L’esclavage l’a emporté au Brésil. Il n’a jamais été aboli.

 | Par Alexandra Lucas Coelho

Source : Público, le 16 mars 2014

Traduction pour Autres Brésils : Raphaëlle LOEHR (Relecture : Roger GUILLOUX)

L’anthropologue, Eduardo Viveiros de Castro est l’auteur d’une œuvre reconnue qui inclut "A Inconstância da Alma Selvagem" e "Araweté — O Povo do Ipixuna" Déborah Danowski

Famines, sécheresse, épidémies, massacres : la Terre se rapproche de l’apocalypse. Peut-être que, dans 50 ans, parler du Brésil comme d’un État-nation n’aura plus de sens. Cependant, il faut résister à l’avancée du capitalisme. Les réseaux sociaux représentent une nouvelle possibilité d’insurrection. Présent, passé et avenir, selon l’un des plus grands penseurs brésiliens.

Eduardo Viveiros de Castro, 62 ans, est l’anthropologue le plus reconnu et discuté du Brésil. Il pense que « la dictature brésilienne n’est pas finie » et qu’elle s’est transformée en une ʺdémocratie consentieʺ [1]. Il voit dans les réseaux sociaux, où l’on trouve des milliers d’adeptes, la possibilité d’une nouvelle forme de guérilla ou de résistance. Il ne pardonne pas à Lula da Silva d’avoir opté pour la voie capitaliste et pense que Dilma Rousseff entretient une relation « quasi pathologique » avec l’Amazonie et les Indiens. Il ne votera pas pour elle, « même sous la menace du peloton d’exécution ».

Professeur au Museu Nacional à Rio de Janeiro, auteur d’une œuvre influente (notamment de A Inconstância da Alma Selvagem ou Araweté — O Povo do Ipixuna [2], ce dernier ayant été édité au Portugal par Assírio & Alvim), Viveiros de Castro est le créateur du perspectivisme amérindien, selon lequel l’humanité est un point de vue : le jaguar se voit comme humain et voit l’homme comme animal ; le porc se voit comme humain et voit le jaguar comme animal. L’humain est toujours celui qui regarde.

Dans ce long entretien, réalisé il y a un mois dans son appartement de la Baie de Botafogo [3] – avant même la grève des éboueurs (les hommes et les femmes des déchets), un exemple de révolte réussie – Viveiros est passé de la Coupe du Monde à la fin du monde. Il croit que nous sommes au bord de l’apocalypse.

Voyez-vous des signes de révolte dans les rues brésiliennes ? Ce qu’il s’est passé en 2013 était un soulèvement mais pas une révolte généralisée. Pensez-vous que cela puisse se produire avant la Coupe du Monde ou pendant ?

Il est très difficile de faire la distinction entre ce qu’on imagine qui va se produire et ce qu’on souhaite qui se passe.

Faisons la distinction alors. Que souhaiteriez-vous qu’il arrive ?

Une révolte populaire pendant la Coupe du Monde.

Et qu’est-ce que cela signifie, exactement ?

Une manifestation. Je ne suis pas en train d’imaginer la prise de la Bastille ni l’explosion de quoique ce soit, mais j’aimerais que la population carioca soit claire. Bien que la Coupe du Monde se réalisera dans plusieurs villes, je crois que Rio est devenu l’épicentre du problème de la Coupe, notamment parce que la finale se déroulera au stade Maracanã.

Même lors des manifestations, Rio de Janeiro était la ville la plus forte.

À São Paulo aussi il y a eu des manifestations très importantes, mais liées au Movimento Passe Livre (MPL, des étudiants qui, en juin 2013, ont commencé à manifester contre l’augmentation du prix des transports). Pour en revenir à ce que je souhaite : que la population carioca manifeste son insatisfaction par rapport à la manière dont la ville se transforme en une espèce d’entreprise, en une vitrine touristique, colonisée par le grand capital, avec la construction de grands hôtels, offrant des opportunités à de grands entrepreneurs, un centre d’affaires, sous prétexte que la Coupe apporterait de l’argent, de la visibilité au Brésil.

Le problème, c’est que cela va apporter une mauvaise visibilité. Ce sera une terrible publicité pour le Brésil. D’abord parce que, si je comprends bien, plusieurs engagements contractuels avec la FIFA ne sont pas honorés, il y a beaucoup de retard, etc. Ensuite, parce que cette idée selon laquelle les Brésiliens trouvent ça merveilleux que la Coupe du Monde ait lieu au Brésil peut être démentie de manière scandaleuse si les touristes, tant convoités, arrivent ici et se retrouvent face au peuple dans la rue, luttant contre la police, une police qui n’est pas préparée, brutale, violente, assassine. J’ai l’impression que ça ne fera pas beaucoup de bien à l’image du Brésil.

