<img19|left> Un craquement fracassant. Suivi d’un silence. Puis, progressivement, les gazouillements exotiques sortent la forêt tropicale de son bref mutisme. Le chant caractéristique du « capitaine de la brousse » reprend. La légende dit que cet oiseau avertit les autres animaux de la présence humaine. Dans la semi-obscurité du sous-bois, on distingue trois casques aux reflets orange s’approcher du tronc long de plus de vingt mètres. Derrière sa barbe, Inacio affiche une tranquille satisfaction. L’arbre que son équipe de bûcherons vient de tronçonner s’est abattu dans la direction choisie et n’en a pas entraîné d’autres dans sa chute. « Avant de venir ici, je m’occupais de reboisement », sourit-il. Le terrain de 50 000 hectares, à 270 kilomètres à l’est de Manaus, non loin du petit port d’Itaquatiara, appartient à l’entreprise Mil Madereiras. Cette société aux capitaux suisses est une exception en Amazonie : elle a obtenu le label FSC garantissant « une gestion forestière écologiquement appropriée, socialement bénéfique et économiquement viable ».
Sur trois mille entreprises forestières présentes dans la plus grande réserve de bois du monde, à peine quelques-unes sont certifiées.
Le terrain est divisé en vingt-cinq compartiments équivalents. Chaque année, l’un d’entre eux est exploité. Des quotas par espèce doivent être respectés ; il est interdit de déboiser autour des rivières. Seuls les troncs d’un diamètre de plus de 50 centimètres sont sélectionnés pour la coupe. Ils héritent d’un numéro d’identification qui les suivra de la forêt à la scierie, de la scierie au magasin de bricolage. Une fois le travail accompli pendant les six mois de saison sèche, au rythme d’une quarantaine d’arbres par jour, plus aucun vrombissement de tronçonneuse ne troublera cette parcelle pendant un quart de siècle. Tandis que les bûcherons s’attaqueront au compartiment suivant, les arbres épargnés seront censés régénérer la forêt.
« Si un de vos compatriotes, en France, achète une fenêtre fabriquée avec notre bois, nous sommes capables de lui montrer l’endroit où l’arbre a été abattu », déclare, fièrement, Inacio. La forêt est son milieu depuis vingt-cinq ans. Il s’arrête devant un végétal, le scrute de haut en bas, se frotte la barbe : « Un survivant », murmure-t-il. De l’acajou, une espèce rare et protégée qui attire toutes les convoitises. « J’ai déjà bossé pour des entreprises qui rasaient tout. Puis je me suis occupé de reboisement en plantant des palmiers pour en récolter l’huile. C’était un projet soutenu par le ministère de l’Environnement, mais j’avais mauvaise conscience. On ne préservait pas la forêt primaire, on la remplaçait. »
Course contre la montre
Inacio s’accroupit, gratte le sol et saisit une poignée de terre noire : la trace d’un terrible incendie qui a ravagé la région il y a quatre mille ans. « Ici, nous sommes correctement payés et nous exploitons en préservant. Les gens commencent à s’apercevoir qu’ils ont besoin de la forêt pour survivre. S’ils avaient pu prendre conscience de cela trente ans plus tôt. Pour mon père par exemple, la forêt n’est d’aucune utilité. » Un sifflement strident vient interrompre ses réflexions. Une opération de remorquage commence. Un tronc abattu, attaché à un câble relié au treuil d’un tracteur, est amené sur le chemin, dernière étape avant d’être transformé en planches. Inacio est brusquement embarrassé : « Que pense Greenpeace de nous ? »
Certains observateurs estiment que le label FSC sert de vitrine aux entreprises qui l’obtiennent. Mais les militants de Greenpeace, à Manaus, sont plutôt satisfaits. « Nous ne sommes pas ici pour détruire les entreprises, mais pour les convertir. C’est un peu chrétien comme démarche ! », plaisante Paolo Adario, coordinateur de l’organisation écologiste. L’exemple de Mil Madereiras prouve que l’on peut exploiter la forêt sans la massacrer. Si la législation brésilienne sur l’exploitation du bois était respectée, toutes les entreprises devraient appliquer cette méthode. On en est loin.
« La majorité des gens vivent avec l’idée de consommer la forêt, de toujours gagner de nouvelles terres. Avant, on en vivait. Aujourd’hui, on la remplace par du bétail ou des cultures », déplore Ana Cristina Barros, directrice de l’Institut de recherche environnemental de l’Amazonie (Ipam). Installé à Belém, ce centre étudie l’impact de l’activité humaine sur la forêt. « Le gouvernement brésilien s’est engagé à protéger 10 % de la forêt amazonienne. Que va-t-il advenir des 90 % qui restent ? »
Une véritable course contre la montre est engagée. D’un côté, tout un réseau d’ONG brésiliennes installées le long de l’Amazone, dont Greenpeace, tentent de convaincre entreprises et populations locales des bienfaits du développement durable. De l’autre, la plupart des entreprises forestières et les grands propriétaires terriens avancent au rythme des bulldozers et des brûlis. « Il s’agit de constituer un barrage de préservation, de l’intérieur de la forêt vers l’extérieur », explique Marcelo Marquesini, membre de Greenpeace.
