L’Amazonie a laissé sa marque lors de l’édition 2021 du festival de photographie Les Rencontres d’Arles, un des plus importants au monde, qui a lieu tous les ans depuis 1970 pendant l’été européen, dans la petite ville d’Arles. Typique de la région Nord du Brésil, la série photographique Pseudo Indígenas, signée par Ana Mendes avec la commissaire d’exposition Marcela Bonfim, a été consacrée vainqueur du programme Regards sur le Brésil, dédié à la projection de la photographie documentaire brésilienne en France, sur le thème Rituels photographiques / Rituels de résistance.
Le prix attribué à Pseudo Indígenas consistera à participer, en novembre, au festival PhotoDoc qui a lieu au même moment que Paris Photo, à Paris, aux côtés des séries classées en seconde ou troisième position. Y figureront respectivement, O Grande Vizinho, de Rodrigo Zeferino, et Eu Sou Xakriabá, de Edgar Kanaykõ, deux séries représentant la région Sudeste, ainsi que Transparências do Lar, de Illana Bar, lauréate d’un prix spécial du jury majoritairement français, pour la région Sud. Ana habite à Belém (Pará) et la commissaire d’exposition Marcela, à Porto Velho (Rondônia). Elles collaborent toutes deux à la revue Amazônia Real comme photographes.
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Le projet a été conçu par la Iandé Fotografia [1], plateforme culturelle qui appuie, valorise et encourage la présence de la photographie brésilienne en Europe, en partenariat avec l’entité française Photo Doc dont l’objectif principal est de mettre en évidence la photographie documentaire. “La première participation de Iandé à Arles a eu lieu en 2019, avec le projet What’s Going On in Brazil, une tentative de réponse à la grande question des européens aux brésiliens : que se passe-t-il donc avec le Brésil ?”, explique Glaucia Nogueira, qui a coordonné le projet pour Iandé. “Nous voulions, pour 2021, poursuivre ce travail et accentuer l’idée de collectif vis-à-vis des commissaires d’exposition. Nous avons invité 15 commissaires brésiliens, dont le regard est tourné vers les cinq régions du pays, et chacun a désigné deux photographes.
Glaucia loue la série victorieuse de Ana Mendes : “Son travail est mûri, intégral. Elle s’est engagée avec la communauté et son territoire, et dénonce la triste réalité politique brésilienne actuelle. L’expropriation, le préjugé et le démantèlement des structures gouvernementales de protection sont des strates présentes dans l’approche de Pseudo Indígenas. Or il est clair que le problème des peuples autochtones du Brésil touche particulièrement les français”.
Ana, âgée de 36 ans, est une journaliste nomade [2] qui affirme avoir pour principal objectif d’action les questions territoriales. Née par hasard gaúcha , elle est retournée à 20 jours à Porto Velho , où sa mère, la journaliste Cristina Ávila, habitait et travaillait. Elle a d’abord suivi le parcours de Cristina (y compris dans de nombreux villages autochtones) et ensuite, de son propre chef, Ana a habité Brasília (où elle a passé son adolescence), Foz do Iguaçu (État du Paraná), Cuiabá (État du Mato Grosso), Porto Alegre (État du Rio Grande do Sul, où elle s’est formée en sciences sociales), Rio de Janeiro et São Luís (État du Maranhão). Elle dit avoir une ascendance familiale autochtone soumise à un fort processus d’extinction, mais n’attribue pas à ce lien la thématique abordée dans Pseudo Indígenas. “Mon travail se situe à la première personne quand je parle de la question territoriale. Je photographie essentiellement des personnes qui luttent pour la terre et pour un territoire. Le problème de la territorialité est un des sujets qui me sont les plus chers dans ma vie, et pour lequel je n’ai toujours ni réponse ni solution”, explique-t-elle. “Le jour où je m’en suis rendue compte, je suis restée sous le choc, paralysée.”
Les premiers travaux
Ana a construit son projet primé à partir de son travail documentaire auprès de deux ethnies autochtones spécifiques qu’elle a entrepris de photographier au cours des années, les Guarani-Kaiowá du Mato Grosso do Sul et les Akroá-Gamella du Maranhão. Elle explique que le titre Pseudo Indígenas est plus lié aux Akroá-Gamella.
