Si un extraterrestre débarquait au Brésil et se basait uniquement sur des manuels scolaires, des films et des livres classiques, il penserait probablement que le pays est majoritairement blanc et que l’esclavage ici, contrairement à ce qui s’est passé ailleurs, n’était pas si terrible.
C’est ce que l’on voit, par exemple dans Orfeu Negro, vainqueur du meilleur film étranger en 1960, Palme d’or à Cannes et au Golden Globe. Avec des acteurs noirs, le film a fait passer au reste du monde, l’idée que le Brésil était une « démocratie métisse ». Et, dans le livre Maitres et Esclaves, probablement l’ouvrage le plus influent sur l’esclavage au Brésil, Gilberto Freyre affirme que la société brésilienne est fondée sur le métissage des personnes blanches, des personnes noires, et des autochtones.
Mais il suffit de vivre un petit moment sur les terres brésiliennes pour que l’image d’un pays sans conflits raciaux s’effondre. En fait, l’histoire du Brésil est fondée sur les conflits et l’oppression, comme le montrent les rapports du projet Escravizadores [1] d’Agência Pública. Le Brésil était le pays des Amériques qui avait reçu le plus grand contingent de personnes réduites en esclavage (près de cinq millions de personnes [2] ) et a été le dernier à abolir l’esclavage, sans proposer de politique d’inclusion dans la société. Ce qui fait du Brésil l’un des pays les plus inégalitaires au monde, où le nombre de personnes noires [3] vivant dans la pauvreté est deux fois plus élevé que celui des personnes blanches et où six personnes noires sur dix affirment avoir été victimes de racisme au cours de l’année écoulée.
Le décalage avec la réalité est dû au fait que l’histoire de l’esclavage au Brésil a été manipulée et romancée, résultat d’un « projet national d’oubli », affirme le journaliste et écrivain Laurentino Gomes, auteur de la trilogie sur l’esclavage. « Un proverbe africain dit que tant que le lion n’aura pas appris à écrire, l’histoire sera racontée par le chasseur. Et nous avons appris la version du colonisateur blanc », explique-t-il.
Il estime que si le Brésil ne s’est toujours pas pleinement assumé, c’est parce qu’il n’a jamais vraiment réfléchi à ses racines esclavagistes et que ce n’est qu’en discutant de ce passé douloureux que le Brésil pourra un jour devenir plus juste. « C’est un appel à la réalité, pour ne pas maintenir ce projet national d’auto-illusion qui ne fait que compliquer la construction de l’avenir du Brésil », dit-il.
Pourquoi, selon vous, l’esclavage au Brésil est-il encore peu étudié et considéré comme une question « mineure » ?
Je pense que nous avons, au Brésil, un projet national d’oubli. Il ne s’agit pas seulement d’un oubli, mais d’une manipulation délibérée de l’histoire. La mémoire peut être un outil de construction d’un projet de pouvoir, pour justifier la soumission d’un groupe d’êtres humains à un autre. Le Brésil était le plus grand territoire esclavagiste du monde occidental. Environ 40 % de tous les Africains qui sont arrivés en Amérique sont venus au Brésil. Et c’est le dernier pays à avoir mis fin à l’esclavage.
Une mythologie très forte a donc été créée, selon laquelle, tout d’abord, notre esclavage aurait été bienveillant et patriarcal. Un esclavage dans lequel nous nous mélangions beaucoup par le biais du métissage. L’esclavage n’était donc pas aussi violent qu’aux États-Unis ou dans les Caraïbes.
Ce qui est un gros mensonge, n’est-ce pas ?
Comme dans tous les autres territoires esclavagistes, l’esclavage brésilien était extrêmement violent. Le moyen de maintenir en captivité des millions et des millions de personnes soumises, était le fouet. Le fouet ou cette infinité d’instruments de torture, qui comprenaient des chaînes, des anneaux, des garrots, quelque chose d’inimaginable. Mais cette mythologie selon laquelle l’esclavage brésilien était attentionné et patriarcal, très présente dans le livre Maitres et Esclaves de Gilberto Freyre, trouve son origine dans une autre mythologie, celle de la soi-disant démocratie raciale brésilienne. Comme si nous n’avions pas de problème racial, ce qui est faux.
