« L’Etat lui-même a failli à sa tâche » nous confirme Human Rights Watch

 | Par Midia Ninja

Source : NINJA 2 février 2017
Traduction : Roger GUILLOUX
Relecture : Brunelle MOREAU

La directrice de l’ONG Human Rights Watch répond aux questions de Mídia NINJA [1] sur la crise pénitentiaire, l’incapacité de l’Etat à faire face aux problèmes du système carcéral et aux violations se produisant au Brésil ainsi que sur les mesures nécessaires au bon fonctionnement de ce secteur.

Photo Antônio Lacerda (EFE)

La crise pénitentiaire qui a éclaté au Brésil au cours des quelques 20 premiers jours de 2017 nous a tous choqués et a montré, une fois de plus, la faillite de notre système carcéral. Mídia NINJA a rencontré Maria Laura Canineu, directrice de la représentation pour le Brésil de la Division Amériques de l’ONG internationale Human Rights Watch qui intervient notamment dans les domaines de la sécurité publique, du comportement de la police, des conditions de vie dans les prisons, du système socio-éducatif, du droit des femmes et des personnes handicapées.

Dans quels domaines d’activités Human Rights Watch intervient-elle au Brésil ? Et dans quel but ?

Tout comme dans les quelques 90 pays où elle est présente, au Brésil, Human Rights Watch développe des activités d’investigation et rend publiques les graves violations des droits humains. Elle fait pression pour que des réformes visant à mettre fin à ces violations, soient promues. Nous exerçons cette pression par le biais d’une large diffusion de notre travail dans les médias traditionnels, indépendants, les réseaux sociaux et également par le biais de réunions avec les autorités auxquelles nous présentons des recommandations réalistes fondées sur les conclusions de notre recherche.

Complexe carcéral de Pedrinhas (Maranhão) après le soulèvement

Vous intervenez de manière ponctuelle comme dans le cas de Pedrinhas au Maranhão ?

Nous utilisons les cas ponctuels comme celui des conditions carcérales dégradantes du complexe de Pedrinhas au Maranhão ou du complexe du Curado dans l’Etat du Pernambouc pour attirer l’attention sur les violations graves, chroniques et systématiques aux droits humains commises par l’Etat brésilien. En ce qui concerne le système carcéral, des décennies de négligence et de désintérêt de la part de l’Etat vis-à-vis de ce qui se produit à l’intérieur des prisons, ont conduit à une surpopulation, à une augmentation de la violence et à un manque de contrôle et de sécurité que l’on retrouve dans de nombreux établissements carcéraux au Brésil. La mort de plus de 130 prisonniers au cours des premières semaines de l’année, résultant des massacres à l’intérieur des prisons, a montré cette triste réalité.

Les violations des droits humains dans les prisons brésiliennes sont alarmantes et attirent l’attention des médias internationaux quand des rébellions se produisent. Ce type de violence peut-il être considéré comme la plus grave violation des droits humains actuellement au Brésil ?

La surpopulation inhumaine, la violence extrême, les conditions sanitaires précaires, l’absence d’opportunités réelles de resocialisation par le biais de l’éducation et du travail, l’assistance juridique inefficace et insuffisante, voilà les caractéristiques habituelles du système carcéral brésilien. Elles constituent, très certainement, les plus grandes formes de violation des droits humains au Brésil. A celles-ci, il faut ajouter les cas de torture, de traitements cruels, inhumains ou dégradants, les exécutions perpétrées par la police et qui ne font pas l’objet d’enquêtes sérieuses et restent impunies. Historiquement, au Brésil, notre action a consisté à documenter ce type de violations.

Depuis combien de temps, votre ONG intervient-elle au Brésil ? A partir de vos études de terrain, vous élaborez des rapports proposant des mesures à prendre. Est-ce que ces documents prennent en considération la capacité des gouvernements à résoudre la situation carcérale de manière institutionnelle ?

