L’agrobusiness s’intéresse au marché d’un milliard de dollars des produits alternatifs aux pesticides Croplife et les associations d’agriculteurs sont en désaccord sur le cadre réglementaire de l’utilisation de ces produits

Par Hélen Freitas, 30 septembre 2024
Source : Repórter Brasil Agro disputa mercado de produtos alternativos a agrotóxicos
Traduction : Roger Guilloux
Relecture : Bertrand Carreau

Le conflit autour d’un marché de 5 milliards de réaux [1] a divisé l’agro-industrie brésilienne. D’un côté, les géants de l’agrochimie et des intrants agricoles. De l’autre, des associations de grands producteurs. Tous souhaitent tirer profit de la production de ce que l’on appelle les "bio-intrants".

Développés à partir d’organismes vivants ou d’ingrédients naturels tels que des insectes, des bactéries, des plantes, des virus et des champignons, les bio-intrants sont généralement peu toxiques et agissent de manière sélective, éliminant certains parasites des cultures et réduisant les dommages causés à l’environnement - une alternative plus durable dans un pays comme le Brésil, qui est le plus grand consommateur de pesticides au monde. Quelques exemples plus traditionnels d’intrants biologiques sont le compostage des déchets organiques et la fermentation du fumier animal.

Les experts soulignent que l’utilisation de ces produits améliore la qualité biologique du sol et des cultures, sans nuire aux pollinisateurs, aux animaux ou aux insectes qui ne sont pas ciblés par l’intrant. Parmi les autres avantages majeurs, citons la réduction des coûts de production, puisque ces produits sont moins chers. Ils contiennent également moins de produits chimiques et il existe une demande du marché international qui se préoccupe des impacts sur la santé des consommateurs et sur l’environnement.

Le principal point de divergence est le processus d’agrément. Croplife, une association qui représente des fabricants multinationaux tels que Syngenta, Bayer et Corteva, se bat pour que le Ministère de l’agriculture et de l’élevage (Mapa), l’Ibama (Institut brésilien de l’environnement) et l’Anvisa (Agence nationale de surveillance sanitaire) participent au processus d’approbation des nouveaux produits. Elle souhaite également un contrôle sur les substances déjà autorisées par ces organismes, ce qui rendrait la fabrication de ces produits plus rigoureuse. Les entreprises représentées par Croplife détiennent 55 % du marché.

Quant au Grupo Associado de Agricultura Sustentável (GAAS) et à l’Association Brésilienne des BioIntrants (Abbins), qui agissent en tant que représentants de 50 associations de grands producteurs ruraux, ils soutiennent que ces trois organismes ne devraient exprimer leur opinion que lorsqu’ils sont consultés par le Ministère de l’Agriculture, « en vue de fournir un apport technico-scientifique au processus d’homologation des nouveaux produits destinés au contrôle phytosanitaire, en fonction de leur niveau de risque ».

Certaines sources auxquelles Repórter Brasil a eu accès, font état d’une incohérence dans le discours de Croplife. Alors que l’association des multinationales a fait pression pour minimiser le rôle de l’Anvisa et de l’Ibama dans l’enregistrement et la réévaluation des produits, lors de l’approbation de la nouvelle loi sur les pesticides, elle cherche maintenant à obtenir une plus grande participation de ces organismes dans la loi sur les bio-intrants.

Au-delà de cette incohérence, l’intérêt des géants de l’agrochimie est aussi de maintenir le contrôle du marché des bio-intrants. "Si les producteurs se mettent à cesser d’utiliser des pesticides pour les remplacer par des produits biologiques, les entreprises représentées par Croplife veulent être les fournisseurs de ces produits. Elles veulent continuer à dominer le commerce", déclare Rogerio Dias, ancien coordinateur de l’agroécologie et de la production biologique au ministère de l’agriculture et président de l’Instituto Brasil Orgânico [2].

Croplife affirme cependant que dans le cas de la loi sur les pesticides, le MAPA ne manque pas d’écouter les autres organismes, elle ne fait que coordonner ce processus.

Une course contre la montre

L’utilisation des bio-intrants n’est pas une nouveauté sur le terrain. Ces produits sont utilisés dans les cultures il y a plus de 50 ans, notamment dans le cadre de l’agriculture biologique. Mais depuis une quinzaine d’années, les grands producteurs agricoles, d’élevage, d’aquaculture et de sylviculture ont commencé à utiliser plus fréquemment ces intrants.