Le Brésil est l’un des pays les plus ségrégationnistes au monde. Et cela se voit à l’école. Jusqu’à récemment, l’esclavage ne figurait pas dans les programmes scolaires [4]. Si j’ai eu la chance d’entendre parler de la Lei Áurea [5] au lycée, c’était déjà beaucoup. Je n’ai vraiment compris l’esclavage que lorsque j’ai commencé à travailler sur ce thème, en tant que chercheur. Nous faisons comme si rien ne s’était passé. Nous avons une vision du type : « regardons vers l’avenir, le passé est révolu ».
Je pense que l’un des fruits de la démocratie actuelle au Brésil est précisément de pouvoir revisiter le passé. Et pour moi, c’est une excellente nouvelle, car cela nous rendra un peu plus matures, un peu moins infantilisés lorsque nous regarderons nos racines et créerons des mythes sur ce que nous aurions voulu être, mais que nous n’avons pas été. L’élite brésilienne, à de rares exceptions près, qu’elle soit de droite, de gauche ou du centre, est composée de maîtres/propriétaires de personnes esclavagisées.
Tous les Brésiliens ont un lien avec l’esclavage, car nous sommes soit des descendants de personnes réduites en esclavage, c’est le cas des autochtones et des Africains, soit des descendants d’esclavagistes, la grande majorité des personnes blanches, ou encore des descendants d’immigrants, ce qui est mon cas, par exemple, qui sont arrivés au Brésil pour remplacer la main-d’œuvre noire après l’abolition de l’esclavage. C’est pourquoi je suis heureux de votre série d’articles [Projeto Escravizadores]. C’est un appel à la réalité, afin que nous ne poursuivions pas ce projet national d’auto-illusion, qui ne fait que compliquer la construction de l’avenir du Brésil.
Pourquoi ce changement se produit-il ?
Nous avons la version du chasseur. Dans le premier volume de Escravidão, je cite un Africain qui dit que tant que le lion n’aura pas appris à écrire, l’histoire sera racontée par le chasseur. Nous apprenons la version du colonisateur blanc, qui ne raconte pas l’histoire de l’esclavage avec toutes ses horreurs, ses chiffres, son étendue. Cette histoire a été occultée des livres scolaires et des salles de classe jusqu’à très récemment. Et lorsqu’elle était racontée, elle était romancée par le regard blanc. Ainsi, même les œuvres abolitionnistes les plus importantes finissent par avoir un biais blanc, un regard blanc qui tente de racheter, entre guillemets, une race opprimée.
Le vrai héros est l’homme blanc, pas l’homme noir. L’agent de la justice, l’agent de la transformation, ce n’est pas l’homme noir, c’est l’homme blanc. Le mouvement abolitionniste a ce parti pris. Dans les œuvres de Joaquim Nabuco, par exemple, il y a une forte dénonciation de l’esclavage, une très bonne et très précieuse documentation historique. Mais le protagoniste est blanc. Sur les quatre principaux abolitionnistes brésiliens, trois étaient noirs. Il s’agit de Joaquim Nabuco et trois noirs, Luis Gama, André Rebouças et José do Patrocínio. Aujourd’hui, Joaquim Nabuco, qui était blanc, est beaucoup plus connu que les trois autres.
Depuis que nous avons commencé à publier les articles du projet Escravizadores, l’une des choses que nous entendons le plus souvent est la suivante : « Mais pourquoi vouloir remuer tout cela ? Les gens doivent-ils aujourd’hui payer pour les erreurs du passé ? »
Il y a un pacte associé à l’expression « je n’ai réduit personne en esclavage ». Mais si vos ancêtres ont pratiqué l’esclavage, vous avez la responsabilité de regarder vers le passé, car l’esclavage a des conséquences sur le présent. Si le Brésil est aujourd’hui l’un des pays les plus inégalitaires au monde et que la pauvreté y est synonyme de négritude, cela signifie que l’esclavage n’est pas une question tranchée, figée dans le passé, mais bien une réalité du Brésil d’aujourd’hui. Et si notre inégalité sociale résultant de la ségrégation raciale est notre principal défi aujourd’hui, nous devons nous tourner vers le passé et comprendre que l’élite brésilienne a une responsabilité dans le système esclavagiste. Cela nous permettra de comprendre plus facilement le Brésil d’aujourd’hui et de mieux construire le Brésil de demain.
