Interview : Milton Hatoum, un chroniqueur à l’affût

 | Par Mariana Marinho

Source Revistacult - Juillet 2013

Traduction pour Autres Brésils : Pascale VIGIER
(Relecture : Zita Fernandes)

Vêtu d’une chemise à rayures et d’un jeans, Milton Hatoum tâtait ses lunettes en parlant. Mi-timide, mi-circonspect, l’écrivain, de sa voix calme et posée, a reçu la rédaction web de la revue CULT chez lui, pour une conversation sur son nouveau livre Um solitário à espreita (Un solitaire à l’affût, non traduit). Le livre a été publié directement dans la collection de poche Companhia de Bolso.

Lancé à la 11ème édition de la Flip [1] - où Hatoum a prononcé un discours d’ouverture sur Graciliano Ramos - l’ouvrage est un recueil des chroniques de l’écrivain amazonien publiées dans des journaux et revues des dix dernières années.

Partagées en quatre sections, les chroniques traitent de la mémoire, de la réalité, du langage et des affects [2] avec mélancolie et, en quelque sorte, pessimisme. Hatoum consacre aussi de nombreuses pages à la politique.

Vous pouvez lire aussi dans l’édition de juillet de la Revue CULT, le témoignage de l’écrivain dans la section « Le film qui m’a formé », où il aborde les adaptations cinématographiques de l’œuvre de Graciliano Ramos.

CULT- Est-ce que l’épisode raconté dans la chronique Un solitaire à l’affût - qui donne son titre au livre - a effectivement eu lieu ?

Milton Hatoum - Il est un peu vrai. Mais juste un peu. Parce que la vérité en littérature se trouve dans le texte. Vous y avez cru ?

J’y ai cru.

Eh bien, voilà. Dans tout texte de fiction, la vérité est ce qui aurait pu arriver et non exactement ce qui a été. Je me promène beaucoup à travers São Paulo et là où je vais j’observe beaucoup. Disons que cette chronique reflète un peu mes observations. Les dialogues sont le résultat de choses entendues de ci, de là, et que j’ai réunies et auxquelles j’ai donné une forme personnelle et littéraire. La chronique n’est pas rigoureusement vraie au sens qu’elle ne s’est pas produite exactement ainsi. Elle s’est passée ainsi dans ma tête. Mais je suis content que vous soyez tombée dans mon piège.

Je n’en suis pas aussi contente...

(Rires) Mais le lecteur doit se laisser aller à ça. C’est le pacte entre le lecteur et le texte décrit par Umberto Eco. Si vous ne croyez ni à cela ni à ce moment, alors, ça ne vaut pas la peine.

Pourquoi est-ce cette chronique qui a été choisie pour donner son titre au livre ?

Ça a été un choix de l’éditeur. Il y avait beaucoup de chroniques et j’étais embarrassé pour le titre. Cela m’a plu, parce qu’au fond le chroniqueur est un observateur à l’affût. Le chroniqueur est celui qui regarde avec attention et essaie d’expliquer ce qu’il a vu.

Le livre a un ton plutôt mélancolique.

C’est ce que je suis.

Vous considérez que vous êtes une personne solitaire ?

Le travail de l’écrivain est une activité solitaire. Il est sûr qu’à un certain moment il a besoin du regard des autres pour la lecture du manuscrit, mais le processus de création est solitaire. Je ne suis pas un écrivain de Twitter ou de Facebook. Je ne participe à aucun réseau social. J’écris comme si j’étais d’un âge antérieur au nôtre. Vous avez fait un commentaire sur ma mélancolie. Dans le livre, il y a aussi des textes pessimistes, un héritage de Machado de Assis [3] et de Guimarães Rosa [4]. Je suis un écrivain sans illusions.

Vous avez pour habitude de dire que vous n’aimez pas ce que vous écrivez. Avez-vous aimé ce livre ?

Je pense qu’il peut être publié. Mais, comme on dit, je me suis rongé les sangs pour le réécrire. J’ai passé des mois à réécrire ces chroniques, puis j’ai fait une sélection. Ça m’a donné un travail de chien. Les gens disent que la chronique est un texte simple, mais ce n’est pas le cas. Cette légèreté est une légèreté qui passe par le crible du langage. Il ne s’agit pas d’écrire une chronique codée, hermétique, difficile.

