L’accord entre les entreprises et le pouvoir politique a été incapable d’arrêter l’hémorragie

 | Par Débora Melo

Source : Carta Capital - 19/15/2017
Par Débora Melo
Traduction : Roger Guilloux
Relecture : Lea Fontaine

Pour le politologue Vitor Marchetti, les agents économiques ont rompu leur alliance avec le gouvernement parce qu’ils n’ont pas obtenu de résultats dans leur effort pour contenir les avancées de l’opération Lava Jato [1]

Michel Temer avait été mis sur écoute par Joesley Batista, l’un des propriétaires de la JBS [2] , qui était la cible de l’Opération « Carne fraca ». [3]

En raison de l’incapacité de Michel Temer et de son groupe politique à « arrêter l’hémorragie » [4] provoquée par l’Opération Lava Jato, le secteur productif brésilien a décidé de rompre l’alliance avec la classe politique. C’est l’analyse que fait le politologue, Vitor Marchetti, professeur à l’Université fédérale de l’ABC (UFABC), suite à la divulgation de l’accord contre remise de peine de Joesley Batista, l’un des propriétaires de la JBS.

Dans cet enregistrement, il apparaît que Temer donne son aval à Batista pour qu’il achète le silence du député destitué Eduardo Cunha [5] (PMDB Rio). L’enregistrement a été réalisé dans le cadre d’une action coordonnée par la Police Fédérale et le Procureur de la République. Pour Marchetti, ce qui se passe actuellement peut représenter un nouveau pacte, cette fois-ci entre le pouvoir économique et le pouvoir judiciaire.

Dans ce scénario, selon le professeur, le plus probable est que les représentants du PIB [6], recherchent de nouveaux partenaires pour réaliser les réformes impopulaires en cours, telles que la réforme de la Sécurité sociale. « Le principal indice de ce changement et le plus emblématique est la récente réunion de ce groupe avec la ministre Carmen Lucia [7] » affirme Marchetti.

Le politologue se réfère à la rencontre entre la présidente du Tribunal Fédéral Suprême (STF) et un groupe de 13 entrepreneurs : Carlos Schroder (directeur général de la Rede Globo), Candido Bracher (président de la banque Itaú Unibanco), Flavio Rocha (propriétaire de la chaîne de magasins Riachuelo), Chieko Aoki (président de la chaîne Blue Tree Hotels), Luiza Helena Trajano (propriétaire de la chaîne Magazine Luiza), Paulo Kakinoff (président de la compagnie Gol Linhas Aéreas), Pedro Wongtschowski (entrepreneur du groupe Ultra, propriétaire de la Ipiranga), Rubens Menin (propriétaire de l’entreprise de BTP MRV), Wilson Ferreira (président d’Eletrobras), Walter Schalka (président de Suzano Papel et Celulose), Betania Tanure (consultante de BTA – Betania Tanure Associados), Décio da Silva (l’un des directeurs du fabricant de moteurs Weg), et Jefferson de Paula (chef d’Arcelor Mittal Aços Longos pour l’Amérique du Sud). La réunion du 08 mai dernier était la seconde et elle a duré près de quatre heures.

Carta Capital – Comment voyez-vous cette crise et quelle analyse faites-vous de l’action de l’opération Lava Jato ?

Vitor Marchetti – Nous avions un gouvernement qui avait noué une alliance avec les acteurs économiques importants, tout particulièrement avec ceux du marché des capitaux, avec l’appui de grandes entreprises. Mais ces entreprises se sont senties atteintes [par les enquêtes] malgré l’alliance réalisée avec le groupe politique qui a pris le pouvoir après le coup d’État parlementaire.

Cette rupture se produit maintenant car le coût de cette alliance est devenu beaucoup trop élevé et il n’a pas réussi à « arrêter l’hémorragie » - pour reprendre l’expression du sénateur Roméro Jucá - comme cela avait été prévu au début. L’alliance des entreprises avec le pouvoir politique a été incapable de tenir la promesse d’arrêter l’hémorragie de l’opération Lava Jato.

