Judith Butler au Brésil : manifestations conservatrices et le défi du journalisme pour contribuer au débat sur le genre.

 | Par Andressa Kikuti

Source : http://observatoriodaimprensa.com.br/dilemas-contemporaneos/judith-butler-no-brasil-protestos-conservadores-e-o-desafio-do-jornalismo-para-contribuir-com-o-debate-de-genero/
Par Andressa KIKUTI

Traduction des étudiants L3 LEA Amériques, FLASH, Université de La Rochelle, promo 2017 -2018.

Relecture : Véronique PHELUT

La philosophe Judith Butler s’est rendue au Brésil pour participer au séminaire « Les fins de la démocratie », qui s’est déroulé au Sesc Pompeia, à São Paulo, du 7 au 9 novembre. Bien que son discours ait visé à aborder les défis de la démocratie contemporaine (vidéo en intégralité ici), ce sont les manifestations contre sa présence dans le pays et ses recherches sur l’identité de genre qui ont eu le plus de retentissement. Butler est une des sommités dans ce domaine et a révolutionné les recherches en défendant l’idée que les concepts d’homme et de femme sont socialement construits, c’est-à-dire, que l’identité de genre et l’orientation sexuelle ne sont pas automatiquement associées au sexe biologique.

La vague de protestations a commencé par une pétition qui a circulé sur les réseaux sociaux et qui visait à annuler le séminaire. Accompagnée d’un texte générique et incitant à la haine, la pétition déclarait : « nous ne pouvons pas permettre que le fer de lance de cette idéologie néfaste prône ses idées absurdes qui ont pour objectif d’augmenter la corruption et d’entraîner une division de notre société ». Le document a recueilli plus de 370 000 signatures mais n’a heureusement pas eu d’effet sur le déroulement de l’évènement. Le premier jour, Judith Butler a été accueillie par une altercation entre conservateurs et progressistes devant le Sesc Pompeia.

Des conservateurs qui brandissaient des crucifix en sont venus à brûler une poupée à l’effigie de Butler, tout en clamant « au bûcher la sorcière ! ». Le 10 novembre, la philosophe et son épouse (la scientifique et politicienne Wendy Brown), ont été abordées à l’aéroport de Congonhas à São Paulo par un groupe de frénétiques qui proféraient des insultes en anglais et en portugais, en la qualifiant de « tueuse d’enfants » et de « briseuse de familles ». Elle a même été agressée physiquement. Butler a commenté ces incidents sur sa venue au Brésil dans un article publié dans la rubrique Ilustríssima, du journal brésilien Folha de São Paulo, ce dimanche dernier (19), dans lequel elle clarifie également les fondements de sa théorie Queer.

Les protestations contre la présence de la philosophe choquent par l’intolérance et le manque total d’informations de ses manifestants mais elles servent également d’élément déclencheur pour rappeler le rôle du journalisme dans le renforcement une société plurielle et démocratique, qui inclue les questions sur l’égalité des genres. Ces dernières années, la difficulté à créer des débats publics en fonction des divergences d’opinion est devenue une évidence – phénomène accru et envenimé par l’actuel modèle de distribution et de consommation des informations, qui a lieu majoritairement via les réseaux sociaux.

Des données tirées du rapport Digital News Report de 2017 révèlent qu’environ 76 % des brésiliens (8 sur 10) ayant accès à internet utilisent Facebook à des fins diverses et 57 % l’utilisent pour s’informer. Les chiffres sont moindres comparés à 2016 mais restent conséquents. Notamment parce que le choix des publications apparaissant sur les fils d’actualités des utilisateurs n’est pas éditorial, mais le fruit d’un algorithme. C’est l’algorithme du News Feed qui décide, en se basant sur les données collectées par les activités des utilisateurs (par exemple, quels types de postes ils likent ou partagent, avec qui ils interagissent etc.) de ce qui apparaîtra ou non dans le fil d’actualité. Les calculs sont indéchiffrables (personne ne sait exactement comment ils fonctionnent, à l’exception de Facebook), mais les contenus qui ont le plus tendance à apparaître sont similaires à ceux que la personne a l’habitude de lire et qu’elle approuve. C’est la fameuse « bulle » créée par des entreprises qui dominent l’écosystème informatif et qui exercent une énorme influence sur ce que nous regardons et savons.

