« L’humour est un outil politique. Mais, que faire quand la réalité est trop absurde ? » se demande Greg Duvivier

 | Par Glauber Sezerino

Autres Brésils a discuté avec Gregório Duvivier, acteur, auteur, humoriste, fondateur de Porta dos Fundos [1] et présentateur du Greg News. Il nous rappelle, au début de la discussion, que l’humour est un outil politique. Cet entretien, conduit par Glauber Sezerino, est le sixième d’une série proposée par l’association pour mieux décrypter l’actualité politique au Brésil et apporter d’autres perspectives sur l’état de la démocratie et des droits humains dans ce pays.

Gregório, comme le disait José Simão, le Brésil est-il le pays de la blague toute prête ?

Bien sûr. Et en ce moment, il y a plein de matériel. Mais, j’ai l’impression que quand la réalité est trop drôle, quand elle est absurde même, ça devient difficile de faire une blague. C’est comme s’il y avait une compétition. Et puis, il y a les cas où elle est trop triste. Par exemple, Temer est une cible idéale. Il ressemble à un vampire et on déroule tout un répertoire autour de cette caricature. Mais ce n’est pas ça la blague. Depuis la destitution de Dilma Rousseff, il ne dort plus dans le palais de l’Alvorada, le palais de la présidence, car selon lui, il y aurait des fantômes et il faisait des cauchemars. T’imagines ! Il a quitté le palais de la présidence, parce qu’il y avait des fantômes : le président vampire qui a peur des fantômes… C’est parfait comme gag.

Pendant le Carnaval 2018, Paraísos da Tuiuti ; école de samba a conquis le public avec une caricature de "vampire néolibéral", une référence explicite au Président. On lui a d’ailleurs imposé de ne pas défiler avec l’écharpe présidentielle. Crédits : Mídia Ninja, sur Diario do centro do mundo

Dans le cas de Jair Bolsonaro, ça devient trop triste. C’est une tragédie prête. Le puit est trop profond. J’ai bien l’impression qu’on ne va parler que de Bolsonaro, tous les jours, durant ces 4 prochaines années, et ce serait même pire de ne pas en parler.

Et ça, cette certitude que nous allons perdre un temps gigantesque avec ce type, ça m’angoisse.

En lançant Greg News, tu voulais déjà sortir de ces discussions centrées sur une personne.

Oui, à l’époque tout se centrait autour d’un « pour ou contre »Lula. Maintenant c’est « pour ou contre » Bolsonaro. Les questions sont limitées aux personnes politiques, sans la possibilité d’avoir un vrai débat sur le fond, sur les enjeux. Il y a pourtant des questions intéressantes à débattre. Quelle doit être la taille de l’État – ça c’est une question intéressante. Le développement durable est-il une priorité du développement et tant d’autres débats qu’onn’a pas parce qu’on est centralisé sur les caractéristiques d’un personnage. Aujourd’hui, la question c’est Bolsonaro, est-il fasciste ou pas ? Pour moi c’est parce que nous n’avons pas une culture du débat démocratique, qui est plus entretenu en France où l’on aime débattre, où l’on apprend à débattre jeune et où l’on regarde des débats toute l’année. Pour un Brésilien, un débat, c’est étrange s’il n’y a pas d’élection.

Au Brésil, on a l’impression qu’on ne débat que pendant les émissions sportives...

Exact ! Les mecs peuvent tenir toute la journée. Ils sont intarissables sur une action !

Sur Youtube, GregNews, 6 juillet 2018, "BOLSONARO" accessible ici :

La politique est-elle entrée dans le quotidien du Brésil ?

Oui et je pense que d’un côté c’est une bonne chose. Dans mon adolescence, les gens n’avaient pas d’avis politique. Je pense qu’il y avait des jeunes de droite mais ils ne s’affirmaient pas en tant que tels. Pareil, les femmes n’étaient pas féministes, ou, du moins, elles n’utilisaient pas ces outils. Aujourd’hui, oui ; et c’est tant mieux !