Il n’est pas étonnant que l’opération organisée par la Police fédérale, le Ministère Public et la JBS ait eu lieu tout de suite après l’opération Carne Fraca. Pour le secteur productif, il semble que l’alliance doive désormais se faire dans un autre espace, dans les sphères judiciaires et de la police. Cela modifie la configuration du pouvoir dans le pays. Le fait que le propriétaire de la JBS puisse enregistrer une conversation avec le Président de la République, à l’insu de ce dernier, n’est pas anodin. Il s’agit du patron d’une multinationale dont les affaires étaient affectées par la crise.

Le système politique n’a pas été en mesure d’arrêter l’hémorragie en raison du degré de fragmentation de la Lava Jato. Celle-ci a pris une telle dimension qu’elle a perdu l’homogénéité et le contrôle des opérations. Des groupes de policiers fédéraux et des procureurs ont commencé à se disputer l’espace à l’intérieur de cette opération qui est moins contrôlée en fonction de motifs politiques et qui se transforme en un gigantesque univers d’incertitude.

Le secteur productif et notamment la JBS ne voulaient pas payer pour ce niveau d’incertitude, notamment au moment où la question a commencé à se tourner vers la BNDS [8] et donc quand est apparue l’éventualité d’amendes de plus d’un milliard de réaux. A partir de là, l’alliance avec la sphère politique se défait complètement pour être reconstruite à un autre niveau, le Judiciaire.

CC – Etant donné que ce sont ces agents économiques qui ont parrainé le processus de destitution [de Dilma], ils doivent rechercher d’autres manières de mener à terme les réformes en cours ?

VM – J’imagine que oui. Et je pense que le principal indice de cela, le plus emblématique, c’est la réunion de représentants du PIB - qui s’est réalisée très récemment - avec la Ministre Carmen Lúcia. Les raisons de cette réunion étaient justement de traiter de ces questions, c’est-à-dire d’aborder certaines réformes de l’intérêt du secteur productif, mettant fin au pacte politique avec ceux qui sont actuellement aux commandes.

Je crois que ces enregistrements étaient connus depuis un certain temps de certains de ces acteurs qui préparaient une sortie à cette situation. La manière dont va se faire cette sortie n’est pas claire mais il semble qu’elle passe par le rôle que joueront Carmen Lúcia et le propre STF.

CC – Comment analysez-vous cette réunion de la Ministre avec les entrepreneurs ?

VM – Il semble qu’ils disposaient déjà des informations contenues dans l’enregistrement de la conversation du Président et que sa situation était devenue intenable. Je pense également qu’Eduardo Cunha était disposé à donner beaucoup d’informations sur les enquêtes en cours, Antonio Palocci [9] également. Je pense donc qu’il y a eu alors un mouvement qui a porté le secteur productif à dire : « Il n’est plus possible de maintenir une alliance avec la classe politique, nous allons nous tourner vers les acteurs du monde judiciaire pour arriver à un nouveau pacte ».

Nous avons donc un pacte d’exclusion complète du système politique brésilien, destiné à défendre les intérêts du secteur productif. Donc les demandes sont maintenues, mais je ne sais pas comment ces réformes pourront se réaliser dans une ambiance de déstructuration complète du système politique. Quelle légitimité auront ces réformes ? Comment seront-elles mises en application ? Ces questions ne sont pas claires mais je crois que ces demandes ne vont pas disparaître.

CC - Et maintenant que va-t-il se passer ? Comment voyez-vous l’avenir ?

VM – Mon sentiment est que Temer ne va pas renoncer. Dans les conditions actuelles, il ne va pas renoncer à cet espace de pouvoir pour se défendre. Et là, nous avons devant nous plusieurs mois d’affrontement politique. [Le président de la Chambre des Députés] Rodrigo Maia, a été un allié de la première heure de Michel Temer et nous allons voir comment il va réagir à tout cela car la procédure de destitution va dépendre de lui.

