- Traduction de Rafa IRENO pour Autres Brésils
- Relecture : Rosemay JOUBREL et Clotilde COUSSIEU
« Je vais mettre le téléphone sur un piédestal pour avoir plus d’espace pour me déplacer, avec un micro-cravate, donc je serai un peu plus libre. Je réfléchis à l’endroit où, chez moi, la lumière est la meilleure et aussi pour avoir cet espace de faire toutes les performances que je fais habituellement. Le corps, quand je veux tourner, sauter, quand je veux bouger avec ma main, de manière à être très libre. J’ai beaucoup répété, en pensant au cadrage, car même si c’est plus restreint qu’en personne, je ne veux pas perdre ce truc de mon corps. A part ça, j’ai mis des passages de chanson avant la poésie, il y a la danse aussi, de toute façon, j’ai essayé de mettre plus de gesticulations, plus de métriques, parce que ça doit communiquer deux fois plus maintenant, parce que c’est via internet. »
Cette situation est vraiment dommage, l’ambiance du Slam (parole parlée) se trouve par définition dans l’atmosphère partagée par les corps des poètes et le public, à travers l’action des mots. La règle est simple : le participant dispose de 3 minutes pour réciter son poème. Les juges, choisis dans le public, donnent des notes de 0 à 10 lors d’un processus d’élimination, jusqu’à ce qu’un.e vainqueur.e soit désigné.e. Les choses se passent différemment au Brésil. Les compétitions se déroulent dans les rues, aux gares routières aux portes de métros ou sur les places, tandis que, dans le reste du monde, ce sont des événements dans des lieux fermés, des bars ou des salles de théâtre. C’est une activité en pleine expansion sur le territoire brésilien et, en général, c’est un environnement qui attire les plus jeunes. Kimani a commencé à fréquenter les cercles de poésie en 2017, elle y a trouvé un endroit pour son expression.
« J’aime écrire, j’écris quotidiennement, mais la poésie que je présente au Slam est plus pensée pour cette ambiance. Je n’écris généralement que lorsqu’une intuition me vient. C’est un processus très intuitif, à tel point que toute la poésie que j’ai écrite, c’était dans le bus, dans le métro ou c’est après avoir entendu un reportage qui m’avait beaucoup énervée. J’ai toujours avec moi un cahier, parce que je sais que j’aurai toujours quelque chose à écrire, pour ne pas perdre l’idée. Puisque c’est ça, si tu perds, c’est foutu ! Je pense que je suis en train de capter les choses comme ça, tu sais ? J’essaie de respecter ce processus organique de ressentir et d’écrire. Ensuite, je commence à énumérer les sujets dont je veux parler ou des phrases déjà formées et, seulement après ça, j’étudie pour comprendre comment mettre les rimes, par exemple. Je pense toujours à comment porter les paroles à travers le corps. Comment gesticuler, puisque chaque geste me rappelle une autre métrique ou une autre rime. Il y a des choses que j’ai du mal à apprendre par cœur et, alors, je mets un mouvement, et quand je le fais, je sais quelle phrase ça accompagne. Après avoir fini cela, je vais devant le miroir et commence à penser à comment ça va être. Si je fais une voix ici, si non. Il y a plusieurs poèmes que je récite comme s’il s’agissait d’une autre voix ou conversation, alors je regarde autour de moi, change de posture, tourne mon visage, pour donner ce contexte aux gens. C’est comme des montagnes russes, tu sais ? Je peux commencer à chanter, puis je dis quelque chose de triste, drôle, une "punchline", j’aime faire ce mouvement qui n’est pas monotone. Quoi qu’il en soit, c’est très amusant pour moi ! »
Vous appréciez notre site ? Aidez-nous à en maintenir la gratuité !
Vous appréciez nos actions ? Aidez-nous à les concrétiser !
« La première référence poétique pour moi a été les vers de João Grilo (tiré du film basé sur le travail d’Ariano Suassuna, Auto da Compadecida). Je pensais que c’était la plus belle chose au monde. Il y avait de la musique, de la mélodie et il parlait drôlement. Ce truc comique, je l’ai trouvé très amusant, le jeu de la rime avec les mots. J’aime vraiment faire des jeux de mots, mettre des proverbes, des lieux communs, c’est ce qui est dans l’inconscient collectif de la foule. Quand je joue avec ça, je change de sens, les gens ont besoin d’y repenser. De toutes mes poésies, celle qui m’a le plus impressionnée est celle de l’église, la plus amusante ! Je me souviens, cependant, que ma plus grande crainte en écrivant était d’atteindre la fin, quand je lève la main et dis « Puis-je entendre un ‘amen ?’, et que personne ne réponde. Je comprendrais que je n’ai pas pu atteindre l’objectif de la poésie : montrer à quel point leur discours (référence aux évangéliques) est éloquent, que nous levons la main sans même savoir pourquoi. »
Kimani fait référence à la poésie « Profecia » (Prophétie) », qui peut être visualisée via ce lien : ([[Slam da Guilhermina-final 2017] Kimani - Poesia - Profecia - Outubro 2017->https://www.youtube.com/watch?v=Jx6MdJRnU5c]). Ça a été la première déclamation de Kimani à laquelle j’ai assisté, au Sarau da Cooperifa, à São Paulo, en 2017, et sa performance a vraiment été impressionnante, sa façon de moduler sa voix et la manière dont le public adhère à son sermon est incroyable. De plus, cette poésie révèle l’engagement de ses vers, se confrontant directement au mouvement réactionnaire actuel représenté par le président brésilien. Apparemment, la présence prioritaire du discours politique, des questions féministes, homo-affectives et noires, est également une caractéristique particulière des slams brésiliens. Je pense que le succès et la puissance des Slams au Brésil sont en partie liés au fait que, lorsque les batailles ont commencé à s’organiser, il existait déjà une culture littéraire périphérique bien établie, principalement à São Paulo. Kimani est originaire de Grajaú (Zone Sud de São Paulo) et elle parle des problèmes de la banlieue pauvre et favelas.