Mais c’est tout autant inquiétant, parce que nous nous battons et nous ne débattons pas. Il faut parler politique, en débattre, hausser le ton, mais dans un esprit de contradiction et non pas de violence. Le Brésil s’est construit dans un esprit de consensus et pourtant, dès que l’on débat, c’est tout de suite l’escalade de la violence.

L’année dernière, il y a eu plus de 67 000 homicides et 5 000 personnes tuées par la police...

Quelle folie ! C’est un climat général qui n’est pas exclusif à « la criminalité », la violence se reflète beaucoup dans les différends entre voisin et des bagarres de comptoir. L’alcool, si je ne me trompe pas, y est pour beaucoup. Mon sentiment, c’est que l’homicide est aussi une médiation au débat.

Et en tant qu’artiste, ou personne publique, comment tu fais face ?

Notre inquiétude pour notre sureté est grande. Il y a des menaces tous les jours , mais pour l’instant c’était de l’ordre de la violence sur les réseaux sociaux où un môme clique et écrit qu’il va me tuer… À mon sens, il a surtout du mal à discerner la vie réelle de celle des jeux vidéo. Mais fatalement, ça va évoluer. Parce que le discours qui a gagné, c’est celui de l’armement et de la violence. Bolsonaro n’a pas tenu un seul discours sans répéter qu’il fusillerait les RaPeTou [2] ou tuerait ceux que la dictature n’a pas tués. Et je dis ça au-delà du fait que l’État tue déjà beaucoup au Brésil. Non, bien au-delà : maintenant, ce sont ses partisans, ses militants qui vont être galvanisés, qui bouillonneront contre leurs ennemis. Et les artistes, activistes sont des cibles. Quand tu es les deux en même temps, mon gars, c’est fini pour toi.

https://youtu.be/DyPb15CHdew En 2014, Porta dos Fundos avait fait un sketch où deux citoyens passaient en revu deux policiers. La blague a très mal pris et des policiers ont menacé les acteurs

Leur thèse est simpliste et ridicule à la fois : les artistes auraient gagné des subventions grâce à la loi Rouanet [3] pour défendre le Parti des Travailleurs et c’est ce qui fait que le Brésil serait en faillite. Mais il est impossible de résoudre cette équation. Et c’est tout simplement inutile d’argumenter rationnellement sur la loi Rouanet, sur ses mécaniques ou sur les sommes versées. Les troupes de Bolsonaro ont bien intégré le dogme faisant des artistes des maudits.
Mon pari est justement que par l’humour on peut les affronter. Sortir un peu du rationnel et des terrains électoraux pour aller défier leur vision du monde sur d’autres sphères. L’humour casse les frontières cognitives pour rapprocher les gens de toi. Parce que cette barrière cognitive existe, et qu’elle est très difficile à pénétrer. Les gens associent des idées à ce qu’ils voient et entendent. Toi, par exemple, tu as une barbe et tu vis en France… Aïe, tu es certainement un communiste et ton message sera entendu avec les barrières construites autour des sens associés à ton apparence. C’est un travail difficile d’aller chercher les gens sur le terrain de l’humour. Mais c’est un travail qui vaut la peine, je crois.

Tu as eu des retours ?

Oui. Les vidéos de Greg News circulent sur Internet et on a des retours. La vidéo sur Bolsonaro par exemple, 30 millions de spectateurs. Aucune idée de combien de personnes ont changé d’avis en voyant cette vidéo, mais elles l’ont vue et en ont parlé. Mon idée n’est pas tant de convaincre les gens mais plutôt de contribuer à créer un sens commun ; quelque chose qui nous unisse. Dans le cas de Temer, c’est facile : plus de 90% de rejet. Donc peu importe la famille politique, les gens n’aiment pas ou ne se reconnaissent pas dans ce type. Mais pour Bolsonaro, c’est plus complexe. Je ne pense pas que tous les électeurs de Bolsonaro soient des fascistes. Bien-sûr qu’on en trouve mais je veux croire que beaucoup sont encore dans une logique humaniste sur laquelle il est possible de créer une base commune de valeurs. C’est souvent ce qu’il manque au Brésil et j’ai l’impression que ça existe encore en France. Du moins, on mobilise encore des principes fondamentaux sur lesquels la société se maintient. La France cherchait le front républicain au Brésil, mais il n’a jamais existé. Notre démocratie s’est construite sur une transition du pouvoir civilo-militaire vers un pouvoir démocratique sans qu’il n’y ait de véritable changement. D’ailleurs, on a même amnistié bon nombre des agents de la dictature. On n’a pas pris le temps de dire et de construire l’idée que la dictature était une mauvaise période ; que les tortionnaires devraient être condamnés, etc. Ça ne s’est tout simplement pas passé. En résumant bien sûr, il n’y a pas eu d’éducation à la démocratie et de démocratisation de l’éducation. C’est le cœur du problème. Celui de créer et de cultiver suffisamment l’expérience de la démocratie.

