« Il faut discuter des raisons pour lesquelles la femme noire est la principale victime de viol au Brésil »

 | Par Marina Novaes

Source : EL PAÍS - 23 juillet 2016
Traduction :​ Mathilde Moaty
Relecture : Hélène Breant

Djamila Ribeiro, titulaire d’un master de philosophie politique, militante féministe et secrétaire adjointe aux Droits de l’Homme de São Paulo./ RICARDO MATSUKAWA


Pour EL PAIS, la chercheuse parle de l’importance de combattre de front le sexisme et le racisme.Titulaire d’un Master en philosophie politique, elle est l’une des principales références du mouvement féministe noir.

São Paulo, le 23 juillet 2016

Le viol collectif d’une jeune fille de 16 ans à Rio de Janeiro [1] a suscité une intense polémique sur la culture du viol, qui s’est ajoutée à une série de manifestations à travers tout le pays contre le machisme - mais aussi contre le racisme.

La raison est claire : la violence contre les femmes noires s’est accrue. Bien que d’aucuns tentent de discréditer le débat (en le taxant de jérémiades féministes), les données de la Carte de la Violence de 2015 confirment le problème bien au-delà de cet épisode (la victime était jeune, noire et pauvre). Pour Djamila Ribeiro, 35 ans, actuellement l’une des militantes du mouvement féministe noir les plus reconnues, le seul moyen de créer des politiques efficaces dans la lutte contre les violences liées au genre est de déconstruire le mythe dominant selon lequel le Brésil serait un pays harmonieux, exempt de tout racisme.
Djamila est chercheuse et professeure de philosophie politique à l’Université Fédérale de São Paulo (Unifesp), blogueuse, mère d’une fille de 11 ans, et est également secrétaire adjointe aux Droits de l’Homme à São Paulo depuis deux mois. Dans cette interview à EL PAÍS, elle parle des différentes luttes au sein du mouvement féministe et du racisme enraciné dans notre culture.

Question. Le viol collectif qui a eu lieu à Rio en mai dernier a provoqué une très forte réaction des femmes de notre pays. Cela a également soulevé un débat sur les questions du racisme et de la culture du viol. En quoi ces deux problèmes sont-ils liés ?

Réponse. Avec l’acte brutal de Rio, la culture du viol est apparue au grand jour. Mais on a aussi vu clairement que la majeure partie de la société a vu cela comme un phénomène unique, quelque chose de ponctuel. La discussion menée par le mouvement féministe est importante pour montrer que cela fait au contraire partie d’une culture qui émane du machisme. En ce qui concerne la question raciale, il nous faut parler de la raison pour laquelle ce sont les femmes noires qui souffrent le plus de ce type de violence. Une enquête de l’UNICEF, Violence Sexuelle, montre que les femmes noires sont les plus touchées. Il ne s’agit donc pas d’un phénomène ponctuel. Il est enchâssé dans une structure. Si nous prenons le contexte historique du Brésil, nous avons un pays qui a vécu plus de 300 années d’esclavage, donc un héritage de domination esclavagiste. Au temps de l’esclavage, les femmes noires étaient systématiquement violées par les maîtres. Quand nous parlons de la culture du viol, nous devons faire ce lien direct entre la culture du viol et la colonisation. Tout est lié, pour ce groupe qui cumule une double oppression : en plus du sexisme, le racisme. Toutes les femmes sont bien sûr vulnérables et exposées à cette violence sexuelle. Mais lorsqu’il s’agit de femmes noires, il faut ajouter la composante supplémentaire du racisme. Se pose en outre la question de l’ultra-érotisation de la femme noire dont on fait un objet sexuel, une chair offerte... Ces femmes sont tellement déshumanisées que la violence qu’elles subissent en viendrait presque à se justifier. Si je me bats contre le machisme, mais que j’ignore le racisme, j’alimente la même structure.

Q. Peut-on dire qu’il y a une ligne de faille dans le dialogue au sein du mouvement féministe ?

R. Chez les féministes, les femmes noires tentent de provoquer une discussion depuis les années 70, car les femmes blanches ont en quelque sorte fini par faire de la femme une catégorie universelle, sans se rendre compte qu’il existe de nombreuses façons d’être femme : la femme noire, la femme blanche, la femme indigène, la femme lesbienne, la femme pauvre… Si nous ne réfléchissons pas ensemble à ces différences, nous excluons de la discussion un grand groupe de femmes. Le mouvement féministe a été pendant longtemps un mouvement de femmes blanches de la classe moyenne, réagissant à une oppression dont elles étaient les seules victimes, et ne prenant pas en compte les oppressions dont souffraient d’autres femmes encore plus vulnérables. Faute de comprendre ces différences, les femmes qui jouissent d’un quelconque privilège continuent la plupart du temps d’en jouer, en reproduisant l’oppression sur les plus vulnérables. C’est ce débat que porte le mouvement féministe noir. Nous aussi voulons être représentées. Nous ne pouvons pas penser uniquement à ce qui nous atteint, sinon nous allons perpétuer le pouvoir que nous voulons justement combattre. Ainsi, il faut que les femmes plus privilégiées s’ouvrent au débat, sans voir cela comme un affront ou une querelle.