Profitant d’une faille dans le décret de 2009, concernant les produits bio, qui exempte d’enregistrement les intrants biologiques approuvés pour un usage dans les propriétés rurales où ils sont produits, les producteurs ruraux eux-mêmes ont commencé à fabriquer ces produits à grande échelle dans leurs propres exploitations. Cela a incommodé les géants du secteur, en particulier les grandes industries de production de pesticides. En 2020, ces dernières ont intenté des actions en justice pour contester la légalité de la production "à la ferme", comme on appelle cette fabrication à usage personnel.

L’approbation de la loi sur les pesticides - qui entrera officiellement en vigueur en janvier 2025 - a conduit les personnes intéressées par la fabrication "à la ferme" d’intrants biologiques, à accélérer la procédure, étant donné que les nouvelles dispositions légales classent leur production d’intrants biologiques dans la catégorie des pesticides, dont la fabrication nécessite un agrément. Deux projets de loi sont actuellement débattus à la Chambre des députés, mais aucun d’entre eux ne fait l’objet d’un consensus dans l’agro-industrie.

Lors d’une réunion au siège du Front parlementaire pour l’agriculture et l’élevage (FPA) [3] , le secrétaire à la Défense de l’agriculture du Mapa, Carlos Goulart, a souligné que l’agriculture biologique et ses produits étaient en danger. "L’agriculture biologique deviendra illégale en décembre si nous ne disposons pas de loi sur les intrants biologiques", a-t-il déclaré.

Pour Reginaldo Minaré, directeur exécutif de l’Abbins, la bonne question est la suivante : "Les producteurs devront-ils demander un agrément ou une autorisation en adéquation avec la loi sur les pesticides. En d’autres termes, combien cela va coûter et combien de temps cela va prendre pour demander et obtenir cet agrément, cette autorisation ? "

Notre enquête a permis d’établir qu’il y a un accord entre les deux parties pour que le député et ancien président de la FPA, Sérgio Souza (MDB-PR), assume le rôle de rapporteur d’une proposition alternative, qui devrait être rédigée conjointement avec les associations, les multinationales et le gouvernement, et qui serait voté peu après les élections [4].

Le 20 septembre, Croplife a publié une déclaration reconnaissant le droit, pour un agriculteur, de produire pour son propre usage. Elle a cependant quitté la table des négociations lorsque l’Abbins et le Gaas, représentant les producteurs ruraux, ont présenté un texte qui limite la participation de l’Anvisa et de l’Ibama à des consultations occasionnelles.

L’association des producteurs de pesticides souhaitait que la loi exige que tous les produits destinés à lutter contre les organismes nuisibles et les maladies, passent par les trois organismes, y compris ceux qui sont fabriqués à partir d’ingrédients déjà reconnus au Brésil. "Personne n’était d’accord", explique Reginaldo Minaré, directeur exécutif de l’Abbins, qui mène les négociations en vue d’un accord, aux côtés des producteurs ruraux. "Tout le monde a compris que cela créerait un obstacle et nuirait aux petites et nouvelles entreprises qui souhaitent participer à ce marché."

Un lobbying intense

Une enquête exclusive menée par Repórter Brasil montre qu’en 2024, le gouvernement fédéral s’est réuni 27 fois avec des entreprises et des associations du secteur pour discuter des "bio-intrants". (Information obtenue via Transparent Agenda, un dispositif de recherche de Fiquem Sabendo [5].)

Alors que Croplife et son associé Corteva Agriscience, fabricant de produits agrochimiques et d’intrants biologiques, ont eu un total de six réunions avec des organismes gouvernementaux, les représentants des grands producteurs ruraux en ont eu dix.

Le mois de juin a été le plus chargé, avec six réunions. À cette époque, on s’attendait à ce qu’un règlement sur le sujet soit approuvé par la Chambre des députés.

A la même époque, Corteva a organisé un voyage de parlementaires aux États-Unis. L’un des points à l’ordre du jour de la visite était de présenter aux invités brésiliens ses usines et ses plantations qui utilisent des solutions biotechnologiques - les bio-intrants.

Le président en exercice du Front parlementaire agricole (FPA), Pedro Lupion (PP-PR), était accompagné par la sénatrice Tereza Cristina (PP-MS) et le député Alceu Moreira (MDB-RS). Des représentants d’Aprosoja, de la CNA [6], d’Abramilho et d’Abrapa (Association brésilienne des producteurs de coton) ont également fait le déplacement.