S’il accepte d’enclencher le processus de destitution, je pense que celui-ci aboutira. Nous aurions des manifestations de rue, des pressions des secteurs productifs et des médias, donc un ensemble de pressions qui obligerait le Congrès à mener ce processus à son terme. Mais tout cela va dépendre de Rodrigo Maia.

CC – Parlant de mobilisation, quel est le rôle de la société en ce moment ?

VM – Bien évidemment, il est important et produit un impact dans l’univers politique mais je pense que ce jeu est téléguidé en coulisses. Comme presque toujours. Ces mouvements sont importants pour produire une pression et déstabiliser certains secteurs politiques mais une bonne partie des décisions importantes est produite à l’intérieur des institutions. Et c’est encore plus vrai en ce moment, me semble-t-il. Cette alliance entre le secteur productif et le Judiciaire situe encore plus cette action au niveau des discussions réservées à l’intérieur des institutions.

CC – Est-ce que vous voyez une possibilité d’un renforcement des Forces Armées, d’un tournant autoritariste dans le pays ?

VM – Un tournant autoritariste dans le sens d’un retour au pouvoir des militaires par le biais d’un coup d’État me paraît peu probable. Je ne dirais pas improbable car, aujourd’hui, au Brésil, tout est probable mais je dirais peu probable cependant en raison de la posture que les forces armées ont adoptée au cours des dernières décennies face à des actions politiques de grande importance.

Mais le pays a opéré un virage autoritariste et même au niveau du processus électoral, comme le montrent les candidats qui vont participer aux prochaines élections. Ce tournant est le résultat de cette décomposition du système politique. L’histoire nous rappelle que le vide, en politique, a toujours profité aux mouvements les plus à droite, les plus conservateurs, les plus réactionnaires, les plus soucieux de la préservation de l’ordre public.

Nous vivons le moment le plus extrême de la décomposition du système politique brésilien et il est évident que cela crée une ambiance favorable à un virage à droite.

Voir en ligne : Carta Capital

[1Operação Lava Jato. Nom de l’opération qui a dévoilé un immense scandale de corruption qui touche les plus grandes entreprises du pays et une grande partie du monde politique, tous partis confondus.

[2JBS. Premier producteur mondial de viande et pivot du plus grand scandale de corruption qu’a connu le pays. L’un des patrons de l’entreprise, Joesley Batista, dans le cadre d’un accord contre remise de peine, a accepté d’enregistrer une conversation avec le Président où ce dernier l’incite à continuer de freiner l’action de la Justice. L’entreprise vient d’accepter de reverser à l’État brésilien 11 milliards de réaux (plus de trois milliards d’euros).

[3Operação Carne fraca. Opération qui a mis en évidence le scandale de la distribution de viande avariée de la part des plus grands abattoirs du pays (dont ceux de la JBS).

[4« arrêter l’hémorragie » est l’expression qu’avait utilisée Romero Jucá (ministre du gouvernement Temer qui a dû renoncer et qui a récupéré son mandat de sénateur) lors d’une conversation téléphonique qui avait été enregistrée par la police fédérale.

[5Eduardo Cunha, ancien Président de la Chambre des députés qui a conduit la procédure de destitution la Présidente Dilma Rousseff. Il est actuellement en prison.

[6Les représentants du PIB : les patrons des grandes entreprises et des banques.

[7Carmen Lucia : actuelle présidente du STF (Tribunal Suprême Fédéral)

[8BNDS. Banco Nacional de Desenvolvimento económico e Social. Banque publique dont la finalité est le financement de projets sur le long terme. On lui reproche son manque de transparence.

[9Antonio Palocci. Ancien député, ancien ministre de Lula et de Dilma. Condamné pour détournement de fonds au profit du PT. Il est en prison depuis septembre 2016. Comme la majorité des personnes emprisonnées dans le cadre de l’opération Lava Jato, il a fini par accepter un accord contre remise de peine.

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