<img23|left> À la fin du siècle dernier et au début du XXIème siècle, de nombreux conflits liés aux crises d’identité et à l’unité des Etats ont pu être observés dans le monde au travers des guerres civiles dans l’ex-Yougoslavie, en Tchétchénie, en Afghanistan, au Kosovo, etc. Contrairement à de nombreux pays, le Brésil préserve un fort sentiment d’intégration et d’identité nationales. A votre avis, à quoi est due cette particularité ?
Rafael Villa : Nous pouvons émettre quatre hypothèses afin d’expliquer cette caractéristique de l’identité nationale au Brésil. En premier lieu, depuis le XIXème siècle, les élites politiques et sociales brésiliennes sont parvenues avec succès à concevoir une idée de nation qui s’est imposée aux différences sociales et raciales, malgré le fait que ces différences soient ancrées depuis longtemps dans la société brésilienne. Le plus important étant la gestion des conflits sociaux et raciaux qui ont pu éventuellement exister, l’Etat a joué le rôle d’un amortisseur efficace face aux tensions de la société civile. En second lieu, pendant tout le XXème siècle, a été diffusée l’idée harmonique qu’au Brésil était pratiquée une démocratie raciale qui a permis aux groupes sociaux et raciaux dominants de disposer d’un puissant instrument idéologique par le biais duquel ils ont pu gérer la question de l’intégration et de la participation de la population noire dans la société brésilienne. L’idée de "démocratie raciale" perdure, telle une valve de pression non négligeable face aux tensions raciales. En troisième lieu, la société brésilienne a été majoritairement convertie au christianisme. Cette importante homogénéité religieuse diffère des réalités telles que celle de l’ex-Yougoslavie où de nombreuses confessions religieuses (orthodoxe, chrétienne, catholique et musulmane) étaient réparties parmi la population. Enfin, pour finir, il me semble qu’il s’est produit au Brésil un processus d’internalisation des principes de tolérance envers les différences ethniques et religieuses lorsqu’on procède à une comparaison avec certains cas mentionnés dans votre question. Il va de soi qu’il s’agit d’une tolérance tendue sur le plan social et racial, mais qui est pourvue d’une fonctionnalité qui permet à ceux "d’en bas" de pouvoir disposer de quelques fragments de mobilité sociale et politique, l’un des plus grands exemples symbolisant cette tolérance sous tension étant l’élection d’un ouvrier à la tête du pays.
Qu’est-ce qui définit l’intégration nationale d’une nation ? Comment surgit le sentiment d’identité nationale ?
L’intégration se fait par le propre sentiment d’appartenance à une nation. Mais ce processus s’effectue certainement de différentes manières suivant les pays car les symboles qui finissent par se créer pour conjuguer le sentiment de nationalité sont différents dans chaque cas. Au Brésil, il est très important de s’identifier à certains éléments, tels que la nature par exemple. Ceci est flagrant lorsqu’on écoute les premières paroles de l’hymne national. Et même un centre moderne et cosmopolite comme Rio de Janeiro, carte postale du pays, est vendu pour le tourisme international sous le signe du tropicalisme. Il est évident que certains éléments tels que la langue, les origines ethniques et la cuisine sont importants dans la définition de l’idée de l’identité nationale d’un pays, mais dans le cas brésilien, tous ces éléments sont secondaires comparés aux symboles naturels édéniques. Ceci différencie beaucoup le Brésil d’autres pays tels que les Etats-Unis où l’idéal libéral de liberté et d’individualisme représente en partie l’identité du pays. Mais je ne pense pas qu’une comparaison avec d’autres nationalités puisse constituer un paramètre qui permette d’affirmer que nos éléments fondateurs de la nationalité soient qualitativement moins transcendants que ceux des autres pays. Lors de la construction de l’identité nationale, les populations font des choix historiques qui reflètent une certaine adéquation avec des contextes socioculturels, géographiques et politiques. Une fois que ces choix sont faits, l’idée de nation et d’identité nationale émerge avec tant de force qu’elle accompagne chaque individu tout au long de sa vie.
