L’intérêt croissant du public pour la littérature autochtone est manifeste dans la production éditoriale du pays, mais pour l’instant de façon ponctuelle. Les collections Tembetá (Azougue éditions) et Mundo Indígena (Hedra) en sont deux exemples. En dehors de cela, la Companhia das Letras a lancé A Queda do ceú, livre co-écrit par le leader Davi Kopenawa. Il s’agit d’une culture marginale aux catégories complexes, en bonne partie due au fait que la plupart des communautés ne se trouvent pas dans des centres urbains – ce qui les dissimule à la majorité des lecteurs.
Le travail du chercheur Devair Fiorotti (UERR - Université de l’état de Roraima) suit une voie différente de celle des publications plus accessibles. Depuis environ 10 ans, il dialogue avec des communautés autochtones du Roraima pour recueillir leurs récits et comprendre comment ils vont recomposer les histoires reçues de leurs ancêtres. Ils mélangent souvent cet héritage avec le répertoire culturel de la société des blancs – ce qui nous permet de démystifier des idées préconçues et d’entrevoir une partie de la complexité de ces populations.
Prenant appui sur cette cohabitation, Fiorotti a préparé quatre volumes sur la production des peuples Macuxi et Taurepangue [1] (Roraima) – trois livres d’interviews avec ces artistes, et le quatrième, qui doit bientôt sortir, enregistre des chants en langue originale et en portugais, avec les partitions.
Dans cette interview accordée au Pernambouc, le chercheur répond à des questions fondamentales sur la représentation des autochtones dans la littérature. Il parle des défis pour entrer en contact avec cette production et cette population particulières, citant des exemples survenus au cours de ses recherches, ainsi que la façon dont sa cohabitation avec eux lui a ouvert les yeux pour briser des stéréotypes.
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En avril, le président d’alors de la Funai, Antonio Costa, a manifesté son désir que les peuples autochtones ne restent pas “arrêtés dans le temps” et soient insérés dans la chaîne de production nationale. La production culturelle autochtones nous permet-elle de dénoncer cette idée ? Si c’est le cas, comment ?
En premier lieu, il faut penser à cette expression “arrêtés dans le temps”. Quelle que soit la culture, je crois qu’il ne fait plus de doute que cette notion d’ “arrêté dans le temps” n’existe pas : la culture est quelque chose de vivant et en plein mouvement. L’implicite d’une parole comme celle du président de la Funai, est très répandu, présent dans le paradigme commun, selon lequel les autochtones sont attardés et nous sommes, nous les développés, le modèle à suivre. Selon moi, c’est la principale erreur, nous, les autres, nous montrons chaque jour que nous avons beaucoup plus à apprendre. Par exemple, nous sommes arrivés à un niveau de destruction de la nature et de l’individu lui-même, d’une manière plus directe, inacceptable : voyez le cas de Mariana [2] ; les migrations désastreuses ou la guerre civile en Syrie, qui démontrent que notre propre histoire nous a peu appris.
Pour commencer, ils possèderaient leur propre chaîne de production, à leur manière, au rythme de leurs besoins. Cela indispose. Une autre erreur du président de la Funai est d’imaginer que les autochtones ne sont pas inclus dans la chaîne de production nationale. Pourtant à leur façon, à part les communautés isolées, les autochtones, en général, font déjà partie d’une chaîne plus étendue, en particulier avec de petits producteurs. C’est bien évident, tout au moins dans le Roraima. Il suffit de se rendre aux fêtes libres de cet état.
Quant à la production culturelle, elle soulève plus de problèmes. Pour commencer, qu’entendons-nous par production culturelle indigène ? Je m’attacherai ici aux arts verbaux, objet de mes études actuelles.
Aujourd’hui, nous rencontrons aussi bien des autochtones qui produisent une littérature au sens occidental du mot, que des structures traditionnelles issues de l’oralité, dont la complexité nous échappe souvent. Ces productions ne sont pas arrêtées dans le temps, au contraire : elles sont dynamiques d’une manière endogène (lorsqu’elles sont créées et recréées à l’intérieur d’une organisation plus fermée, sur une base orale forte), ou même à notre contact. À titre d’exemples, j’ai enregistré un récit raconté par une autochtone qui mélangeait la réalité autochtone avec Maria Borralheira, Cendrillon, la Marâtre (contes de Sílvio Homero), en une seule histoire ; un chant autochtone qui mélangeait l’anglais et le macuxi ; de même, un chanteur m’expliquait les changements qu’il effectuait dans sa musique afin de l’améliorer.
Ce “l’améliorer”, j’y pense souvent : qu’est donc notre production littéraire livresque sinon un continuum, une tentative de l’améliorer ou de la complexifier ? En effet, du point de vue de la thématique, nous avons très peu changé depuis les grecs.