Human Rights Watch est présente au Brésil depuis plus de 20 ans. Conjointement avec d’autres organisations nationales, nous avons porté le cas du massacre de Carandiru [2] devant le Tribunal interaméricain des droits humains qui vient de condamner l’Etat brésilien pour violation de plusieurs droits fondamentaux prévus par la législation internationale. Les rapports et les recommandations de Human Rights Watch prennent en considération les obligations internationales assumées par le gouvernement brésilien vis-à-vis de la communauté internationale. A titre d’exemple, le droit de toute personne incarcérée à être rapidement présentée devant une autorité judiciaire est un droit fondamental prévu par différents traités dont le Brésil est signataire. Malgré cela, il s’agit d’une obligation historiquement ignorée par l’Etat brésilien, ce qui n’est pas le cas dans une bonne partie des pays voisins. L’implantation, dans toutes les capitales, de comparutions rapides suite à une garde à vue a montré la capacité institutionnelle de l’Etat à remplir cet engagement international.

Centre carcéral agro-industriel São João sur l’île d’Itamaracá. Photo César Muñoz Acebes/Human Rights Watch

On entend souvent dire que les droits humains ne sont pris en compte que pour les détenus en tant qu’individus. On ne tient pas compte du fait que les organisations criminelles qui œuvrent dans ce domaine, le font justement en raison de l’urgence à préserver les droits de cette population. Que se passe-t-il pour les autres ? Quelle est votre opinion sur ce sujet ?

Il s’agit d’une vision particulièrement myope de la réalité. Premièrement parce qu’elle ignore l’état de droit et le respect de la dignité de tout être humain. Ensuite, également, parce que c’est une vision qui ignore que le chaos, à l’intérieur des prisons, va bien au-delà des murs. Les deux principales factions criminelles dans l’Etat du Maranhão, par exemple, ont été formées au cours de la dernière décennie par des détenus de l’Etat pour se protéger des attaques à l’intérieur de la prison, étant donné que l’Etat avait été incapable ou n’était pas disposé à garantir la sécurité à l’intérieur. Ces factions sont sorties de la prison et aujourd’hui elles se partagent la ville de São Luís. Leurs symboles sur les arrêts de bus et sur les bâtiments délimitent les quartiers qu’elles contrôlent.

La crise pénitentiaire qui s’est produite au début de l’année 2017 au Brésil était déjà annoncée par Human Rights Watch. Pour quelles raisons ? Quelles sont les causes de cette crise ?

Malheureusement, l’arrivée de cette tragédie ne nous a pas surpris. A l’inverse de ce qu’a affirmé le Président Michel Temer quand il a qualifié le premier massacre d’accidentel, nous pensons que le manque de contrôle de l’Etat à l’intérieur des prisons allié à la surpopulation, à la violence et aux conditions inhumaines et dégradantes ont créé une situation favorable à cet événement désastreux qui aurait parfaitement pu être évité si les conditions de vie avaient été différentes. Par exemple, en ce qui concerne le complexe carcéral de Manaus, des avertissements spécifiques concernant la situation explosive à l’intérieur de la prison, avaient été formulés notamment lors d’un rapport du Mécanisme National de Combat contre la Torture [3] publié un an avant cette tragédie.

Quelles mesures doivent être prises pour permettre de réels changements en matière des droits des personnes incarcérées dans les prisons brésiliennes ?

Que l’Etat récupère le contrôle sur ce qui se passe à l’intérieur des prisons, est fondamental. Et pour cela, des mesures telles que l’acquisition d’équipements, des scanners par exemple, sont les bienvenues. Leur usage peut, entres autres, éviter des contrôles corporels humiliants à l’origine de tant de viols de femmes dans ce pays.

Disposer d’une connaissance exhaustive de la population carcérale et mettre fin aux retards dans les procédures de ceux qui, très souvent, attendent pendant des années une réponse de la Justice ; ces deux mesures sont également essentielles pour réformer le système.

En attendant, les mesures annoncées jusqu’à ce jour par les autorités de l’Exécutif et du Judiciaire, n’ont pas, à notre avis, débouché sur un changement nécessaire permettant de résoudre, au niveau structurel, la crise du système pénitentiaire brésilien et de garantir les droits fondamentaux des prisonniers dans tout le pays et notamment les droits suivants.