Des relations esclavagistes apparaissent au sein de l’État, dans le comportement de l’État et dans le comportement privé. Nous sommes un peuple aux racines esclavagistes, notre élite est esclavagiste et malheureusement notre peuple aussi. La meilleure chose que nous puissions faire est donc de regarder le passé et de réaliser que ce passé n’a pas cessé d’exister, qu’il ne s’est pas évaporé. Il s’agit d’une réalité présente aujourd’hui dans les rues, dans les villes, dans les campagnes. Il suffit d’ouvrir les yeux pour voir l’héritage de l’esclavage.
Que pensez-vous des mesures de réparation en matière de justice sociale ? Que faudrait-il faire ?
J’y suis favorable. Le Brésil a connu une dictature militaire pendant 20 ans. Nous avons ensuite eu une commission de la vérité qui a enquêté sur les crimes commis par la dictature et a fait une série de recommandations. Très peu d’entre elles ont été adoptées et, par conséquent, l’impunité des militaires se poursuit encore aujourd’hui. C’est ce qui explique la tentative de coup d’État militaire à la fin du gouvernement Bolsonaro [6], car l’appareil militaire n’a jamais eu de véritable obligation à rendre des comptes. Cela s’applique également à l’esclavage.
Les conséquences de l’esclavage sont toujours présentes et empêchent le Brésil de devenir un pays véritablement démocratique, riche, développé et juste. Il est donc très important que nous ne nous contentions pas de regarder le passé, de tirer des leçons, d’assumer la responsabilité de ce qui s’est passé, et que, autant que possible, nous prenions des mesures politiques appropriées. Il existe de nombreuses façons de le faire. L’une d’entre elles est ce que l’on appelle les politiques de réparation, en particulier la politique des quotas [7].
Il existe au Brésil un niveau de pauvreté principalement associé à la couleur de la peau, où une personne, sans aide extérieure, ne peut pas améliorer ses conditions de vie. Une personne qui est plongée dans la pauvreté, qui fait partie d’une famille qui ne dispose pas d’un logement, d’une éducation, d’une santé et d’opportunités, ne sera pas en mesure de s’en sortir par elle-même. Nous devons soutenir la loi sur les quotas tout d’abord, en raison de son aspect symbolique - c’est la première fois que le Brésil tente de corriger son héritage esclavagiste - mais aussi parce qu’elle produit des résultats. Les statistiques montrent qu’il y a eu une augmentation du nombre d’étudiants, de professeurs, de médecins, de directeurs et de hauts fonctionnaires noirs dans les organisations publiques.
Le mieux serait que tous les Brésiliens bénéficient de conditions égales pour aller chercher, à armes égales, les meilleures opportunités dans la vie adulte, mais la réalité sociale ne le permet pas. La politique des quotas et d’autres politiques de réparation, telles que la Bolsa Família [8], par exemple, tentent donc de corriger un processus qui est vicié dès son origine. Mais ces politiques ne peuvent pas être permanentes. Si, dans 500 ans, nous avons encore des politiques de quotas et de réparations, cela signifie que nous avons complètement échoué.
Vous pensez donc qu’il est possible qu’un jour le Brésil devienne une nation plus égalitaire et que la seule façon d’y parvenir est de mettre en place ces politiques de quotas et de réparations ?
Oui, et je suis optimiste, aussi étonnant que cela puisse paraître. Même si je me suis particulièrement intéressé à une période très sombre de l’histoire du Brésil, je pense que nous sommes en train de vivre une grande nouveauté, à savoir 40 ans de démocratie. Car tout ce que nous avons vu jusqu’à la fin de la dictature militaire était la poursuite d’un projet de soumission, d’exploitation d’une partie de l’immense majorité du peuple brésilien par une très petite élite très blanche, qui dominait l’ensemble de l’appareil d’État, toutes les opportunités dans le secteur privé également et ne permettait même pas aux autres Brésiliens de s’exprimer, de participer politiquement à la construction de l’avenir. La démocratie est en train de changer cela.