Q. Dans l’un de vos articles, vous écrivez sur ces différentes luttes au sein du mouvement féministe - notamment sur le fait qu’à un moment donné, tandis que les femmes blanches luttaient pour le droit de vote, les femmes noires luttaient pour être perçues par la société comme des êtres humains. Dans le débat contemporain, en quoi divergent les différents chevaux de bataille du mouvement ?

R. Je pense que le dialogue s’est beaucoup amélioré au fil du temps. L’enquête de la Carte de la Violence 2015 a montré que, ces dix dernières années, depuis l’entrée en vigueur de la Loi Maria da Penha [2], les assassinats contre les femmes blanches ont diminué de 9,6% au Brésil, alors qu’ils augmentaient de 54,8% pour les femmes noires. Il s’agit d’un pourcentage qui atteint un niveau absurde. Si l’on s’intéresse par exemple au marché du travail, la plupart des employées domestiques sont encore des femmes noires. Si l’on prend la question de l’avortement, ce sont les femmes noires qui en meurent le plus. En effet, comme l’avortement est un crime, les femmes qui en ont les moyens financiers avortent en toute sécurité, tandis que les autres en meurent… Il faut accepter que les femmes noires aient besoin d’une attention spécifique. Il faut en finir avec cette approche politique universalisante qui n’atteint la plupart du temps qu’un groupe spécifique. Si un groupe est plus vulnérable, alors il a besoin de plus d’attention. Il s’agit d’une minorité au sein de la minorité.

Q. Le fait de ne pas reconnaître que les femmes noires sont plus vulnérables vient-il de la difficulté qu’a le Brésilien de reconnaître qu’il est raciste ? Cela vient-il de notre éducation ?

R. C’est une excellente question. Comme le Brésil est un pays majoritairement noir, il n’y a pas de débat tangible sur le racisme, et je pense que cela est dû en grande partie à ce mythe de la démocratie raciale qui a été créé au Brésil. Cela consiste à croire que le racisme n’existe pas ici, qu’il n’existait qu’aux Etats Unis ou en Afrique du Sud parce qu’à la différence du Brésil, le racisme était là-bas inscrit dans la Constitution. Cela nous évite de reconnaître qu’ici, le racisme est institutionnel. Je donne toujours l’exemple de l’Université de São Paulo (USP), que je trouve caractéristique : il suffit de regarder la couleur des personnes qui font le ménage, et celle des enseignants. Il existe donc bien une ségrégation très marquée au Brésil mais ce qui nous manque, c’est d’en parler de manière plus efficace. Nous avons tous été élevés dans ce mythe de l’harmonie entre les races, d’un pays métissé où tout le monde s’entend bien... Mais ce que nous ne disons pas, c’est qu’une partie de ce métissage est le fruit du viol des femmes noires, des femmes indigènes… On encense les ponts qui existent, mais on refuse de parler des murs qui nous séparent. Tout cela explique en grande partie notre difficulté à voir le Brésil comme un pays raciste. Nous avons besoin de travailler cela plus efficacement en termes éducatifs.

Q. Quel doit être le rôle de l’homme pour aider à en finir avec le machisme ?

R. Je pense que cela consiste surtout à échanger autour de la masculinité. La façon dont a été construite cette masculinité hégémonique est directement liée à la question de la violence et de l’agressivité. Dès leur plus jeune âge, les petits garçons sont élevés pour être le mâle, celui qui soutient et protège la famille, le violent, l’agressif. Si nous vivons dans une société dans laquelle les hommes violent les femmes, c’est parce que nous élevons des hommes qui pensent qu’ils ont le droit de faire ça. Cela devrait être le sujet central : comment pouvons-nous déconstruire cette masculinité violente ? Je pense qu’il serait fondamental que les hommes en discutent entre eux. Ils peuvent et doivent être des partenaires et alliés, qui appuient notre cause, lui donnant une visibilité… Un professeur devrait débattre du sujet en classe. Un employeur devrait verser le même salaire aux hommes et aux femmes qui occupent les mêmes fonctions, en permettant aux mères de travailler. Un professeur d’université publique devrait soutenir la cause des étudiantes pour l’implantation de crèches dans les écoles, car dans ce cas les crèches permettent de lutter contre le décrochage scolaire. Si un homme est avec ses amis et que l’un d’eux a agressé une femme, il faut dire à cet ami qu’il s’agit d’une agression, et pas de séduction. A la maison, il doit participer de manière égale aux tâches domestiques, et avoir la même responsabilité dans l’éducation des enfants. Pour les femmes, tout cela constitue déjà une aide immense. Il n’est donc pas forcément nécessaire de prendre un mégaphone et de parler pour nous. Ainsi, l’évolution de la situation dépend beaucoup de ces actions concrètes que les hommes peuvent faire, et mêmes qu’ils doivent faire, parce que cette masculinité hégémonique est en train de nous tuer. Il est fondamental que les hommes soient disposés à la déconstruire.