Au Brésil, pays multiculturel, il existe de grandes différences régionales. Comment sont-elles associées aux sentiments d’identité et d’intégration nationales ?
Les hypothèses que j’ai soulevées dans la réponse à votre première question constituent le fil qui permet de lier les différences entre toutes les régions du pays. Sans cela, il ne serait pas possible, par exemple, de concevoir une nation regroupant des régions telles que le Nord et le Sud, dont le développement socio-économique est si inégal. Mais les éléments cités précédemment (rôle de l’Etat, concept de démocratie raciale, homogénéité religieuse) ne parviennent pas toujours à contenir les tensions qui découlent des relations entre les régions. Pour preuve, l’existence de certains mouvements tels que "le Sud est mon pays" au Rio Grande do Sul et au Paraná, qui même en étant minoritaires dans leurs revendications séparatistes, expriment une certaine inadaptation à l’idée de nation. Mais il est possible d’affirmer qu’en dehors de ces mouvements "outsiders", l’idée de nation est assez ancrée dans les nouvelles générations. Le fait d’être brésilien n’est pas remis en question et ne génère pas de points de discorde. En revanche, déterminer la région qui contribue le plus à la construction de la nation semble être un point plus délicat. Ceci accentue une concurrence régionaliste qui peut même être positive, dans une certaine mesure. Mais le cas du Brésil n’est pas si différent de celui des autres pays d’Amérique du Sud.
Comment la mondialisation a-t-elle modifié le sentiment d’identité nationale et le pouvoir de l’Etat dans la promotion de l’intégration nationale ?
L’effet de la mondialisation sur l’identité nationale est double : d’un côté il contribue à véhiculer dans le monde des valeurs, des modes de vie, des formes de consommation et des idées cosmopolites qui tendent à diluer l’idée d’une identité nationale et favorise l’apparition d’une réalité transnationale cosmopolite qui, en termes de consommation, se rapproche des classes sociales similaires dans différentes parties du monde. Avec la révolution des télécommunications, de la télématique et de l’informatique, les impacts de l’Etat sur la régulation et la promotion de ce qui est « national » ainsi que de l’identité culturelle auraient tendance à diminuer. Ainsi, nous serions en train d’entrer dans une période de standardisation planétaire de "l’american way of life". Tout cela est partiellement justifié. On ne peut pas nier l’influence de la mondialisation sur les cultures nationales.
Néanmoins, la mondialisation a également créé des mouvements de résistance culturelle dans de nombreuses régions du monde. Et il ne faut pas croire que cette tendance ne concerne que les mouvements des pays et groupes en retard sur les plans économique et politique. L’Europe occidentale assiste également à des mouvements qui émanent des Etats qui la composent et qui sont destinés à défendre des éléments de leurs cultures nationales, tels les efforts défensifs des gouvernements allemands successifs destinés à défendre la langue allemande face à la domination de la langue anglaise (la langue de la mondialisation). Je pense qu’au lieu d’une dilution des cultures et des identités nationales, il y aura dans le futur une adéquation et une réarticulation des progrès et des contenus de la mondialisation par les cultures nationales.
L’intégration nationale est-elle liée à l’intégration du Brésil à l’Amérique latine ?
En comparant avec les autres pays d’Amérique latine, on constate qu’il s’agit bien du point faible des mouvements d’intégration du Brésil. Il est nécessaire de différencier les avancées en deux niveaux d’intégration : aux niveaux gouvernemental et commercial, des avancées ont certainement eu lieu et le Mercosur en est le principal exemple. En revanche, au niveau de la société civile, les tentatives d’intégration demeurent encore un processus peu développé. Malgré cela, on constate de nos jours qu’une certaine catégorie sociale, notamment la classe moyenne, connaît mieux les autres pays de la région. Ceci contribue beaucoup au développement du tourisme à destination des pays voisins tels que l’Argentine, la Bolivie, le Chili, le Pérou et le Venezuela. Mais il ne s’agit pas d’intégration à proprement parler. Il est à noter que l’intégration avec les autres pays d’Amérique latine ne doit pas être synonyme de dilution des cultures et des identités nationales en faveur d’un projet d’identité régionale. L’intégration devrait être associée à une connaissance plus importante des cultures entre les différents pays, ce qui permettrait la découverte d’affinités et de points communs entre les différentes populations de la région latino-américaine. Mais il ne s’agit pas d’un projet à court terme. Un projet d’intégration devrait pouvoir concevoir une Amérique latine qui, à long terme, serait associée à un sentiment d’identité et de loyauté des habitants envers leur région. Mais pour cela, il est nécessaire que certaines institutions telles que l’école, l’université et les moyens de communication soient impliquées dans ce processus.