Vaches maigres et latex
Maguary est un petit village de Caboclos, des métis indiens, installé sur les bords du Rio Tapajos, à une soixantaine de kilomètres de Santarém. C’est l’une des vingt-quatre communautés (1 100 familles) qu’englobe la forêt nationale Tapajos (Flona), vaste comme deux grands-duchés du Luxembourg, déclarée parc national en 1974. Comment concilier une nécessaire activité économique génératrice de revenus et la préservation de la forêt primitive ?
A Maguary, la solution a été trouvée il y a trois ans, grâce à un atelier de confection de sacs et de vêtements en latex. Chaque jour, les villageois récoltent ce liquide blanc en incisant l’écorce des hévéas. Le caoutchouc liquide est ensuite modelé en petits sacs et même en combinaisons moulantes et autres dessous élastiques que les Caboclos prennent un malin plaisir à présenter aux visiteurs. Non seulement, la forêt est respectée mais leurs revenus ont augmenté grâce aux touristes cariocas (habitants de Rio de Janeiro) ou paulistes (habitants de São Paulo) de passage à la station balnéaire voisine, Alter do Chão, réputée pour sa superbe plage de sable blanc qu’ombragent des cocotiers.
De l’autre côté de la route BR 163, qui marque la limite orientale du parc national, on se sent brutalement bien loin de la dense et fraîche végétation forestière. Sur 150 kilomètres à la ronde autour de Santarem, aux terrains plus souvent en friches que cultivés succèdent des pâturages où errent des vaches aussi maigres que rares, qui ne semblent être là que pour percevoir les subventions gouvernementales. Des plantations de soja dont certaines sont transgéniques, bordent la route principale. Les petits fermiers occupent les espaces vacants entre les grands domaines et quelques bouquets d’arbres, vestiges dérisoires de la forêt amazonienne.
Le paradis touristique d’Alter do Chão est définitivement oublié sur une piste chaotique qui s’enfonce vers la misère. L’enjeu du développement durable n’est pas seulement écologique mais aussi social. « Je n’ai coupé que 200 m2. J’ai juste utilisé trois ou quatre arbres pour construire ma maison », culpabilise un paysan qui, à la vue du 4X4, se croit inspecté par les agents du ministère de l’Environnement. Qui d’autre s’aventurerait ici ?
Ce chemin et la campagne tropicale qui l’environnent, Raphaël les connaît par cœur. Le garçon de dix ans, voisin du paysan, vit avec sa mère et quatre de ses frères et sœurs dans une cabane construite de bois et de terre séchée. Ils ne possèdent presque rien. Seul appareil moderne : une télévision - inévitable au Brésil ! - alimentée par une batterie. Ce sont des immigrants venus de l’Etat du Maranhão, dans le Nordeste, pour dégoter un lopin de terre qui leur permet de survivre : une source pour l’eau, du riz pour se nourrir, du poivre, acheté à très bas prix par les commerçants qui abusent de la situation, pour gagner un peu d’argent.
Leur père les a abandonnés depuis trois ans. Il y a quelques mois, l’ex-époux est revenu menacer sa femme avec un revolver pour récupérer « sa » terre. Le fazendeiro (grand propriétaire) voisin lorgne aussi sur ces quelques hectares. Le notable possède deux hôtels à Santarém, appartient à l’église de la paix, une secte évangéliste très puissante dans la région.
Des chats et des esclaves
Il a donné l’ordre à son homme de main d’interdire à Raphaël et à ses frères et sœurs de fouler du pied la propriété. Pour se rendre à l’école - quatre heures de marche aller-retour -, les enfants sont obligés de patauger, pieds nus, dans les larges flaques qui émaillent la piste. Des flaques où la boue se mélange aux insecticides et autres engrais chimiques. Les gamins sont régulièrement malades. La famille de Raphaël n’a pas de chance. Elle habite du mauvais côté de la route. Ici, point de projet de développement ni d’aide aux communautés locales.
Combien de drames comme celui-ci dans une Amazonie peuplée de 20 millions d’habitants ? Il y a pire. Malgré leur extrême pauvreté, Raphaël et sa famille échappent au sort que les grands propriétaires terriens et les exploitants forestiers réservent aux populations pauvres là où règne la loi des plus forts.