Et tu as des exemples d’expériences dans ce sens ?

Je pense à l’expérience de Meu Rio et Minha Sampa, maintenant dans le réseau Nossas, à travers le Brésil. Je pense à ces exemples parce que l’une des fondatrices, Alessandra, dirige aussi le Greg News. C’est une belle plateforme qui a permis d’engager la citoyenneté directement avec des résultats. Les habitants des favelas ont eux aussi des projets incroyables, notamment les médias locaux comme la radio de la Maré ou le journal de l’Alemão [4] qui permettent de s’oxygéner un peu des nouvelles de O Globo duquel les habitants étaient dépendants avant.

Il faut se rendre compte de la folie que c’est, d’entendre des échanges de tirs toute la nuit et, quand les journaux arrivent, il n’y a pas un mot sur ce qui s’est passé. Les radios et blogs d’info locaux, eux, informent sur ce qui s’est passé dans le quartier. Et je n’habite pas Rocinha, mais j’entends les tirs et je ne sais pas ce qui se passe. Avec ces journaux des favelas, je peux moi aussi savoir que 10 personnes sont mortes la nuit dernière. Et si le journalisme des grands groupes n’évolue pas, il devient complice du crime organisé dans le sens qu’ils taisent ou invisibilisent la mort des Noirs, des pauvres, bref des périphériques. D’ailleurs, pire encore, quand la seule nouvelle, c’est que dans ces quartiers, il n’y a que des bandits. C’est renier l’humanité des habitants.
Il y a des initiatives comme la Rede da Maré , l’Observatoire des Favelas et d’autres, qui sont fondamentaux pour reconnaître l’essence humaine, l’humanité de ces personnes. Parce que, en premier lieu, tu identifies, tu sais qu’il y a des gens qui meurent.

En plaisantant, je dis souvent qu’il faut regarder Rio de Janeiro pour savoir ce que va être le Brésil...

Ce n’est pas si fou comme comparaison. Je connais les expériences citées, qui sont super sympas. Toutefois, il ne faut pas oublier que c’est la ville de Rio qui a engendré et maintenu Bolsonaro, Eduardo Cunha, etc. C’est aussi Rio qui a élu Jean Wyllys. Je ne sais pas si ça a à voir avec le fait que Rio de Janeiro était l’ancienne capitale, mais il y a encore cette sensation de niche de politiciens. Et vu la température, on comprend qui vient d’être élu. C’est un sujet important d’ailleurs, il y a tellement d’élections en même temps et les discussions sont monopolisées par qui sera président. Du coup, personne ne fait vraiment gaffe à qui d’autre est élu : deux sénateurs (pour l’État de Rio de Janeiro), six députés fédéraux et régionaux et enfin le gouverneur. Et pire, cette fois-ci, les candidats à la présidence n’ont même pas débattu. Quelle honte ! À Rio, le Parti Social Libéral de Bolsonaro a remporté la moitié des votes et le prochain gouverneur est un juge qui n’a aucune expérience administrative. Son projet, c’est un gouvernement fondamentaliste chrétien. L’état de Rio, c’est une théocratie du PSL. Le gouverneur était là quand deux candidats à député ont détruit la plaque de rue en hommage à Marielle Franco.