“L’État brésilien les a proclamés éteints et, en 2014, eux-mêmes se sont mis à faire une déclaration publique selon laquelle ils sont autochtones et ne sont pas éteints. En réalité, leur identité était censurée, passée sous silence, éteinte par des raisons de violence symbolique. Comme de nombreux autres peuples, ils étaient confondus sous des noms génériques tels que caboclo [3], descendant d’indien…”
D’après Ana, les actes racistes contre les Akroá-Gamella ont augmenté depuis leur autodéclaration. “Une des affirmations était la suivante : ‘Ils ne sont pas indiens [4], ce sont des pseudo-indiens’. Cette tentative symbolique d’ethnocide a donné libre cours à une réelle violence, physique, contre cette population”, explique-t-elle. Pour encadrer la série Pseudo Indígenas, Ana a superposé aux images des expressions écrites de sa main, presque toujours extraites de discours de haine raciale. “Ce sont des phrases dites par des politiques, des autorités, des personnes publiques en général”, raconte-t-elle.
Sur l’une des photographies les plus expressives, des enfants autochtones observent un corps mort dans un cercueil, qu’Ana encadre avec des mots manuscrits comme “indien [5]”, “quilombola”, “gay”, “lesbienne” et “ne vaut rien”. L’image a été prise en 2016, chez les Guarani-Kaiowá de la ville de Caarapó (État du Mato Grosso do Sul), pendant l’enterrement de l’agent de santé Clodiode Aquileu de Souza, assassiné lors d’une attaque réalisée par des producteurs ruraux locaux [6]. La confiance accordée par le Conseil Indigéniste Missionnaire agissant dans le lieu a permis sa présence lors de cet événement et la prise de photo. “Ils bloquent l’accès, parce que si quelqu’un meurt la presse arrive, mais elle n’arrive pas au jour le jour, lors des protestations et des autres types de violence”,dénonce-t-elle.
Enterrement de Clodiodi Aquileu de Souza, autochtone assassiné lors d’une tentative de reprise des terres par les Guarani-Kaiowá, Mato Grosso do Sul, 2016 (Photo commentée à l’encre, encre de Chine et charbon de la série Pseudo Indígenas de Ana Mendes)
Enfant Guarani-Kaiowá de 12 ans hospitalisé après avoir été blessé dans une attaque de fazendeiros, Mato Grosso do Sul, 2016 (Photo avec marques à l’encre, encre de Chine et charbon de la série Pseudo Indígenas de Ana Mendes)
Femmes Guarani et Kaiowá dans la terre récupérée Kunumi Verá Põti, Terre autochtone Dourados Amambai Pegua I. Mato Grosso do Sul, 2016.(Photo avec marques à l’encre, encre de Chine et charbon de la série Pseudo Indígenas de Ana Mendes
Enfant prenant son bain dans la terre récupérée Kunumi Verá Põti, Terre autochtone Dourados Amambai Pegua I. Mato Grosso do Sul, 2016.(Photo avec marques à l’encre, encre de Chine et charbon de la série Pseudo Indígenas de Ana Mendes
Enfants des ethnies Guarani et Kaiowá et Kinikau jouant au”bafo” avec des images religieuses de propagande électorale. Mato Grosso do Sul, 2016.(Photo avec marques à l’encre, encre de Chine et charbon de la série Pseudo Indígenas de Ana Mendes
Fragment de document daté de 1921, qui mentionne des documentations antérieures prouvant l’existence d’autochtones dans la région. Maranhão, 2018 (Photo de la série Pseudo Indígenas de Ana Mendes)
Autochtone Akroá-Gamella dessinant la carte de la “Terre des Indigènes”, un document de délimitation de la Couronne Portugaise, au XVIIIe siècle, destiné aux autochtones. Maranhão, 2018 (Photo de la série Pseudo Indígenas de Ana Mendes)
Délimitation territoriale de la Terre autochtone Dourados Amambai Pegua I des Guarani et des Kaiowá. Mato Grosso do Sul, 2016.(Photo de la série Pseudo Indígenas de Ana Mendes)
Le projet “Amazônia negra”
L’aspect racial attribué par Ana à ses photos n’est pas arrivé par hasard aux Rencontres d’Arles. La commissaire qui a sélectionné son travail, Marcela Bonfim, est la créatrice du projet Amazônia Negra (www.amazonianegra.com.br), consacré à documenter la présence afro-brésilienne en Amazonie. Claudia Nogueira,
du Iandé , explique comment le groupe résident en France (le Iandé) en est venu au choix du nom de Marcela comme commissaire représentant la région Nord : “Personnellement j’avais vu une interview d’elle très forte et belle où elle parlait de son procédé, de sa venue à Rondônia, des différentes négritudes. Sa recherche en vue d’une reconnaissance de cette Amazonie noire et son désir de donner de la visibilité à cette importante identité brésilienne nous a complètement conquis. Son nom a fait l’unanimité”.
