaí, qui intègre avec d’autres jeunes et anciens, le Conseil de Direction qui gère désormais la gouvernance des villages guaranis où il n’y a plus la figure du chef. Il parle d’un lieu politique d’interpellation avec les institutions dans la recherche des droits de son peuple et de l’importance de la tradition et du mode de vie guarani – le Nhanderekó, en cette période de grande réflexion sur notre relation avec la planète Terre :
« Le Covid-19 est un problème mondial qui se poursuit encore aujourd’hui et qui provoque une réflexion sur notre survie humaine sur la planète. Nous avons beaucoup réfléchi à toutes les conséquences de la pandémie dans le monde et en particulier pour les peuples autochtones. Nous savions déjà que nous allions être les plus fragiles et les plus touchés, nous, les peuples autochtones et aussi les communautés traditionnelles du monde entier, par l’aspect culturel et traditionnel. Même si nous sommes en contact avec la société non autochtone depuis plus de 500 ans, nous avons un Nhanderekó très fort, notre façon d’être, notre façon de voir le monde. Pour nous, la collectivité représente une valeur très forte : être ensemble avec nos aînés en partageant nos rêves, dans la vie quotidienne, en faisant les travaux communautaires. Et aussi notre religion, notre façon d’être dans la maison de prières, l’Opy, où nous gardons une spiritualité très forte. C’est cette vie collective qui, d’une certaine manière, facilite la contamination très rapide au sein des Terres Autochtones. C’est ce que nous avons vécu et vivons encore.
Nous savions qu’en raison du contexte, les Terres Autochtones seraient ici très vulnérables : Tenondé Porã se trouve à 40 km du centre, à l’extrême sud de la municipalité, et Jaraguá est à l’intérieur de la ville, sur l’accotement entre deux autoroutes, Bandeirantes et Anhanguera.
Dès le début, nous avons connu ici la mort d’un enfant d’un an. La situation dans le pays n’était pas très claire, tout était trop nouveau pour tout le monde. Nous nous sommes mobilisés pour obtenir le rapport médical du décès et il a fallu plus d’un mois pour que le résultat soit confirmé comme étant un cas de Covid. Si long ! Nous avons alors réalisé que, dès que la maladie a commencé à São Paulo, elle était déjà ici à Tenondé, à l’intérieur des Terres Autochtones. Dès lors, nous nous sommes adressés aux autorités publiques, notamment au Secrétariat de la Santé, car il existe un partenariat entre le SESAI (Secrétariat Spécial de la Santé Indigène) et la municipalité, pour savoir quels soins et quelles mesures devaient être pris ici. Nous avons déposé une plainte auprès du Ministère Public Fédéral et de la Défense Publique de l’Union et nous avons ainsi réussi à obtenir un minimum d’assistance. À la mi-avril, nous avons reçu les tests PCR et ensuite les tests rapides. Nous avons pu installer une isolation sociale dans l’espace de l’école municipale avec quelques équipements et du personnel médical pour prendre soin des plus vulnérables, ceux qui n’étaient pas en bonne santé. Nous avons réussi à avoir deux espaces d’isolement au sein de la TA, avec une équipe engagée 24 heures sur 24 par cette campagne. Le soutien est arrivé un peu tard, mais nous avons réussi, grâce à la municipalité et à plusieurs partenariats avec la Commission Guarani Yvyrupá qui représente les Guaranis dans la région sud-est, à organiser des campagnes pour obtenir de la nourriture, des paniers et des kits d’hygiène pour tout le Sud-Est. La campagne a bénéficié d’une visibilité et d’un soutien important. C’était fondamental.
Les données officielles indiquent que 70 % de la population guarani de São Paulo a été contaminée entre mars et novembre. Nous avons eu plusieurs hospitalisations et avons perdu trois membres de la communauté à cause du Covid.
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Il y a eu plusieurs étapes au cours desquelles nous avons beaucoup souffert, surtout de mai à juin, au sommet de la maladie à l’intérieur du village. Pendant cette période, nous étions très inquiets, nous ne savions pas quoi faire. Nous avons essayé de faire l’isolement collectif au sein du village. Individuellement nous ne pouvions pas à cause de notre culture. Nous ne sommes pas comme le Juruá – le non-autochtone, qui vit dans de petites boîtes, de petits carrés. Ainsi, lorsqu’ils ont décrété l’isolement social dans tout le pays, le non-autochtone est simplement resté à l’intérieur de sa maison, de son appartement. Nous ne le pouvions pas, car nous vivons très ouvertement, nous faisons tous partie de la communauté, nous sommes une seule famille. Nous avons essayé de faire de la médiation mais le Covid était déjà à l’intérieur et il s’est répandu très vite.
Ce qui nous a fortifiés c’est la spiritualité, le contact avec la terre, avec les médecines traditionnelles qui ont été fondamentales pour nous rendre forts, le physique et aussi l’esprit face aux incertitudes. Nous avons valorisé les herbes, les vignes, tous les savoirs millénaires de notre peuple. Nous avons pris les médicaments pour atténuer les symptômes, avec des effets très positifs. Tout cela pour renforcer et cultiver la spiritualité qui est vécue de manière très forte par les Guarani Mbya à l’intérieur des maisons de prière.
Aujourd’hui, en novembre, nous sommes déjà dans une situation beaucoup plus tranquille, moins turbulente par rapport au pic de la pandémie. La plupart des personnes infectées sont déjà immunisées. Nous suivons le nombre de contaminations qui se produisent encore, mais c’est peu pour l’instant.
