L’auteure nomme l’ensemble des habitants de la forêt – autochtones, riverains, beiradeiros [3] et quilombolas [4] – “peuples-forêts”, en tant que constituants inaliénables de la nature amazonienne et en opposition à la vieille notion autoritariste de l’Amazonie comme “désert vert” ou “désert humain”, et de ce fait inhabité (selon la logique des colonisateurs). “Pour les peuples originels, il n’existe pas la nature et les personnes humaines, une chose et une autre. Il n’existe que la nature. Les autochtones ne sont pas dans la forêt, ils sont forêt. Ils interagissent avec ce que les blancs appellent forêt, tout comme interagissent les personnes non humaines. La forêt est tout, le visible et l’invisible”, explique-t-elle.
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Un autre raisonnement frappant de Banzeiro Òkòtó présente les “appauvris” : délogés de la forêt et des rives du fleuve par Belo Monte [5], où ils ne sont ni pauvres ni riches, les peuples-forêt sont rejetés à la périphérie d’Altamira, se retrouvent ayant besoin d’argent et deviennent, par conséquent, pauvres, parfois misérables. La charge capitaliste leur tombe intégralement sur les épaules : logement, transport, emploi, patron. “Être riche, c’est ne pas avoir besoin d’argent”, argumente l’auteure, selon une formule apprise avec les peuples-forêt.
“Auparavant je cueillais 400 bonnes pastèques, aujourd’hui je n’arrive pas à en acheter une mauvaise”, déclare un ancien riverain repoussé vers la périphérie d’Altamira, dans une interview avec la journaliste.
Retrouvez tous les textes de Eliane Brum sur la page de Autres Brésils
Également écrivaine et documentariste, Eliane Brum propose dans Banzeiro Òkòtó une série d’innovations à la fois linguistiques et conceptuelles, qu’elle introduit petit à petit dans le texte et adopte à partir de chaque explication. L’une d’elles est, à la place de la séparation étanche entre féminin et masculin, l’adoption du genre neutre, dont la journaliste prévient des risques dès la première page du texte :
“J’imagine que la plupart vont s’étonner et même en être incommodés au début de la lecture, comme cela m’est aussi arrivé. S’étonner est nécessaire”.
Eliane nomme les peuples originels “extra-humains” ou “au-delà de l’humain” (nos ancêtres sont plus anciens que Jésus-Christ, déterminent, dans une certaine mesure, les Munduruku). Pour combattre la séparation hiérarchisée des êtres vivants entre humains et animaux, l’auteure rejette le terme “animaux” et le substitue par “non-humains”. Incommodée par la négation qui saute aux yeux contenue dans "non-humains", elle la change pour “plus-qu’humains”. À propos de l’usine hydroélectrique de Belo Monte (dont la ville la plus proche est Altamira), elle adopte parfois la terminologie créée par les déshérités de la construction de l’usine : Belo Monstro (Beau Monstre). Pour la dictature de 1964, que certains traitent à présent comme “civilo-militaire” (et non pas seulement militaire), elle préfère le terme “affairiste-militaire”. Avec ce processus, elle défie les préceptes du journalisme d’entreprise et se place sans équivoque face à la bataille pour la préservation de toutes les natures : Eliane se trouve en Amazonie pour s’unir aux extra-humains et aux plus-qu’humains, contre les représentants des élites économiques, agraires, politiques, etc., taxés par elle de “dévoreurs de la planète”. Sa critique des maîtres du pouvoir est vaste et quelque peu indistincte, englobant le pape, les religions néo-pentecôtistes, les politiques de tout parti ou orientation idéologique et le monde développé, en particulier l’Europe et les États-Unis. “La partie riche du monde a des problèmes d’audition”, écrit-elle. “Le problème est que les blancs ne comprennent pas le langage des non-blancs.”
Dans le chapitre “A Amazônia É Mulher” (L’Amazonie est femme), l’ancienne différenciation ancrée entre féminin et masculin survit, indiquant qu’il reste beaucoup de chemin d’ici à surmonter complètement les hiérarchies, les inégalités et les soumissions que la langue portugaise exprime. Dans un superbe passage de Banzeiro Òkòtó, elle présente le leader paysan (de petits agriculteurs et pêcheurs de la forêt) qui vit un mariage interracial, se définit “de genre non-binaire” et peint ses ongles en bleu, comme preuve que derrière le langage il existe un phénomène concret, qui est connu et pratiqué par les habitants d’un lieu considéré attardé ou arrêté dans le temps par la société traditionnelle urbaine.