Resocialisation effective : sur ce point, les données officielles du Depen [4] de décembre 2014 sont éclairantes. 10% de la population carcérale aurait eu accès, à cette époque, aux activités éducationnelles et seulement 16% aux activités professionnelles.

Révision de la politique rétrograde concernant la drogue, et notamment la décriminalisation de la possession de drogue destinée à une consommation personnelle.

Engagement effectif de l’Exécutif et du Conseil National de Justice (CNJ) en faveur de l’extension des comparutions rapides suite à une garde à vue, dans tout le pays et non seulement dans les capitales.

Intégration des bases de données et des systèmes d’information de tous les organismes responsables de la politique pénitentiaire en vue d’éliminer les retards injustifiés.

Mise en application de la Résolution n° 66 de 2009 du propre CNJ, laquelle stipule que les juges doivent revoir la situation des prisonniers en détention provisoire tous les trois mois. Le CNJ doit faire pression pour exiger l’application de cette résolution.

Investissements dans l’aide juridique gratuite dans les Etats.

Et un usage plus ample de mesures alternatives à la prison.

Prison Juiz Antônio Luiz L. de Barros (PJALLB), Recife. Photo César Muñoz Acebes / Human Rights Watch

Dans la conjoncture politique actuelle, suite à la destitution d’une Présidente n’ayant commis aucun crime de responsabilidade [5] , le gouvernement peut-il être tenu pour responsable du déclenchement de cette succession de rébellions et de conflits entre les différentes factions criminelles ?

Comme nous l’avons déjà indiqué, les rébellions successives et l’accroissement des conflits entre factions criminelles et les morts connues à l’intérieur des prisons brésiliennes depuis le début de l’année, résultent de décennies de désintérêt vis-à-vis du système pénitencier. Les autorités brésiliennes - des Etats et au niveau national - ont graduellement abdiqué de leur responsabilité de maintenir l’intégrité du système et la sécurité à l’intérieur des prisons. En ce sens, l’échec fracassant de l’Etat, n’est pas seulement le reflet d’une grave violation des droits des prisonniers, c’est un cadeau fait aux factions criminelles qui en sont arrivées à utiliser les prisons pour obtenir de nouvelles recrues. Les massacres sont le résultat de décennies de désintérêt de la part des gouvernements de gauche et de droite.

Depuis quand ce type de situation existe-t-il au Brésil ? De quand date le début de ces problèmes dans le système pénitentiaire brésilien ?

Les conditions de surpeuplement carcéral et de dégradation des conditions humaines antérieures au massacre de Carandiru où 111 détenus sont morts suite à l’intervention de l’Etat, étaient celles d’un système carcéral en faillite et requérait, déjà à cette époque, attention et investissements. Certains spécialistes considèrent ce massacre comme l’un des épisodes précurseurs de la naissance de l’une des factions criminelles les plus puissantes du Brésil. L’attention et l’investissement qu’une telle situation requérait ne sont pas venus. La politique d’emprisonnement en masse a conduit au surpeuplement et a facilité la montée en puissance des factions criminelles à l’intérieur et à l’extérieur des prisons et leur déploiement sur tout le territoire national.

Quel a été l’importance du poids des inégalités au Brésil dans ces emprisonnements excessifs ?

Elle est énorme ! Nous n’avons pas besoin de creuser beaucoup pour arriver à cette conclusion. Les données officielles existantes montrent que la population carcérale au Brésil est formée principalement de jeunes, pauvres, ayant un faible niveau de scolarité. Beaucoup d’entre eux ont été emprisonnés pour des crimes non violents. C’est ce groupe qui est sujet à l’emprisonnement intempestif de la part du système judiciaire brésilien. En raison de la pauvreté et d’antécédents liés à une marginalisation sociale, ces jeunes et leurs familles ont peu de poids politique ou social, ce qui se traduit par de faibles chances d’obtenir une aide permettant de mettre fin aux abus commis à leur encontre.

Routine d’abordages policiers excessifs dans le quartier de Jacarezinho – Rio – Photo Vitor Silva.

Avez-vous confiance dans la gestion d’Alexandre Moraes alors qu’il a été l’avocat de l’un des acteurs [6] du moment actuel que vivent les prisons brésiliennes ? Et pourquoi ?