Les candidats du Parti Social Liberal déchirent le nom de la Rue Marielle Franco, du nom de la conseillère municipale noire, LGBT, défenseur des Droits humains, assassinée le 14 mars 2018.

Symboliquement, on ne fait pas plus violent. C’est la fin des droits humains. Et ça me rend triste parce que la ville dans laquelle j’ai grandi est libertaire, c’est la ville du carnaval, de la culture et de l’art de la rue. Tout l’inverse !
Ceci dit, peut-être pas. La contradiction a toujours été là. Rio de Janeiro a toujours été une ville très conservatrice.

Et comment peut-on résoudre cette contradiction ?

Pas de réponse. Mais tu me fais penser à un livre que m’a offert un ami qui me sera surement très utile : comment vaincre une dictature en étant seul, sans argent et sans armes.

Il faut rompre la barrière dont on parlait. Celle des préjugés sur ton identité. Mais sur tout le monde et sur tous les médias. Folha de São Paulo a publié un article incroyable, de Patricia Campos Mello, sur les financements des groupes WhatsApp et les fake news contre le PT. Personne ne l’a lu parce qu’il a été publié dans Folha de São Paulo ou parce que la journaliste aurait dit, en 2003, qu’elle votait pour le PT. Alors qu’elle a fait un travail d’investigation, un travail documenté, avec des sources, des preuves, une argumentation claire bien écrite... Tout ça est mis à la poubelle parce que les gens ne la croient pas pour un « il paraît » datant de 2003.

Cette barrière est difficile à rompre.

C’est justement un point qu’Autres Brésils travaille. Décrypter cette complexité et apporter au public francophone des articles et nuances qui échappent à l’analyse. Comment penses-tu que le public à l’étranger peut être solidaire ?

Il faut que la presse internationale insiste dans son travail d’observation sans tabou. Nos médias sont peureux. On en est au point où les médias brésiliens traditionnels ne parlent pas d’extrême-droite, alors penses-tu, encore moins de « fascisme ». Pire encore, la fausse symétrie entre Bolsonaro et Haddad pendant la campagne : « les deux sont des extrêmes ». Et les arguments sont tirés par les cheveux, si l’on pense qu’un jour, une fois, Haddad aurait dit que le Venezuela n’était pas un si mauvais modèle. C’est une quête pour des équivalences qui n’existent pas. Donc les médias internationaux sont bien plus honnêtes dans ce sens.

Le coup d’État a également été mieux décrit de l’extérieur que de l’intérieur. Parce que même les grands journaux des marchés disaient que l’Impeachment était controversé ou polémique. Donc ça nous a donné de la légitimité pour défendre ce que nous croyions. Et des rassemblements comme celui du 20 octobre à Paris [5], qui m’a ému, sont aussi très importants.

Est-ce que l’expérience d’un gouvernement Bolsonaro va réussir à défaire le mythe ?

J’ai l’impression qu’il va faire un gouvernement vraiment mauvais... Le défi, c’est comment comprendre, prévoir ou analyser les déclarations et décisions des gens à la tête des institutions. Ils sont tous nuls. Les premiers noms divulgués sont absolument effarants et ça va avoir des conséquences directes dans la vie des gens. Je paraphrase Ricardo Araújo Pereira, l’humoriste jouant un météorologiste : ce n’est pas parce que le temps est à la pluie que le soleil ne sortira pas.

Nous venons de changer de saison. Après une période courte et intense de 12, allez, 33 ans de démocratie, complètement atypiques au vu de notre histoire, nous passons à modèle plus connu, autoritaire, arbitraire et violent.

[1Trois sketches pour connaître Porta dos Fundos

[2en portugais, Metralha est le nom de famille de ces personnages voleurs du clan Picsou. PeTralha est alors un moyen d’associer par paronymie le parti de travailleurs (PT) à des voleurs

[3loi fédérale d’exemption fiscale des sponsors encourageant la culture

[4Maré et Alemão sont des « complexes » ou agglomération de favelas/quartiers nord de la ville de Rio de Janeiro.

[5Rassemblement organisé par Autres Brésils et d’autres associations à Paris, le 20 octobre dernier. Cf. article sur le site

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