Pourquoi avez-vous réécrit les chroniques ?

Parce que quand je lis ces textes plus anciens j’ai envie de les corriger. Certains ont été tellement modifiés qu’ils sont devenus presque inédits. Cette compulsion flaubertienne me donne du plaisir. Écrire c’est, d’une certaine façon, réécrire.

Toute votre œuvre a beaucoup à voir avec la mémoire. Jusqu’à quel point ce que vous écrivez est-il une réalité et jusqu’à quel point est-ce de la fiction ?

Cette ambiguïté entre réel et fiction est toujours présente dans la littérature. Comme le dit un de mes amis, Lourival Holanda [5], « tu payes toujours une dîme au réal ». Non pas le real monnaie, mais le réal- de réalité [6]. Ce qui importe, c’est cette ambiguïté. C’est ce qui aurait pu arriver. On me demande de façon récurrente qui est le père de Naël, dans le roman Deux frères. Ça peut être Yaqub, ça peut être Omar, on m’a déjà dit que ça peut être le grand-père...

Pour moi, c’est Yaqub.

Peut-être. Mais il est difficile d’en être sûr. C’est cette possibilité qui donne sa force à la littérature. Dans certaines chroniques, je révèle des ébauches et des sources de certains personnages de mes romans, comme le chien qui apparaît dans Cendres d’Amazonie, certains parents, mes oncles et grands-parents. D’une certaine façon, ils sont présents dans mes romans, mais très modifiés et transformés. Mes chroniques sont fondamentalement fictionnelles. C’est pour ça que le lecteur n’a pas à relier ces informations à ma biographie. Parce que je n’ai même pas ces oncles avec des noms tels qu’ils apparaissent là.

Dans l’avertissement de l’auteur, vous vous présentez comme un chroniqueur tardif. Pourquoi le chroniqueur n’est-il pas apparu avant ?

Parce que j’ai privilégié ce que je voulais faire, qui était écrire des romans. Je n’ai pas eu le temps d’écrire des chroniques. Jusqu’à ce que je reçoive une invitation de la revue Entre Livros. Auparavant je n’avais pas été convié à écrire une chronique dans la presse. Des chroniques éparses, oui, mais non périodiques. Durant ces deux années (2005-2007, période d’édition de la revue) j’ai été un chroniqueur régulier. Toutes les chroniques de Entre Livros n’ont pas été choisies. J’ai privilégié les plus littéraires, celles qui ont un lien avec la mémoire, avec la fiction. Des chroniques inventées. J’ai retiré certaines chroniques politiques et du coup je m’en repends.

Même ainsi, la majorité des chroniques parle de politique.

Oui. De politique vue non sous une forme pamphlétaire ou dénonciatrice, mais sous la forme d’un travail de fiction.

La politique apparaît d’une façon subtile, sans être superficielle...

Ça a été exactement mon idée. Ça a été tout à fait ça : amorcer un sujet, dévier vers un autre et terminer avec ce qui m’intéresse. Comme si j’attirais le lecteur vers un thème qui n’est pas celui qui sera exploité. Cela se fait beaucoup dans les histoires brèves, les nouvelles.

Dans l’une des chroniques vous affirmez vouloir rester à distance des scorpions et des politiques. Que feriez-vous si vous aviez à vous approcher de l’un d’eux ?

Je les tuerais tous les deux. Les pernicieux et les malfaisants. Parce qu’il y a encore des politiques qui réfléchissent au Brésil. Malheureusement ils forment une immense minorité, si je puis dire. Mais je trouve qu’ils n’ont pas une dignité égale à celle des scorpions qui se suicident quand ils sont en danger. Quand les politiques sont en danger, ils deviennent des êtres absolument cyniques et démoniaques. Dans leur folie ils croient à leurs mensonges. Quand je dis que je veux une distance, c’est une distance pour les critiquer. Il est nécessaire de maintenir une certaine ou une totale indépendance critique vis-à-vis de la politique.