L’actuel Ministre de la Justice n’a pas voulu affronter de manière concrète et en profondeur les thèmes essentiels de la réforme du système pénitentiaire brésilien tels que la resocialisation des prisonniers, la révision de la politique actuelle concernant les drogues. Et pour cela, sa gestion laisse à désirer et risque de n’obtenir aucun résultat en ce qui concerne la mise en place du plan de sécurité publique et du système carcéral.

Que pensez-vous de la mesure qui autorise les forces armées à entrer dans les prisons ? Voyez-vous cela comme une solution ou comme une aggravation du chaos qui règne depuis le début de l’année ?

L’usage des Forces armées dans les prisons pour la détection d’armes, de téléphones portables, de drogues et d’autres matériaux illicites ou interdits, aura un effet très limité en ce qui concerne la récupération du contrôle par l’Etat de ce qui se produit à l’intérieur des prisons. Les Etats doivent pouvoir véritablement compter sur un ensemble d’agents pénitentiaires et un corps technique décent, en quantité suffisante, préparé, bien rémunéré et ayant suivi un entrainement adéquat permettant de faire face aux problèmes et à l’hostilité du milieu carcéral. Les règles internationales exigent l’intégrité, l’humanité et la capacité professionnelle pour occuper ce type de poste.

Que pensez-vous de la privatisation des prisons ? Est-ce quelque chose qui peut résoudre les problèmes du système carcéral ?

En réalité, ce que nous avons vu, c’est que la privatisation et tout particulièrement pour ce qui relève de la sécurité, n’a pas abouti à de meilleurs résultats en matière de gestion des prisons. Bien au contraire, ce que nous avons constaté au Maranhão et dans le système socio-éducatif du Ceará montre que la gestion privée de la sécurité a même été pire. Le personnel est mal payé, peu qualifié et peu entraîné. Des personnes sous-qualifiées pour travailler dans un milieu aussi hostile et dans de mauvaises conditions de travail conduisent à une forte rotation des personnels qui porte également préjudice au système. L’agence du Mecanismo Nacional de Combate a Tortura est arrivée à des conclusions semblables en ce qui concerne le Complexe pénitencier Anísio Jobim de Manaus.

En 10 ans la population carcérale a très fortement augmenté. Comment expliquez-vous cela ? S’agit-il réellement d’une augmentation de la criminalité ou bien d’une politique qui perpétue le racisme au Brésil ?

Le facteur clé qui explique l’augmentation de la population des prisons au Brésil a été la loi sur les drogues de 2006 qui a augmenté les peines pour les trafiquants. Même si celle-ci avait remplacé la peine de prison pour les simples consommateurs par des mesures alternatives telles que le service à la communauté – ce qui aurait dû réduire la population carcérale – sa formulation imprécise a conduit à ce que les consommateurs ont été assimilés à des trafiquants. En 2005, 9% des prisonniers avaient été détenus pour des crimes associés à la drogue. En 2014, ils étaient 28% et pour les femmes 64% selon les dernières données disponibles.

Voir en ligne : NINJA

[1Mídia NINJA : Narrativas Independentes Jornalismo e Ação. Créé en 2011, Mídia NINJA est un réseau de médias décentralisés présents dans plus de 150 villes brésiliennes. Il se présente comme une alternative à la presse traditionnelle.

[2Carandiru. Le 2 octobre 1992, suite à une révolte, 111 détenus du pénitencier de Carandiru (São Paulo) sont morts suite à une intervention des forces de police.

[3Mecanismo Nacional de Combate a Tortura : agence rattachée au Ministère de la Justice

[4Depen : Département pénitentiaire national

[5Crime de responsabilidade. Selon la loi brésilienne, il s’agit non d’un crime au sens courant du terme mais d’une infraction politico-administrative qui peut conduire à la destitution du poste occupé et à l’interdiction d’exercer des responsabilités dans le domaine public

[6Ministre de la Justice jusqu’au début de février 2017. Il y a quelques années, il a été l’avocat de chefs de l’une de grandes factions criminelles.

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