Il n’est pas étonnant qu’il soit de plus en plus courant de parler de nos racines, de la corruption, de la violence, de l’esclavage et de la misogynie brésilienne. Persister dans la voie de la démocratie est le seul moyen de rendre ce pays plus juste et plus égalitaire à l’avenir.
Dans notre recherche pour le projet Escravizadores, nous avons pu retracer assez facilement la généalogie de l’élite blanche. En revanche, il n’existe pratiquement pas de registres officiels concernant les personnes noires ou les populations autochtones. Comment avez-vous effectué vos recherches ? Avez-vous dû vous appuyer sur des récits oraux ?
Le Brésil est un pays blanc du point de vue de la documentation historique. Si vous voulez construire mon arbre généalogique ou le vôtre, c’est facile. Il existe des registres, des actes de naissance, des actes de mariage et des actes de décès. Ce n’est pas le cas pour les descendants de l’esclavage.
Les Africains ont été arrachés à leurs racines et ont subi un processus de mort sociale, comme le dit Orlando Patterson, chercheur à Harvard. Ils ont dû changer de nom, de religion et ont même été marqués au fer rouge, comme des animaux. Ils n’ont plus jamais eu de contact avec leur culture, leur famille, leur langue ou leurs croyances religieuses. Il s’agissait d’un processus complet de déracinement, dont a également souffert la documentation, quasi inexistante. Et une grande partie de celle qui existait a été incinérée par Rui Barbosa [9] après la proclamation de la République.
Pour retrouver ces personnes, vous disposez de peu de documentation, quelques certificats de baptême dans les églises, dans les congrégations religieuses noires, dans les documents d’achat et de vente des personnes asservies, dans les inventaires. Mais cette documentation est toujours corrompue. Car, généralement, lorsque l’Africain arrivait au Brésil, il était contraint d’adopter le nom de son maître ou de la région d’Afrique d’où il venait. Après avoir terminé la trilogie, j’ai reçu de nombreux messages de personnes noires me demandant de les aider à retrouver leurs racines. Je leur réponds que, malheureusement, je ne peux pas les aider. Il est très difficile de retrouver cette mémoire. La mémoire brésilienne est une mémoire blanche.
Ces dernières années, on s’est rendu compte que beaucoup de gens, pour essayer de comprendre leur passé, commençaient à s’identifier comme noirs. Et cela se produit à une époque de montée en puissance des conservateurs dans le monde entier. S’agit-il d’un contresens ?
Je pense que ce que nous voyons aujourd’hui au Brésil et dans le monde entier est une sorte de mascaret. Il y a une vague qui revient et qui essaie de remonter la rivière, mais la rivière est très grande. On assiste à la naissance d’une nouvelle conscience de genre, de classe et de race, d’un monde plus connecté, avec la démocratisation de la culture, de l’information et du divertissement. Et il y a une réaction des élites conservatrices qui n’acceptent pas les changements en cours.
Aujourd’hui, des groupes sociaux prennent position, discutent ouvertement et font pression en faveur de nouvelles politiques publiques et de nouveaux comportements. Cela n’était pas permis dans le passé. Et je pense qu’il est impossible de contenir ce changement. Aujourd’hui, nous vivons dans un environnement de grande pluralité, de transformation de la conscience civique des gens. Cela produira plus de résultats à long terme qu’une réaction conservatrice, qui est, selon moi, cyclique et momentanée.
Il n’est donc pas possible de revenir en arrière au point de perdre la démocratie ?
Je ne le pense pas, mais ce processus n’est pas linéaire. L’ancien président Barack Obama déclarait dans une interview, peu après la première élection de Donald Trump, que la démocratie est une ligne en zigzag. On avance, on recule, on essaie à nouveau, on fait des erreurs, puis on y arrive. Le nazisme, par exemple, s’est produit et a pris le pouvoir en Allemagne, l’un des pays les plus avancés d’Europe en termes de science et de culture. Il peut y avoir des reculs momentanés, et il y en a, mais, à long terme, la justice et la démocratie l’emporteront.
J’ai 68 ans, le monde dont je rêvais n’est pas encore advenu. Mais je reste optimiste. Je ne pense pas que l’avenir du Brésil sera celui de l’oppression et de la dictature. Je pense, au contraire, que nous nous dirigeons vers la démocratie et que nous persisterons dans cette voie.
Rédaction : Mariama Correia