Mais, vous voyez, les gens qui se manifestent disent aux politiques brésiliens « nous ne croyons pas en vous. Vous mentez depuis longtemps. Nous voulons quelque chose qui, pour de vrai, transforme le Brésil ». Ils disent qu’ils ne croient pas en la politique qui se fait, en la justice corrompue, complice, lente et ambiguë. Ne pas avoir confiance dans les politiques ni dans la justice est quelque chose de triste pour le destin du pays. Cela va générer des tensions de plus en plus importantes, de plus en plus fortes. Il y a combien de temps qu’on dit que dans la ville seule de São Paulo il manque 900 crèches ? Où ces mères laissent-elles leurs enfants quand elles vont travailler ? Ça c’est un problème. Un maxi-problème. Le transport public est un autre problème.

La santé, l’éducation...

Tout est un problème ! Et il y a de l’argent pour construire des stades ? Il y a une chronique qui s’appelle Estádios novos, miséria antiga (Nouveaux stades, misère ancienne), qui parle de cela. Elle a beaucoup à voir avec les événements. Je me souviens que cette chronique a provoqué beaucoup de bruit à sa publication (Estado de São Paulo - juin 2012). Certaines personnes de Manaus m’ont critiqué, disant que la création de stades est un progrès. Des idiots. Parce que ce stade (construit à Manaus pour la Coupe du Monde de 2014) a coûté environ 800 millions de reais [7], alors qu’il existait déjà un stade dans la ville connu sous le nom de Tartarugão (Vivaldo Lima, un projet de Severiano Mário Porto). Je pense que l’extrait final de cette chronique reste encore d’actualité : « Persistez dans le maquillage urbain et cachez (pour la millième fois) la misère brésilienne, bien plus ancienne que le football. Et quand la foule en colère retrouvera la dignité qui lui a été dérobée, dites avec un cynisme vil qu’il s’agit d’un groupe de brigands et de terroristes ».

Avez-vous une chronique préférée ?

Préférée, non, mais certaines me plaisent...

Lesquelles ?

Lições de uma inglesa (Leçons d’une anglaise). C’est une chronique dédiée à Davi Arrigucci Jr [8]. Je me suis beaucoup inspiré pour cette chronique de la lecture d’un essai que Davi a écrit sur Stevenson. L’île au trésor a été une lecture de ma jeunesse. Leçons d’une anglaise est une chronique de la province, mais qui recouvre la littérature, l’apprentissage d’une langue et l’érotisme. J’étais fasciné par ce professeur. Elle était rousse, ce qui, pour moi, représentait la figuration même de l’autre. Elle était différente du métisse que j’étais. Je ne sais pas si aujourd’hui je la trouverais belle, mais à cette époque elle m’a fasciné. J’en étais malade qu’arrive le jour de la leçon pour lire Stevenson en anglais. C’est donc une chronique qui rassemble beaucoup de choses. C’est ce que Davi nomme dans son essai « poésie de circonstance ».

J’aime aussi Escorpiões, suicidas e políticos (Scorpions, suicides et politiques). A parasita azul e o professor cassado (Le parasite bleu et le professeur destitué) est déjà une chronique sur le professeur qui a inspiré le personnage de Laval dans Deux frères. Il y a quelque chose de mon passage à Brasilia, quand j’ai habité là-bas, de même que dans la chronique Flores secas do cerrado (Fleurs sèches du cerrado), et ainsi de suite. J’en préfère certaines et j’en aime moins d’autres. Je préfère ne pas dire lesquelles j’aime moins, parce que j’ai choisi celles que j’aime. Et celles que j’ai enlevées, finalement, je pense que ce n’était pas le moment de les publier. J’attendrai le temps de les réécrire ou d’en faire une histoire.

Dans la chronique Tantos anos depois, Paris parece tão distante... (Après tant d’années, Paris paraît si lointain...) vous affirmez qu’ « un poème doit être parfait, ou presque parfait, mais qu’un roman est, fréquemment, une œuvre imparfaite, d’une lecture indigeste pleine de digressions et de faiblesses ». Et la chronique, qu’en est-il ?

(Pause) La chronique est une brève vision de la réalité élaborée par la littérature. Par la main d’un écrivain. Il s’agit presque d’une brève apparition. C’est une sorte de poésie du quotidien. C’est un instant de lyrisme du quotidien. Mais c’est dans ce moment de lyrisme que tout est contenu. Est contenue la politique, est contenue sa vision sur les choses, sur le temps. La chronique est plus forte quand elle transcende le temps présent, se transformant en une fenêtre ouverte vers d’autres envolées et d’autres voyages.