Pour son exposition à Arles, Marcela a réuni les expériences d’autochtones et d’afro-brésiliens souffrant du racisme, respectivement dans Pseudo Indígenas d’Ana et dans la série O que sustenta o rio (Ce que porte le fleuve), signée par le photographe Joelington Rios (plus connu sous le nom de Rivers), né dans le quilombo de Jamarydos Pretos, à Turiaçu, dans l’État du Maranhão, et établi aujourd’hui à Rio de Janeiro. “Marcela était l’une des rares commissaires noires, et elle a sélectionné deux œuvres qui parlent de la question du racisme”, rappelle Ana Mendes.
Marcela explique quel a été son fil conducteur comme commissaire : “Les travaux d’Ana et de Rivers ont tout à voir, la relation directe avec le racisme, Ana déplace le débat de la question autochtone vers le problème racial ; Rivers remonte la carte postale la plus visible de Rio, le Christ Rédempteur, en y plaçant un corps noir et en reconstruisant les relations du pouvoir : qui finance Rio de Janeiro ? Ce n’est pas seulement une attribution de prix, c’est une suggestion de programme”.
Cette suggestion de programme est intimement liée à l’histoire de Marcela, âgée aujourd’hui de 38 ans. Originaire de Jaú dans l’État de São Paulo, elle s’est formée en économie à l’Université Pontificale Catholique, en 2008, et a vécu dans sa peau la difficulté d’insertion dans le marché du travail. “J’ai passé tout 2009 à chercher un emploi. J’ai trouvé du travail comme téléconseiller, une économiste téléconseillère, voyez quel chic”, ironise-t-elle. En 2010, “j’ai craqué” et je suis partie travailler comme économiste à Porto Velho, dans une entreprise financière de crédits.
Dans sa nouvelle ville, à sa surprise, elle a commencé à être abordée dans la rue avec une question récurrente : “ Êtes-vous de la Barbade ?” D’abord étonnée, elle s’est rendue compte de la présence importante d’une diaspora afro-antillaise dans la région, inaugurée au début du XXème siècle par des afrodescendants des Antilles anglaises qui venus depuis l’aventure de la construction du Canal de Panama, au Nord du Brésil, ont entrepris la construction du Chemin de fer Madeira-Mamoré [7].
“Cet individu noir beaucoup plus indépendant est une image du noir qui ne se voyait pas au Brésil. Ce n’était pas une image de noir soumis, elle était insoumise. Ils sont arrivés ici déjà qualifiés et beaucoup ont été incorporés dans la construction du Madeira-Mamoré. À Porto Velho, ils ont commencé à se rassembler dans un lieu appelé Barbadian Town, ici auprès des rives de la rivière Madeira. La ville nommait cet endroit Alto do Bode [8]. Il s’agissait cependant de Barbadian Town”, raconte Marcela, en insistant sur l’importance du nom.
Dans la communauté des autochtones
Habituée à passer inaperçue dans le Sudeste, elle a subi un choc effectif d’interrelation avec les nommés "barbadiens", descendants de cette lignée, se voyant traitée comme faisant partie des familles Johnson, Shockness ou Maloney. “Ce sont des familles traditionnellement noires. Les gens d’ici voulaient être barbadiens pour acquérir du respect, dès cette époque, bien qu’ils souffrent, réellement, de beaucoup de racisme de la part des pouvoirs conservateurs de la ville. Plus tard, j’ai rencontré le premier Johnson, Bubu Johnson. J’ai commencé à connaître leur culture.”