Changement climatique
Eliane signale dans son nouveau livre que la proposition de bousculer le langage pour bousculer ce qui se trouve derrière a des antécédents. Elle rappelle qu’en 2019 le journal britannique The Guardian a annoncé une substitution éloquente de mots et de termes dans son vocabulaire. Dans la terminologie du journal, changement climatique est devenu “urgence climatique” ou “crise climatique” et le réchauffement global s’est transformé de “global warming” en “global healing” – quelque chose comme “super-réchauffement global”, d’après sa traduction. En même temps que le réchauffement de la planète, il est impératif de réchauffer la perception générale et individuelle de l’urgence. Au Brésil, normalement, le journalisme le plus commercial ne s’est pas montré à la hauteur des importantes transformations et modifications de paradigmes que vit la planète, et que l’auteure capte avant le pachyderme journalistique – ou avant qu’il ne soit trop tard, comme d’ailleurs l’annonce le livre tout au long.
Et c’est notamment de ce côté-ci de la société, le côté urbain, qu’Eliane Brum présente des moments de responsabilisation mordante, comme dans l’histoire du grileiro [6] amazonien dont la fille est actrice de théâtre et organisatrice de fêtes modernes et de groupes de carnaval à São Paulo. “Mon père a créé ces propriétés depuis longtemps et m’en a fait cadeau”, elle montre la part de l’orangeraie qu’elle a obtenue de son père. La journaliste démontre ainsi que les destructeurs de la forêt ne sont pas des êtres invisibles et peuvent se trouver bien plus près qu’il ne paraît. Cette proximité s’approfondit quand l’auteure, se défaisant de couches et de couches de protection offertes par les mégapoles de São Paulo, essaie de louer une maison (dans une copropriété) à Altamira et découvre que le propriétaire est l’homme qui a commandité le meurtre de la religieuse Dorothy Stang [7]. “À Altamira, il n’y avait pas moyen de me délivrer du sang, comme je le faisais à São Paulo”, conclue-t-elle, dans un de ces passages faits sur mesure pour les blancs de classe moyenne et de classe élevée.
À certains moments, la prose d’Eliane à la première personne semble donner un sens épique à des banalités qui sont de toute évidence moins intéressantes et pertinentes que l’urgence vécue par la gigantesque forêt, et en conséquence, vécue par le monde entier. Dans ces occasions, on a l’impression que la journaliste, par habitude professionnelle ou pour un autre motif, cède à la tentation de substituer sa personne comme protagoniste du livre.
L’explication des raisons de ce titre de livre ne se résout qu’à la fin de la lecture.
Banzeiro, comme l’explique Eliane, dès le début, est d’après les peuples du Xingu, la région où le fleuve est le plus agité. “C’est là où avec de la chance on parvient à passer, avec de la malchance non. C’est un lieu de danger entre là d’où on vient et là où on veut arriver”, interprète-t-elle. L’explication du terme òkòtó ne vient que quatre chapitres avant la fin du livre : dans la langue ioruba c’est “un escargot, une coquille conique qui contient un élément ossifié se mouvant en spirale à partir d’une base de pilon”. “L’Amazonie centre du monde, c’est le banzeiro en cours de transfiguration en òkòtó”, écrit-elle, pour conclure à la fin : “ Mon lieu de parole est des inter-lieux”.
Raccordé au temps présent, le récit réserve des moments de choc, comme la présence constante du photographe Lilo Clareto, qui a accompagné une grande partie du trajet journalistique de l’auteure (y compris lors du déménagement à Altamira), et signe toutes les photos du cahier d’illustrations, puis… est mort du Covid-19 en 2021. De plus, l’objectif important accompli par Banzeiro Òkòtó est de réunir un ensemble considérable d’évidences, sinon de preuves, de ce que la fin du monde est réellement proche, si les êtres humains ne prennent pas conscience immédiatement qu’ils sont en train de dévorer la maison qu’ils habitent.
Banzeiro Òkòtó – Uma Viagem à Amazônia Centro do Mundo. Eliane Brum. Companhia das Letras. Non traduit.