Vous étudiez la littérature d’origine autochtone depuis 10 ans. En termes de valorisation de cette culture, quels ont été vos premiers apprentissages ? L’élimination de stéréotypes, le changement de regard sur la production culturelle de ces peuples… ?
La première distorsion et la plus significative a été de comprendre qu’ils ont une vie culturelle, et ce que cela signifie. Quand je suis allé pour la première fois dans la communauté, je m’attendais à des hommes nus, à coiffes de plumes, grands tels qu’ils apparaissent généralement dans les livres pédagogiques, d’après ce que j’avais déjà lu à ce sujet. Reconnaître l’indien face à l’indien actuel, en particulier dans les communautés où je dialogue, qui possèdent déjà un contact centenaire avec les blancs, a été mon grand défi. Les regarder et tenter de comprendre à partir d’eux ce qu’ils sont, c’est le grand défi, je pense. J’ai envisagé de renoncer au début, car mes perspectives de recherches devaient être remises en question. Le problème n’est pas, en général, dans l’autochtone, mais en nous, en notre difficulté à nous mettre en relation avec l’amérindien, cet autre élément de la nation brésilienne.
Peut-on comprendre la production autochtone comme de la littérature brésilienne contemporaine ?
Si nous ne comprenions pas leur production littéraire brésilienne comme contemporaine, alors nous la percevrions comme quoi ? Des êtres anachroniques, malgré leurs structures culturelles complexes et dynamiques ?
Je rencontre, dans mes conversations avec les communautés que je visite, des personnes qui produisent des arts verbaux aujourd’hui, selon des normes culturelles que nous méconnaissons complètement. Je pense que le grand défi de l’académie actuellement est d’insérer ces arts verbaux dans les études littéraires : contemporaines oui, produites à ce jour par des organisations culturelles et brésiliennes complexes. Ou bien allons-nous exclure la production autochtone comme production brésilienne ? Ou bien, parce qu’elle est souvent orale, allons-nous l’exclure pour ne pas cadrer avec les modèles occidentaux traditionnels, livresques ? La question est de vouloir entendre les voix de cet autre en tant que cultures dynamiques qui font partie de notre entité brésilienne.
La représentation des autochtones dans des œuvres canoniques (par exemple Mário de Andrade ou José de Alencar) restreint-elle notre appréhension de la culture de ces peuples ?
Il me semble qu’elle la restreint et, qu’en même temps, elle l’élargit. Le problème est que, du point de vue littéraire, la vision canonique a été pratiquement l’unique représentation qui existe comme référence. Le Macunaíma, de Mário, n’est pas un récit de Macunaíma, de Clemente Flores, indien Taurepangue, de la communauté Sorocaima I ; ni de Terêncio Luis Silva, de la communauté Ubaru. Si nous avions toujours eu de plus nombreux points de vue comme il en existe en réalité, celui de Mário serait un ajout non limitatif.
En définitive, du point de vue littéraire, quel est notre modèle de l’indien ? Celui de Mário, celui d’Alencar particulièrement romantique, lecture obligatoire à l’école ? Le livre d’Antônio Paulo Graça, Uma Poética do genocídio [Une poétique du génocide, non traduit] expose avec compétence comment le canon littéraire national a conçu de façon limitative et destructrice la présence des autochtones dans la littérature nationale.
L’existence des peuples autchtones au Brésil semble vivre encore sous le signe de la “préservation” (comme s’il s’agissait seulement de s’efforcer de la maintenir vivante, de l’aider à survivre), au contraire du signe de la “valorisation” (travailler activement pour son existence et divulguer sa culture). Pouvez-vous commenter cette idée ?
D’une façon générale, nous, brésiliens, nous comprenons difficilement les questions de base des études anthropologiques, principalement sur le dynamisme des cultures et de ses organisations particulières. Le sens commun est entaché de préjugés justement parce que ces différences ne sont pas perçues ni acceptées. La dynamique, le temps lui-même dans les communautés est distinct de celui que nous vivons, sans parler des organisations sociales. Il faut savoir que les presque 200 langues autochtones qui existent encore au Brésil constituent le socle d’organisations culturelles distinctes : les unes plus, les autres moins ; avec de nombreux points de convergence et de divergence. Notre culture dominante aplanit beaucoup ces différences dont la perte, selon moi, est incommensurable du point de vue culturel. Le processus de valorisation de ces cultures doit passer par une mutation plus globale que nous ne voulons pas faire, à ce qu’il me semble. Je parle de cette distorsion déjà mentionnée.