À peu près en même temps qu’elle obtenait un emploi sûr comme économiste à la municipalité de Porto Velho (“cette fois mon diplôme de l’Université Pontificale Catholique a été reconnu”), Marcela a abordé l’appareil photographique à partir de la fréquentation des Johnson, ce qui orienterait le tournant à venir dans sa vie et sa carrière. “Ce processus de valorisation a eu lieu ici. C’est même à partir de la photographie, que j’ai commencé à être reconnue au gouvernement comme économiste. Avec l’appareil de photo en main, j’ai commencé à être appelée photographe. Je riais. J’ai mis du temps à comprendre ce qui se produisait.”
Marcela habite dans une communauté sur les rives du fleuve Madeira, dans l’État de Rondônia, d’où elle affirme ne plus vouloir partir. “C’est une communauté d’autochtones, tous apathiques”, dit-elle, faisant un parallèle entre cette disposition “apathique” et l’état dans lequel elle-même est partie de São Paulo et est arrivée en Amazonie. “La dignité viendra à partir du moment où l’histoire brésilienne deviendra celle de tous, et pas seulement celle du pionnier, du découvreur. L’Amazonie et moi sommes en train de noircir ensemble. On photographie ce qu’on est”, explique-t-elle.
La révolution photographique
Les barbadiens ont été la porte d’entrée pour Marcela au projet de banque de données Amazônia Negra, à partir de sa découverte personnelle de la présence d’afro-brésiliens dans la région. Elle s’est mise à photographier des personnages d’endroits comme le Vale do Guaporé [9]– “sans compter le quilombo à Rondônia, car nous avons des quilombos ici”. La phase suivante s’est dédoublée en réalisations comme le projet Madeira de Dentro, Madeira de Fora [10], sur les diverses Amazonies réunies dans le même espace, et l’exposition inaugurée récemment As Afro-Antilhanas do Madeira– Pioneiras na Arte de Educar [11], à l’affiche l’été 2021 au Marché Culturel de Porto Velho. À propos de sa communauté des rives du fleuve, mais aussi à propos de l’Amazonie en général, elle s’exclame : “J’aime cet endroit, il est beau, je n’en sortirai pour rien au monde”.
Pendant que Marcela Bonfim vit sa révolution photographique et existentielle, Ana Mendes prévoit de nouveaux changements, accélérés par Les Rencontres d’Arles :
Ma principale surprise est que, à travers ce prix, Pseudo Indígenas pénètre dans le monde des arts. Nous fréquentons un univers très élitiste, une réalité résolument de classe, de race, blanche. C’est évident, j’ai tout à fait la notion de la place que j’occupe à l’intérieur d’une échelle de privilèges, entre les autochtones photographes, les femmes noires, les personnes noires. La thématique sur laquelle je travaille, pour autant qu’elle soit très politique, s’introduit par la porte de derrière dans l’univers artistique.
Ana considère Marcela et elle-même selon cette perspective : “Les commissaires d’exposition sont toujours des gens du sud-est [12], qui occupent le centre de la production culturelle du Brésil, ce n’était pas différent à Arles. Nous avions beaucoup plus d’hommes, beaucoup plus de blancs en nombre, et j’ai été désignée par Marcela Bonfim. Je le redis, nous sommes entrées par la porte arrière dans l’univers des arts”. Sa conclusion, pour sa part, est un pas de plus dans la recherche d’un territoire et d’une identité : “Je suis très contente que parmi les collègues qui nous ont accompagnées à l’exposition à Paris, se soit trouvé aussi Edgar, un autochtone Xakriabá. C’est particulièrement important pour moi, j’aurais eu honte de ne pas être accompagnée de personnes noires et d’autochtones et d’autres qui représentent le Brésil d’une manière plus diversifiée”.
Pedro Alexandre Sanches
Originaire du Pará, ayant suivi une formation à l’Escola de Comunicações e Artes de l’Université de São Paulo, Pedro Alexandre Sanches est journaliste. Il travaille à São Paulo depuis 1995. Spécialisé dans le journalisme culturel, il a été reporter à la Folha de São Paulo et reporter et rédacteur culturel à Carta Capital. Il est rédacteur en chef fondateur du site de musique et culture Farofafá (www.farofafa.br.com) et se produit comme collaborateur dans divers médias. Il a écrit les livres (non traduits) Tropicalismo - Decadência bonita do Samba (2000), Como Dois e Dois São Cinco - Roberto Carlos (& Erasmo & Wanderléa, 2004) et Álbum (2021).