« Je pense que la poésie est l’urgence que nous avons. Il s’agit de ces sentiments d’impuissance, de haine, de voir les choses se produire et de penser ‘mais, attendez, est-ce que personne ne va rien faire ?’. Ça continue et tout va bien ? On perd toujours, toutes les 23 minutes un autre jeune noir meurt et tout va bien ? Je pars toujours de cette haine pour pouvoir écrire. Ma motivation est, bien sûr, l’amour - comme un sentiment unique et commun. Au fond, je veux l’amour. Je voudrais que ce soit différent, mais ce n’est pas le cas. Ce qui me pousse à poursuivre cela, cependant, c’est cette haine. Le désir de donner une réponse, de faire un discours que les autres entendent. C’est un processus thérapeutique : vous parlez et apportez la guérison, réussir à vous exprimer, écouter l’autre et avoir une identité. Si je fais du Slam c’est parce que j’ai entendu une Ryane Leão, une Mel Duarte et je me suis identifiée à elles. J’ai compris combien de dénonciations elles ont apportées sous forme de poésie. C’est très beau ! »
« Ce que je fais aujourd’hui, c’est de la politique. Je ne peux plus me taire. Les gens doivent se réveiller ! »
« Je pense au contexte ancestral, aux femmes qui nous ont précédées. Il y a des années, des années et des années de femmes réduites au silence à tous égards. Donc, en quelque sorte, quand je déclame, quand je demande la permission de monter sur scène, je donne la parole à plusieurs femmes, qui sont venues avant, qui sont mortes sans pouvoir parler. Donc, c’est ma responsabilité maintenant, au centre de cette « liberté », plus grande que celle qu’elles avaient, cela dépend de nous. Je suis une continuation. Le fait que nous parlons et écrivons aujourd’hui des livres, que nous sommes des protagonistes des histoires, c’est également une nouvelle perspective pour les filles futures de comprendre que c’est une possibilité. Angela Davis dit que lorsqu’une femme noire avance, elle avance une structure entière, nous disons que nous avons toujours été des précurseures. Des femmes noires ont été mises à cet endroit, réduites au silence, mais nous avons toujours été des dirigeantes. »
Ma question portait sur le rôle croissant des femmes noires dans la société brésilienne. On constate rapidement que les Slams au Brésil, contrairement au RAP des années 90, espace principalement masculin, a été un lieu mené par des femmes noires. Aux côtés de Ryane Leão, de Cuiabá, et Mel Duarte, originaires de São Paulo, citées par Kimani, on retrouve aussi Pieta Poeta, de Minas Gerais, championne nationale en 2018 ; Bell Puã, de Recife et Luz Ribeiro de SP, qui ont gagné les éditions 2017 et 2016 de Slam Br. Ce sont elles qui donnent une forme poétique plus complète aux problèmes de la société brésilienne contemporaine.
« À ce moment, je lis Grada Kilomba, Memórias de uma plantação (Mémoires d’une plantation), et l’extrait dans lequel elle écrit que nous sommes en train de passer d’un objet à un sujet, est quelque chose qui me touche beaucoup. C’est ce que je veux, que je puisse apporter avec ma poésie cette compréhension aux gens, que nous ne sommes plus les objets de personne. Nous ne sommes plus des esclaves. L’esclavage est très douloureux, car aujourd’hui il n’a pas besoin de mécanismes physiques pour nous contenir. Donc, mon idée est qu’avec ma poésie, l’échange d’idées, les conversations avec les gens, ils comprennent que la liberté est possible. Non seulement la liberté physique, mais aussi intellectuelle. Voir les possibilités que, oui, je peux faire, je peux être aimée. Nous pouvons être plus que les choses qui nous sont offertes. »
Beaucoup de choses pourraient encore être dites, cependant, je m’arrête ici. La plupart de la poésie de Kimani peut être vue sur Internet.