C’est un moment très approprié pour réfléchir sur nos vies, sur nos concepts. Comment nous allons vivre à partir de maintenant, comment nous allons prendre soin de notre mère la terre, de la nature. Dans quelle mesure sommes-nous supérieurs à tous les êtres qui habitent cette planète Terre ? Les anciens Xeramoĩ, Xejaryi, ont déjà signalé que notre mère la terre n’était pas bien, qu’elle était malade et que nous devions prendre soin d’elle. Ils nous mettaient en garde. La pandémie est venue rendre ce moment de réflexion réel, pour repenser jusqu’où nous allons agresser la Terre, l’environnement, jusqu’à où l’argent a du sens. L’argent a-t-il plus de valeur que la vie des êtres humains, des forêts, des animaux, des rivières, des pierres, des sables ?
Depuis l’élection du président brésilien Bolsonaro, nous sommes fragilisés avec notamment plusieurs attaques contre les peuples autochtones qui ont commencé dès la campagne électorale. De nombreux droits nous ont été bafoués, ils ont mis au rebut la FUNAI. Nous sommes dans une situation très préoccupante au Brésil. Nous suivons ce qui se passe à travers notre organisation et aussi par l’Apib (Association des Peuples Indigènes du Brésil). Nous sommes très inquiets. Maintenant, avec les élections de 2020, nous sommes conscients des changements possibles dans la gestion municipale. Nous avons déjà connu de nombreux changements négatifs. Nous dialoguons avec différents politiciens à ce sujet, mais la négligence est très grande, les candidats ne présentent aucun plan de gestion qui ait la présence des peuples autochtones dans la municipalité. Ils ne reconnaissent pas notre peuple millénaire, notre droit. Nous nous préparons à continuer à résister quoi qu’il arrive.
Nous travaillons en collaboration avec la municipalité sur le PL 181/2016, (proposition en cours de discussion au sein de la Commission pour la Politique Urbaine, Métropolitaine et l’Environnement qui établit la Politique Municipale pour le Renforcement Environnemental, Culturel et Social des Terres Autochtones ) qui prévoit la ceinture verte Guarani, une gestion territoriale et environnementale des terres autochtones dans la municipalité. Mais elle est paralysée en ce moment au sein du Conseil Municipal. Nous discutons avec le maire, avec les conseillers, avec la coordination qui s’occupent de la question autochtone, avec les conseillers municipaux pour voir si nous pouvons soumettre cette proposition à un second vote parce qu’elle a été approuvée en 2017 et que jusqu’à présent elle n’a pas fait l’objet d’un vote en séance plénière. Nous sommes dans cette campagne pour que le maire reconnaisse les communautés de la municipalité, pour qu’on puisse faire la gestion territoriale et environnementale afin de préserver le minimum de verdure qui reste dans la municipalité ainsi que la seule rivière propre, le Capivari, avec la technologie et les méthodologies pour prendre soin du territoire, y compris le savoir guarani.
Nous avons eu de nombreuses attaques dans tout le Brésil, des invasions, des pressions des environs, des incendies en Amazonie, au Pantanal et dans d’autres régions avec ce nouveau gouvernement qui incite à la violence et promeut la suppression des droits, qui disait depuis le temps de la campagne qu’il n’y aurait plus de démarcation. Nous avions déjà cette appréhension, et puis la population non autochtone a compris que tout était ouvert à l’invasion. Ici, dans la TA Tenondé, nous avons eu de nombreuses invasions parce que les gens bénéficient de l’impunité permise par la sécurité politique, de la négligence de la FUNAI et des autres agences environnementales qui devraient faire cette protection, mais ne font pas une surveillance adéquate. Tant de communautés souffrent en cette période de pandémie parce que les envahisseurs profitent du moment. La pandémie s’ajoute au gouvernement anti-autochtone.
Cependant nous ne restons pas immobiles, nous luttons pour contenir, nous résistons, nous faisons l’autodéclaration des terres. Depuis 2014, nous nous battons pour obtenir la délimitation par le pouvoir exécutif de notre nouveau territoire, qui est le plus grand du sud-est. Nous avons une ordonnance déclarative de 2016. Maintenant, nous avons 11 villages. Nous occupons nos anciens villages. Nous faisons cette lutte parce que nous ne pouvons pas attendre le gouvernement. La communauté doit obtenir son droit, reconnaître son propre territoire et ne pas attendre le stylo, la signature pour occuper notre espace, parce que si nous n’occupons pas, plus loin, nous n’aurons nulle part à occuper.
Beaucoup disent que les autochtones n’existent plus, que nous sommes dans le passé historique, mais nous sommes vivants, avec notre langue maternelle, notre culture et nos traditions que nous maintenons.
Nous, les mouvements autochtones et indigéniste, connaissons le marco temporal qui devait être voté le 28/10 mais qui a été reporté en raison de la nomination d’un nouveau ministre au sein du STF (Cour Suprême Fédérale). Ce marco temporal viole totalement les droits des peuples autochtones et porte atteinte à la Constitution Fédérale. Même les personnes qui ne sont pas des juristes, qui ne sont pas des avocats, qui ne comprennent pas la loi, perçoivent cette incohérence, la tentative d’enlever nos droits de n’importe quelle manière. L’inquiétude est très grande face à toutes les menaces de l’exécutif, du législatif et même du judiciaire. Nous suivons avec anxiété ce procès qui aurait une répercussion générale à partir du procès d’une affaire à Santa Catarina reprenant la question du marco temporal qui s’est présentée dans la démarcation de la TA Raposa Serra do Sol ».