Depuis combien de temps vous préparez-vous pour le discours d’ouverture de la Flip ?

Je crois que j’y ai travaillé un bon mois. J’ai relu beaucoup de choses et j’ai commencé à écrire le texte. Je vais lire un texte de 12 à 13 pages, d’une heure au maximum. Mais il est difficile de rassembler tant de choses importantes en peu de temps. Je n’ai pas la prétention de faire une analyse académique. Je vais exposer ce que je trouve le plus important dans l’œuvre de Graciliano Ramos. Peut-être transformerai-je cette conférence de la Flip en un essai plus important et paierai-je ainsi avec humilité ma dette envers l’écrivain brésilien que j’apprécie le plus.

Qu’est-ce qui vous fascine le plus dans son œuvre ?
Tout me fascine. Son langage, la forme selon laquelle il travaille les grandes questions de la réalité brésilienne. Je crois qu’il a cherché et trouvé un équilibre très fort entre le social, le politique et le psychologique. Il a été un maître en ce sens comme peu le sont. Ce qui me fascine, par-dessus tout, c’est sa position éthique irréprochable. Du citoyen, du maire, du secrétaire d’État de l’Éducation qu’il a été [9]. Le citoyen, le politique et l’écrivain sont irréprochables du point de vue éthique. Avec l’avantage que dans son œuvre l’éthique et l’esthétique vont de pair. Il a été un écrivain sublime.


Ouvrages de Milton Hatoum traduits en français :

  • Récit d’un certain Orient : roman ; trad. par Claude Fages et Gabriel Iaculli. Seuil, 1993.
  • Deux frères : roman  ; trad. par Cécile Tricoire. Seuil, 2003.
  • Sur les ailes du condor/ Milton Hatoum, Hélène Georges ; trad. par Michel Riaudel. Seuil Jeunesse, 2005.
  • Cendres d’Amazonie : roman ; trad. par Geneviève Leibrich. Actes Sud, 2008.
  • Orphelins de l’Eldorado ; trad. par Michel Riaudel. Actes Sud, 2010.

Notes de la traduction :
[1] Festa Literaria Internacional de Paraty, créée en 2003 et dont la 11ème édition en 2013 a été consacrée à Graciliano Ramos.
[2] Les sections du livre ont pour titre : Dança da espera (Danse de l’attente) ; Escorpiões, suicidas e políticos (Scorpions, suicides et hommes politiques) ; Adeus aos corações que aguentaram o tranco (Adieu aux cœurs qui ont résisté au choc) ; Dormindo em pé, com meus sonhos (En dormant debout, avec mes rêves).
[3] Grand auteur brésilien (1839-1908) dont un grand nombre d’œuvres sont traduites, parmi lesquelles on peut citer : Mémoires posthumes de Brás Cubas, Dom Casmurro et les yeux de ressac, L’Aliéniste, etc.
[4] L’œuvre majeure de Guimarães Rosa (1908-1967) est traduite sous le titre de Diadorim.
[5] Professeur à l’Université Fédérale de Pernambouc, Lourival Holanda est spécialisé dans la littérature comparée.
[6] Il y a là un jeu de mots intraduisible sur le mot « real » qui est à la fois le nom de la monnaie brésilienne et signifie « réel ».
[7] Autour de 240 millions d’euros.
[8] Né en 1943, Davi Arrigucci Jr a été professeur de théorie de la littérature à l’Université de São Paulo. Il a reçu le Prix Jabuti en 1979 pour son essai Achados e perdidos ( Trouvés et perdus) et a notamment publié un essai sur Cortazar en 2003, O escorpião encalacrado (Le scorpion dans l’embarras), non traduits. L’essai auquel Hatoum fait référence est probablement A Poesia da circunstância, contenu dans le livre de Stevenson, O clube do suicídio.
[9] Graciliano Ramos a été maire de Palmeira dos Índios, ville de l’État de l’Alagoas (1928-1930), puis secrétaire de l’Éducation de l’Alagoas de 1930 à 1936, date de son emprisonnement.

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