Au XXIème siècle, les mouvements sociaux seront-ils des acteurs du processus d’intégration nationale ?
Je pense que les mouvements sociaux sont d’importants instruments pour la promotion de la citoyenneté. Cependant, je constate que leurs programmes ne sont pas vraiment tournés vers des tentatives d’intégration nationale, régionale ou planétaire. Par nature, bon nombre de ces mouvements sociaux ainsi que de nombreuses ONG partagent des valeurs et des visions beaucoup plus universelles que locales. On peut citer comme exemple les mouvements et ONG qui ont participé au Forum Social Mondial qui vient de se terminer en Inde. Leurs valeurs sont plus cosmopolites et moins tournées vers l’intégration sociale. Elles sont importantes dans, entre autres objectifs, la défense d’un territoire, des valeurs de citoyenneté, des droits de l’homme, de l’accès à la terre. Cependant, le travail d’intégration nationale demeure encore très monopolisé par l’Etat. Mais les mouvements sociaux sont également, par principe, peu enclins à s’engager dans des causes plus nationales telles que l’intégration qui demeure un terrain d’action quasi-exclusif de l’Etat.
Le nationalisme sera-t-il un problème majeur du XXIème siècle ?
Tout dépend du nationalisme auquel on se réfère. S’il s’agit du nationalisme ethnique ou religieux qui fut tristement pratiqué, et qui demeure d’actualité, dans certaines régions d’Europe centrale, d’Afrique et du Moyen-Orient, il représentera certainement un problème majeur au XXIème siècle. Il s’agit là d’un nationalisme pernicieux dans la mesure où, dans un premier lieu, il fomente la haine et la xénophobie entre populations du même territoire et de territoires différents. En second lieu, le critère d’inclusion sociale, politique ou culturelle de ce type de nationalisme se caractérise par l’appartenance à un groupe, un clan ou une ethnie. Ainsi, les citoyens sont définis à partir d’un paramètre ethnique ou religieux, en excluant toute une partie de la population. Ce type de nationalisme continuera d’exister et de faire beaucoup de dégâts pendant le XXIème siècle. Les moyens pour le combattre sont l’éradication de la pauvreté et la diffusion et l’internalisation dans les sociétés de l’idée de tolérance et d’altérités sociale, ethnique et religieuse.
Cependant, il existe également un nationalisme civique dont les critères relatifs à l’inclusion sociale ou au profit vis-à-vis de la citoyenneté ne s’appuient pas sur des codes ethniques ou religieux, mais sur des normes et des procédures établies par des lois, tenant compte de l’égalité des droits et de la méritocratie. C’est le nationalisme pratiqué aux Etats-Unis et en Europe occidentale. Et nous ferions mieux de ne pas confondre les conquêtes et les acquis de la démocratie américaine avec les excès commis pas l’administration actuelle qui gouverne le pays. Malheureusement, ce type de nationalisme, à caractère inclusif et non exclusif, demeurera minoritaire au XXIème siècle. Mais je souligne qu’il s’agit du premier type de nationalisme qui continuera et ce, pendant longtemps, à générer des problèmes dans le siècle où nous vivons.
Entretien mené par Augusto Patrini
Source : CMI Brasil - 27 février 2004
Traduction : Jean Jacques Roubion pour Autres Brésils