Autre chose, la Coupe du Monde a été vendue à l’opinion publique comme quelque chose qui allait être financé par l’initiative privée, que l’argent du peuple, du contribuable, allait peu ou n’allait pas être dépensé. C’est le contraire que l’on voit : le gouvernement brésilien qui investit massivement, dépensant de l’argent pour ces réformes de stades, l’argent des impôts. C’est donc nous qui payons pour que la FIFA en tire profit. Parce que c’est elle qui sort gagnante des Coupes du Monde.

Vous voudriez que cette révolte empêche vraiment que la Coupe ait lieu ?

Empêcher la Coupe est impossible, ça ne sert d’ailleurs à rien de le souhaiter. Je ne sais même pas si ce serait une bonne chose, ça pourrait engendrer des complications diplomatiques, ou une répression très violente dans le pays. Il existe une campagne : Não Vai Ter Copa [4]. Le nom complet est : Sans Respect des Droits, la Coupe du Monde n’aura pas lieu. Ce qui veut dire : il ne devrait pas en avoir une, nous souhaitons qu’il n’y en ait pas.

Ce qu’on entend dire, c’est que les droits de plusieurs couches de la population sont brutalement ignorés, avec l’expulsion forcée de communautés qui sont délogées sans indemnisation, modifiant ainsi les aspects fondamentaux du paysage carioca et ce, sans aucune consultation. Tout cela irrite la population.

Mais il n’y a pas que cela : cette insatisfaction par rapport à la Coupe du Monde a été catalysée par beaucoup d’autres. Celles-ci ont fait surface ces dernières années, elles concernent diverses catégories sociales et ne sont ni organisées ni contrôlées par les partis politiques. Il y a de tout dans ces manifestations, une immense quantité de revendications. Il y a ceux qui veulent juste créer du désordre, ceux de droite, des infiltrés de la police, des néo-nazis, des anarchistes. Un ensemble complexe de phénomènes avec une combinaison de causes. Il est important de noter qu’ils sont transversaux : les pauvres et la classe moyenne se mélangent dans la rue. C’est la première fois que cela se produit. Ce qu’ils ont sans doute en commun, c’est d’être tous jeunes. De la classe moyenne supérieure à la favela de la Rocinha [5].

Ces manifestations ne sont néanmoins pas très significatives en termes de nombre. Et ce ne sont pas les favelas qui descendent en masse dans la rue.

Les grandes masses ne sont pas encore descendues et elles ne descendront probablement pas pendant la Coupe du Monde. Je ne sais d’ailleurs pas si elles le feront un jour, si cela est possible au Brésil. Mais je crois qu’il y aura un certain nombre de petites manifestations. Par exemple, l’Aldeia Maracanã (petite communauté d’Indiens sur laquelle on fait pression pour qu’elle quitte les lieux, à cause des travaux du stade) a engendré une très grande confusion par rapport à la proportion de la population impliquée. Les habitants de cette maison qui étaient au nombre de 14 ont quand même mobilisé des détachements du Bope (troupe d’élite), des bombes, etc. C’est l’État qui, en grande partie, crée ce soulèvement populaire, avec sa réaction disproportionnée. Le Movimento Passo Livre a connu une telle renommée à São Paulo en raison de la brutalité de la réaction policière. Le Brésil n’avait jamais vu ce type de confrontation entre la police et les jeunes manifestants. La police ne sait pas comment réagir, ne suit pas de méthode, elle réagit donc de manière brutale. Les manifestants eux-mêmes n’ont pas d’expérience d’organisation. Ce qu’on appelle les black blocks, ce n’est pas la même chose que les black blocks au Danemark, en Allemagne ou aux États-Unis.

Plus versatile.

Idéologiquement peu consistant. Nous savons que le black bloc européen est essentiellement une tactique de protection contre la police. Dans d’autres pays, comme aux États-Unis, il y a une certaine tactique d’agression à des symboles du capitalisme. Ici à Rio c’est une chose un peu confuse, dont l’identité n’est pas encore consolidée, sans profil tactique suffisamment clair pour être considéré comme un black bloc. Et ils sont diabolisés. Je pense même que, dans le cas du Brésil, le fait qu’ils soient black donne une petite pointe de racisme à cette indignation. Je suis sûr que, dans l’imaginaire de la classe moyenne, il y a aussi derrière ce masque noir un visage noir. Pauvres, bandits, etc.

Mais ceci se produit alors même que la police continue à envahir les favelas, tuant 10, 12, 15 jeunes par semaine. Jusqu’à peu, ce comportement classique de l’État face à la population très pauvre, qui consiste à envoyer la police entrer et tout casser, était considéré par la classe moyenne comme... [Geste désignant quelque chose de lointain].