On a déjà beaucoup perdu parmi les récits autochtones, or votre recherche montre qu’il existe encore de la diversité parmi les poétiques orales. Quelle est la fonction de ces poétiques pour ces communautés ? Et qu’offrent-elles, en terme de littérature et vision du monde pour des lecteurs non indigènes ?
Il est impossible de calculer ce qui a désormais été perdu concernant les poétiques autochtones. En principe, chaque ethnie possèderait une organisation propre de ces poétiques, liées à diverses actions à l’intérieur de la communauté. Par exemple, les peuples pemon (je parle des Macuxi et des Taurepangue) possèdent une forte organisation de langage, non usuel, autour de la parole. Ceci apparaît autour de trois concepts de base : taren, eren et panton, respectivement : paroles magiques de soin (je n’utilise pas le mot prière), chants et récits (qui peuvent être oniriques, mythiques, imaginés).
Cette littérature (je n’utilise pas de mots différents tels que oralité, poésie ethnique, etc.) s’insère dans l’organisation sociale de ces peuples. Elles font partie de leur consommation propre, si nous pouvons nous exprimer ainsi, indépendante de notre existence : dona Regina, de la communauté Aleluia, chante toujours à l’aube au réveil, à l’abri de son hamac ; la communauté du Maturuca, cette année, dansera le parixara [3] pour commémorer les 40 ans de Basta, de la résistance à la présence de la culture du blanc ; parents et aïeux racontent encore des histoires de leurs ancêtres tout en en créant d’autres, actuellement surtout en rapport avec la résistance à la présence du blanc, qui a tant maltraité l’autochtone, notamment avec les fazendas et l’orpaillage. Je parle des régions de Raposa Serra do Sol et São Marco (toutes deux dans le Roraima).
Dans ce contexte, ces poétiques possèdent des fonctions spécifiques de divertissement et même de soins, liées à l’identité propre à ces peuples. En même temps, ils ne pensent pas cela a priori, bien qu’ils le vivent.
Pourtant, ce vécu n’est pas aussi fort que dans un passé pas très distant : notre arrivée a été désastreuse et, je prends le risque de le dire, même malhonnête car elle a été négligente. Pour commencer, au début, nous n’avons pas attribué de valeur aux produits culturels autochtones, c’étaient des objets de musée, presqu’uniquement. La langue des autochtones du Roraima était appelée argot, avec toute la charge péjorative possible. Dans les écoles, il ne fallait pas la parler.
Je pense que la grande revendication actuelle [4] des autochtones est de montrer qu’ils sont vivants et détiennent une culture productive, distincte, dans la plupart des cas, de la culture dominante. Cette distinction, cette différence, est la grande contribution qu’ils ont à nous offrir, et qu’en général nous ne sommes pas prêts à recevoir. Peut-être que ce serait trop beau, pour rappeler une citation de Darcy Ribeiro. Je dis toujours que le monde, la réalité effective se restreint avec chaque disparition de récit et de personnage. Peut-être n’existe-t-il pas de plus grand appauvrissement.
Il est prévu que vous éditiez, cette année, un livre avec des chants autochtones transcrits, CD et partition. Pouvez-vous parler de votre méthodologie pour l’édition de cet ouvrage ?
Le résultat de ces presque 10 ans de côtoiement des autochtones du Roraima consiste en quatre volumes prêts, intitulés Panton Pia (“proche, à côté de l’histoire”) : ce sont trois des entretiens en intégralité, au total 1500 pages. Ils comprennent diverses questions, depuis l’origine de la communauté, sa forme de vie, jusqu’aux récits littéraires. Ce matériau est déjà édité, mais toutefois inexploité, en attente de fonds.
Le quatrième volume a été accepté par le Musée de l’Indien à Rio de Janeiro pour une publication qui doit bientôt sortir. Ce sont 79 chants en langue originale et en traduction, plus en annexe les partitions et les CD, avec les musiques originales.
Affronter ce matériel est un travail homérique qui n’est pas fait pour moi seul, j’ai une équipe d’élèves de licence et de maîtrise qui y travaillent, bien que l’édition finale soit toujours la mienne. Les principales difficultés sont liées à la fixation du texte et à la traduction. J’ai choisi, dans les récits par exemple, de préserver au maximum la voix du narrateur ; son langage informel, lorsqu’il est parlé, est ici préservé. Pour les chants, j’ai choisi de faire un travail créatif, visuel, à moitié dans une perspective de concrétisme, cherchant à donner du mouvement au mot sur le papier. La traduction a donc été tout à fait libre, mais attentive à la création d’images poétiques. En arrière-plan, il s’agit d’essayer de valoriser le littéraire de ces chants, de mettre en relief une chose fondamentale : la contemporanéité de la production esthétique autochtone.