Cette influence devient un sérieux problème quand la « bulle » est constituée de discours misogynes et homophobes de la part de ses membres, générant un cycle de haine et d’intolérance qui peut même donner lieu à des incidents comme ceux qui se sont produits pendant le séjour de Butler au Brésil. S’ajoute à ce contexte la perversité de certains secteurs de la politique nationale qui essaient systématiquement de retirer les droits des femmes, LGBTQIF et d’autres minorités, par le biais de propositions comme la PEC 181 (qui, si elle est approuvée, peut interdire totalement l’avortement au Brésil) ou, par exemple, l’interdiction controversée d’expositions artistiques sur la sexualité dans les musées. Nous faisons alors face à un scénario dangereux. A ce sujet, la brillante Eliane Brum a écrit dans sa rubrique du journal brésilien El País : « Qui contrôle la sexualité, contrôle les corps. Qui contrôle les corps, contrôle les esprits. Qui contrôle les esprits, manipule les votes à sa guise. Et obtient aussi du soutien pour mener des projets autoritaires ».

Le journalisme s’enrichit par la « traîne »

En gardant ce scénario toujours en vue, il est primordial de rappeler que l’un des rôles fondamentaux du journalisme est de faire se confronter des éléments pour alimenter le débat, en traitant des sujets d’intérêt public avec le sérieux et la perspective nécessaire et en ayant toujours en tête le respect des droits de l’Homme. Cette démarche implique, dans certains cas, de réexpliquer quelques-uns de ses principes, comme l’objectivité – au bout du compte, il n’y a rien d’éthique et de responsable à assumer une attitude passive (et parfois même complice) face au machisme et à l’homophobie, surtout que le Brésil est le pays où le plus de travestis et de transsexuels sont assassinés et un des cinq pays au monde ayant le taux le plus élevé de féminicide.

Alors comment faire un journalisme de qualité et engagé sur les questions de genre ? Parmi les recommandations possibles : mettre en avant les programmes des mouvements féministes et LGBTQIF et en faire des sujets récurrents ; faire apparaître les violences faites aux femmes comme une conséquence directe du patriarcat et ne pas culpabiliser la victime pour ce qui s’est passé (« elle avait bu » et « elle rentrait seule chez elle » sont des propos très communs dans les articles traitant des cas de viol) ; donner la parole aux transsexuels et aux travestis sur des sujets variés en tant que citoyens et non seulement quand le thème traite de leur propre sexualité ; entendre des femmes qui travaillent dans différentes spécialités et professions pour inverser la logique constatée par Carmen Torres (2000) selon laquelle la majeure partie des sources spécialisées entendues par les médias sont des hommes, les femmes étant reléguées au rang de « victimes », en plus d’être une minorité ; finalement, et surtout, penser à l’identité du genre comme thème transversal dans la formation des journalistes professionnels et l‘introduire dans la conception des programmes de travaux pratiques, dans les discussions sur les bancs d’école et dans les projets de recherche et de développement.

Il convient de rappeler qu’il existe de bons exemples de journalisme sur le genre au Brésil et que beaucoup d’entre eux sont créés par des initiatives qui se veulent indépendantes, qui se multiplient jour après jour et enrichissent la traîne des médias (en référence à la théorie de la longue traîne de Chris Anderson). Une enquête faite par Kikuti et Rocha (2017) à partir de la carte du Journalisme Indépendant de l’Agence Publique recense au moins 15 sites qui mettent l’accent ou qui inscrivent dans leur ligne éditoriale l’émancipation des femmes. Parmi eux figurent Gênero & Número, une initiative de journalisme de données dédiée au débat sur le genre ; Capitolina, une revue pour les jeunes qui se sentent exclus des modèles traditionnels de l’adolescence ; Asmina, média féministe qui travaille également sur des projets éducatifs ; et Portal Catarinas, qui met l’accent sur un journalisme qui traite la question du genre dans l’état de Santa Catarina. Ces initiatives ont toutes en commun d’être des propositions récentes (au maximum 4 ans), d’être composées essentiellement de femmes et d’utiliser plusieurs formes de financement.

Il est important d’intégrer la perspective de genre dans le journalisme car elle peut aider à créer de meilleures conditions de vie pour les personnes qui ne se sentent pas représentées par le genre qui leur a été attribué à la naissance, mais également pour créer une société plus égalitaire entre les hommes et les femmes. Toutefois, parce qu’ils sont segmentés (par thématique, lieu ou approche) les contenus publiés par ces initiatives indépendantes finissent par être lus par un public de niche uniquement, et ont ainsi des difficultés à s’étendre à un public plus large. Le défi consiste à franchir cet obstacle et se développer, en profitant des outils offerts par le modèle de distribution via les réseaux sociaux, tout en essayant d’ « éclater la bulle » et de trouver des moyens de toucher d’autres lecteurs, en cherchant à stimuler le débat public qui est tant nécessaire. Il n’existe pas de chemin tout tracé pour relever un tel défi, mais sa solution contribuera certainement à ce que des incidents honteux, comme ceux empreints de haine envers Judith Butler, soient de moins en moins fréquents. La démocratie vous en remercie.

Voir en ligne : Observatório da Imprensa

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