Parce que ça se passait là-bas, sur les collines où se trouvent les bidonvilles.

Quand la violence a commencé à atteindre la classe moyenne – même si une balle en caoutchouc n’est pas une balle de fusil, parce que ce qu’ils utilisent dans la favela, ce sont des balles réelles alors que dans la rue ce sont des balles en caoutchouc, même si une balle de caoutchouc peut tuer, rendre aveugle, etc. – à mesure que la police a commencé à attaquer tant dans la rue que dans la favela, la prise de conscience de la classe moyenne par rapport à la violence de la police dans les favelas a augmenté, ce qui est nouveau. La presse a fait une immense campagne pour sanctifier la police avec cette histoire des UPP (Unité de Police Pacificatrice, programme pour en finir avec le pouvoir armé parallèle dans les favelas, en y plaçant la police), mais tout le monde se rend compte que ces UPP sont pour le moins ambigües. Il suffit de voir l’affaire Amarildo (assistant de maçon) qui a été enlevé, torturé et tué par la police (en juin 2013, dans la favela de Rocinha), et qui a disparu de la presse.

Vingt-cinq policiers ont été inculpés.

J’aimerais voir ce qui va se passer. Ce n’est pas la presse qui a donné de la visibilité à la mort d’Amarildo. Ce sont les réseaux sociaux, les mouvements sociaux. Cette mort est tout à fait banale, ça arrive toutes les semaines dans les favelas, mais il se trouve que ça s’est produit au moment des manifestations donc ça été repris par les manifestants, ce qui a donné naissance à une solidarité entre les favelas et la rue, jusqu’alors inédite.

Dans un pays comme le nôtre, où l’inégalité, la violence continuent, pourquoi les masses ne descendent pas dans la rue ?

Si seulement je connaissais la réponse. C’est la question que se pose la gauche depuis qu’elle existe au Brésil. Je pense qu’il y a plusieurs raisons. Le Brésil est un pays très différent de tous les autres en Amérique Latine, notamment de l’Argentine. Il suffit de comparer l’histoire pour voir la différence en termes de participation politique, de mobilisation populaire. J’ai l’impression que ça vient en grande partie de l’héritage de l’esclavage au Brésil. Le Brésil est un pays beaucoup plus raciste que les États-Unis. Bien sûr c’est un racisme différent. Le racisme américain est protestant. Mais au Brésil, il existe un racisme politique très fort, pas seulement idéologique comme aux États-Unis, interpersonnel. Le Brésil est un pays esclavagiste et continue à l’être. L’imaginaire profond est esclavagiste. Vous voyez le cas du garçon (métis) attaché à un poteau (dans le quartier de Flamengo, par une milice de classe moyenne qui le soupçonnait d’être un voleur) et qui a répondu d’une manière tout à fait tragique quand il a été pris : ʺmais maitre, je ne faisais rien". Juste cette expression, « maitre »... C’est ce mot qui est tragique. On est encore dans un monde de seigneurs. Parce que l’autre était blanc.

Comme un ADN, quelque chose qui n’en finit pas.

Oui, ce n’est pas fini. Dire qu’au Brésil tout se résout sans violence est un mythe. Sans violence, comprenez, sans révolte populaire. Avec beaucoup de violence mais sans révolte. La violence vient de la police, de l’État, de l’armée, mais ce n’est pas une violence au sens classique du terme, français, révolutionnaire.

Et à chaque fois qu’il se passe des choses comme ces manifestations du mois de juin, par exemple, il y a cette même sensation : cette fois-ci, la favela va descendre. La favela n’est pas descendue. En partie parce que ce n’est plus vraiment la favela puisque une bonne partie de cet espace appartient à la classe moyenne. Évidemment, il y a eu une croissance économique. Les favelas de mon enfance, dans les années 50, étaient complètement différentes, comme ces habitations d’Amazonie, faites de toile noire. Aujourd’hui, ce sont des maisons en dur, faites en briques. Et pourtant la misère est toujours là. Je veux juste dire que la distance entre la classe moyenne et la favela s’est réduite d’un point de vue économique.

Notes de la traduction :
[1] Démocratie ʺconsentieʺ par les militaires : Le pouvoir militaire a fortement pesé sur les modalités de retour à la démocratie et a exigé et obtenu l’amnistie pour tous les crimes commis durant la dictature.
[2] L’inconstance de l’Âme Sauvage ou Araweté – Le Peuple de Ipixuna
[3] Botafogo, quartier de Rio de Janeiro
[4] Não vai ter Copa  : La coupe du monde n’aura pas lieu
[5] Favela da Rocinha, la plus grande favela de Rio

Télécharger l’intégralité de l’entretien sur le document PDF ci-dessous :

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