Selon des données obtenues par Repórter Brasil, par le biais de la loi concernant l’accès à l’information, en partenariat avec Fiquem Sabendo, l’entreprise Corteva a déclaré au gouvernement brésilien qu’elle avait investi 800 millions de R$ dans le pays au cours des dernières années et que le Brésil était son deuxième plus grand marché.

Corteva nie que le voyage était lié au projet et souligne l’intérêt du groupe à "mieux connaître les meilleures pratiques agricoles aux États-Unis". Bien que la réunion ait eu lieu en juin, le service de presse a cité les incendies de forêt comme l’une des raisons du voyage qui, selon l’entreprise, portait sur des questions liées à l’assurance agricole.

Les biocarburants sont le pari pour une transition vers un système productif plus durable

Bien que l’agro-industrie présente les bio-intrants comme un pas en direction d’une transition vers un système productif plus durable, ceux qui pensent que le secteur va abandonner l’utilisation des pesticides se trompent. « Ils n’ont pas l’intention d’abolir complètement l’utilisation des produits chimiques », affirme Rogério Dias, président de l’Instituto Brasil Orgânico. Selon lui, leur proposition consiste à utiliser la gestion intégrée, c’est-à-dire une combinaison de traitements chimiques, biologiques, mécaniques et de pratique culturale.

« De plus en plus, la pression se fait sentir dans le monde entier pour acheter des aliments non contaminés, sans impact sur l’environnement, [réduisant] l’utilisation de produits chimiques. C’est pourquoi [les intrants biologiques] contribuent également à améliorer l’image de l’entreprise », souligne M. Dias.

En raison des désaccords dans les coulisses du pouvoir à Brasilia, les grandes entreprises d’intrants agricoles et les producteurs, qui ont toujours compté sur le soutien du FPA, composé de 290 députés, sont désormais contraints de dialoguer avec des groupes aux intérêts opposés, tels que les écologistes et les ministres d’État, afin de faire adopter la loi.

Le député Nilto Tatto (PT-SP), qui a joué le rôle de médiateur pour son groupe parlementaire, estime qu’il s’agit d’un moment rare où il est possible de débattre de propositions avec l’agro-industrie. "C’est le moment où nous pouvons ouvrir un dialogue avec les secteurs agroalimentaires. Nous ne pouvons pas dire avec certitude si la loi sera élaborée dans notre optique de protection de l’environnement et de la santé, ni, non plus, du point de vue de l’agriculture familiale et de son indépendance [par rapport aux grandes entreprises]. Mais nous travaillons dans cette direction."

M. Dias reconnaît la nécessité d’une évaluation préalable, par les organismes de santé et de protection de l’environnement, pour analyser l’impact des intrants biologiques, mais il attire l’attention sur la nécessité de définir exactement ce que sont les intrants biologiques du point de vue de la législation. "Le GAAS et l’Abbins, qui inclut l’Aprosoja, l’Abrapa, tous ces gens-là, estiment qu’il sera possible de qualifier de biologiques les aliments transgéniques, ce qui pour nous, est une aberration totale, une absurdité."

"Nous avons déjà vu l’impact des transgéniques sur les semences [conduisant à une consommation encore plus importante de pesticides] qui a anéanti notre diversité de semences créoles. Imaginez ce qui se passerait si nous commencions à libérer ces organismes transgéniques, les impacts que cela aurait ! », ajoute-t-il.

Dans un communiqué, l’Anvisa a souligné la nécessité d’être impliquée dans le processus d’évaluation afin de garantir la sécurité sanitaire de la population. "Il est essentiel que nous disposions de propositions législatives qui garantissent la protection de la santé, car il est clair que cette pratique doit s’appuyer sur l’évaluation d’un intrant biologique à des fins phytosanitaires."

Voir en ligne : Article original en portugais

[1Environ 850 millions d’euros (octobre 2024)

[2Institut brésilien des produits bios

[3Ce front parlementaire représente avant tout les intérêts des grands propriétaires terriens. Il est composé de 324 députés (sur un total de 513) et de 50 sénateurs (sur un total de 81)

[4Il s’agit des élections municipales qui ont eu lieu en octobre 2024.

[5Fiquem Sabendo est une organisation sans but lucratif dont la finalité est de former les citoyens à questionner les politiques publiques et à obtenir des données, en promouvant des ateliers et en produisant du contenu éducatif.

[6CNA. Confédération de l’agriculture et de l’élevage du Brésil (CNA) La Confédération de l’agriculture et de l’élevage du Brésil (CNA) est chargée de rassembler les associations et les responsables politiques et ruraux de tout le pays.

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