Djamila Ribeiro, interviewée par EL PAÍS, à São Paulo./RICARDO MATSUKAWA

Q. Beaucoup de femmes ont peur de se revendiquer féministes, pensant que le féminisme est quelque chose de négatif. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ?

R. Je ne crois pas qu’on naisse en sachant de quelle oppression l’on souffre. C’est une conscience que l’on acquiert au fil du temps, et s’il y a un autre phénomène que le machisme a très bien réussi à créer, ce sont ces mythes autour du féminisme qui ont été une autre façon d’empêcher beaucoup de femmes de s’unir. Parce que, plus les femmes sont nombreuses à serrer les rangs, mieux cela permet à cette idéologie de se manifester. C’est ainsi qu’est apparu le mythe selon lequel les féministes haïssent les hommes, ou encore qu’elles sont des femmes très agressives… C’est une façon d’éloigner les femmes de cette entreprise. Quand vous comprenez ce qu’est le féminisme, il n’y a aucune raison pour ne pas vouloir être féministe. Si être féministe signifie lutter pour que les femmes acquièrent l’égalité, pour que les femmes soient traitées comme des êtres humains, pour que nous vivions dans une société égalitaire et juste, alors il n’y a aucune raison de ne pas être féministe.

Djamila Ribeiro. /RICARDO MATSUKAWA

Q. Qu’appelle-t-on l’intersectionnalité du féminisme ?

R. Tous les mouvements fonctionnent dans la même logique que la société. Ils définissent leur cible au fil d’un processus d’exclusions et de choix successifs. Ainsi, par exemple, le mouvement noir lutte contre le racisme avec un regard très masculin ; le mouvement féministe a un regard blanc ; le mouvement LGBT, lui, privilégie les hommes gays blancs… L’intersectionnalité implique de réfléchir à la manière dont nous pouvons élaborer nos politiques afin de prendre en compte cette diversité. Sinon, nous allons juste continuer à choisir quelles vies ont de l’importance, et quelles vies n’en ont pas. (…) Quand j’ai à penser des politiques publiques, j’ai besoin d’avoir un regard intersectionnel pour pouvoir atteindre les groupes les plus vulnérables. Si je généralise (un groupe ou une lutte), je ne nomme pas le problème ; et si je ne le nomme pas, certaines personnes restent invisibles, leurs problèmes n’auront jamais de nom, et s’ils restent sans nom, je ne vais jamais réussir à aboutir à une solution.

Q. Pour changer un peu de sujet, que pensez vous du mouvement Ecole Sans Parti ?

R. C’est un retour en arrière. Je trouve cet argument cocasse, car rien n’est exempt d’idéologie. A partir du moment où ils utilisent cet argument, ils parlent en utilisant une idéologie, une idéologie d’exclusion. C’est une idéologie qui renforce l’ordre établi, pour que certains sujets conservent leur caractère marginal. Débattre de ces sujets sert justement à ce que nous comprenions que ces personnes existent, et combien il faut éduquer les gens au respect. Je n’aime pas le terme « tolérance ». Les personnes doivent être respectées. Traiter de ces sujets dans les écoles est très important, car les écoles peuvent être un espace d’évolution des mentalités. Cependant, en l’état actuel des choses, notre école est un lieu de reproduction de la violence. Il faut enseigner le portugais et les mathématiques, et il faut aussi enseigner les questions de genre, les questions raciales… Parce que tous ces thèmes sont transversaux, et doivent être travaillés dans toutes les disciplines. En commençant à étudier ces sujets, nous donnons à certains groupes les moyens d’être autonomes en leur donnant la voix qu’ils n’ont jamais eue, et nous capacitons des personnes à commencer à revendiquer leurs droits. Et tout cela signifie une perte de privilège des individus au pouvoir.

[1Les liens de ces article sont à lire en Portugais

[2N.d.T. La Loi 11.340, plus connue sous le nom de Loi Maria da Penha, est entrée en vigueur en 2006. Elle porte le nom d’une pharmacienne du Ceara qui s’est battue plus de 20 ans pour voir son agresseur derrière les barreaux. Cette loi a permis de prendre en compte dans le jugement les violences psychologiques, violences patrimoniales et agression morale, en plus de la violence physique et sexuelle. Depuis, la violence contre les femmes n’est plus traitée comme un crime au potentiel négligeable ?

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