« Autour de São Felix Do Xingu, le déboisement est en partie accompli par des travailleurs réduits en esclavage », assène Jax Nildo Pinto, membre de la Commission pastorale de la terre (CPT), à Belém. L’ancien attaché de presse de la Conférence épiscopale brésilienne brandit une liste de 17 fermes où 464 esclaves sont recensés. Toutes se trouvent dans la région de Maraba et de São Felix Do Xingu, au sud du Pará. Là-bas, les fazendeiros suivent de près la progression des forestiers, déboisant ce qui reste après leur passage. La majorité des « travailleurs esclaves » viennent du Nordeste. Dans cette région régulièrement frappée de sécheresse, un paysan ne gagne guère plus de deux réaux par jour (0,7€).
Une proie facile pour les agents recruteurs des grands propriétaires lorsqu’ils se présentent dans une ferme et proposent à la famille cent réaux pour embaucher un homme vaillant. Ces « chats », comme on les surnomme pour leur côté rusé, regroupent ensuite leurs victimes et les expédient en camion vers les fazendas de leurs maîtres. « Pendant le voyage, ils sont saoulés ou drogués pour qu’ils soient incapables de reconnaître le chemin du retour », précise Jax.
Enfermés dans la fazenda, ils sont rendus dépendants par l’endettement. Leur faible salaire passe principalement dans l’achat de la nourriture - et même des outils de travail ! - que le propriétaire terrien leur vend deux fois plus cher qu’à l’extérieur . Le « chat » note en détail sur un registre les ardoises qu’accumulent les travailleurs esclaves.
Mouvements sociaux interdits
Ceux qui s’enfuient sont poursuivis par les pistoleros des grands propriétaires, des policiers corrompus en général. La CPT les recueille et les cache jusqu’à ce que l’inspection du travail diligente une enquête. « Les délais sont parfois de quatre mois... » Pendant ce temps, l’esclave en fuite risque sa vie et la propriété est nettoyée : la ferme et ses esclaves se sont déplacés dans une autre zone à déboiser. La CPT propose qu’une loi fédérale pénalise l’esclavage, un crime qui n’est pas juridiquement reconnu, et les fermiers qui y ont recours. Car ceux-ci continuent de toucher les subventions de l’État. Le texte devrait passer devant le congrès à l’automne. « En attendant, le gouvernement Cardoso a inauguré une nouvelle période : criminaliser les mouvements sociaux pour empêcher toute protestation. Les procès, comme celui intenté contre le prêtre français de la CPT, Henri Burin des Roziers à Maraba, remplacent les menaces de morts. »
Sur les rives des multiples affluents du gigantesque fleuve, au sud-ouest de Manaus dans l’État d’Amazonas, les descendants des seringueros subissent des pratiques similaires. Leurs aïeux sont venus récolter le latex des hévéas, pendant le « boum du caoutchouc » du début du siècle, pour le plus grand profit des industriels. Les maisons coloniales de Belém, sur l’estuaire de l’Amazone, et le célèbre théâtre de Manaus, témoignent de cette époque florissante. Ces communautés vivent isolées au cœur de la forêt. Leurs seuls contacts avec le monde dit civilisé sont les exploitants forestiers. Ceux-ci les ravitaillent en nourriture ou combustibles en échange de bois précieux. À la saison des pluies, les arbres abattus sont regroupés en jangada, des barges flottantes de troncs que les forestiers remorqueront vers leurs scieries. Le « patron » fixe le prix des troncs qu’ils achètent et des produits qu’il vend. Encore un système de dépendance : ces familles, souvent analphabètes, fournissent du bois pour payer leur dette de l’année précédente. Comparés à ces descendants des seringueros, les ouvriers du latex de Maguary font office de privilégiés. Bienvenue dans l’eldorado amazonien !
Encadré
L’hypocrisie des pays riches
La plupart des projets de développement, de recherche et de protection de l’environnement en Amazonie sont soutenus financièrement par le PPG7 (Programme du G7 pour la préservation des forêts tropicales). Même le budget du ministère de l’Environnement brésilien dépend davantage de la manne financière internationale que du budget fédéral.
Premier problème : le Brésil s’endette. L’argent prêté par certains organismes internationaux comme la Banque mondiale devra un jour être remboursé.
Second problème : les sept pays les plus riches (Allemagne, Canada, Etats-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni) devraient aussi balayer devant leurs portes. Avec la Chine et la Russie, ils importent deux tiers du bois de construction, de pâte à papier et du mobilier commercialisés chaque année dans le monde. Près de 20 % de ce bois viennent d’exploitations illégales, estime un rapport de WWF publié en juin 2002. 13 % pour la France. « Le bois illégal arrivant en France provient essentiellement d’Afrique et du Brésil », dénonce le rapport. En 2000, selon Greenpeace, les États-Unis ont importé plus de 20 millions de dollars d’acajou du Brésil, dont le commerce est interdit.
Par Ivan du Roy
Source : Témoignage Chrétien, 5 septembre 2002