Félicitations, nous avons atteint la bêtise suprême

 | Par Eliane Brum

Simone de Beauvoir. Source : El País

Le bûcher sur lequel a été jetée Simone de Beauvoir à partir de la question de l’ENEM (Examen national de l’enseignement secondaire – équivalent brésilien du baccalauréat) a montré que la bêtise est devenue un problème structurel du Brésil. Si elle n’est pas affrontée, on n’a aucune chance de s’en sortir. Des hordes et des hordes d’ânes [1] qui occupent les espaces institutionnels, des ânes qui occupent les écrans de télévision, des ânes rémunérés par l’argent public, des ânes rémunérés par l’argent privé, des ânes dans les sphères privilégiées, ont attaqué la philosophe française parce que l’ENEM a proposé à l’examen un extrait de l’une de ses œuvres, Le Deuxième Sexe, qui commence par la célèbre phrase : « On ne naît pas femme, on le devient ». Cela a suffi pour que les ânes lèvent les oreilles et braient leur ânerie dans un vacarme inquiétant. Débattre sérieusement de l’ânerie nationale est plus urgent que de discuter de la crise économique et de la faible croissance du pays. L’ânerie est à la racine de la crise politique au sens large. L’ânerie corrompt la vie, privée et publique. Jour après jour.

Récapitulons les derniers spasmes de la plus récente épidémie d’ânerie. La page Wikipédia de Simone de Beauvoir (1908-1986), comme l’a montré un reportage de la BBC, a été prise dassaut pour incriminer l’écrivaine de « pédophile » et de « nazie ». La Chambre des Conseillers Municipaux de Campinas, dans l’état de São Paulo, a approuvé une « motion de rejet » de la philosophe. Le député Marco Feliciano du PSC [2], de la coalition de la Bible [3], a découvert dans la phrase de la philosophe « un choix intentionnel, rusé et ambigu à propos de ce que l’on doit enseigner à nos jeunes ». Sur sa page Facebook, le procureur de justice de la ville de Sorocaba (état de São Paulo), Jorge Alberto de Oliveira Marum, a qualifié Beauvoir de « laideronne française, qui ne se lave pas, ne porte pas de soutien-gorge et ne s’épile pas ». Comme le thème de la dissertation de l’ENEM était « la persistance de la violence contre la femme dans la société brésilienne », ceux qui ont étudié dans des lycées chics et chers ont affirmé que c’était un sujet de gauche et donc un signal sans équivoque d’une conspiration idéologique de la part du gouvernement fédéral. Comme l’a suggéré le critique de cinéma Anácio Araújo sur son blog, si le fait de défendre le droit de la femme de se déplacer sans être importunée, agressée et frappée est un sujet de gauche, alors cela veut dire que la droite va très mal.
Il est de plus en plus difficile de faire de l’humour au Brésil. Comme rien de ce qui a été rapporté ci-dessus n’est une blague, nous sommes soumis quotidiennement à une expérience de perversion. Et il n’est pas facile non plus d’écrire sans être humoriste : qu’est-ce qu’on peut dire, sérieusement, face à une motion de rejet de Simone de Beauvoir ? Mais il est nécessaire de traiter cela avec sérieux, parce qu’il n’existe peut-être rien de plus sérieux que la vague de crétinisme qui traverse le pays. Il est urgent, prioritaire, de faire un effort collectif et d’affronter l’ânerie avec l’unique instrument capable de la renverser : la pensée.

Cela constitue la puissance et la générosité d’un livre lancé par la philosophe Marcia Tiburi, écrivaine et professeure universitaire. Le titre va droit au but, puisqu’en fin de compte, les temps sont trop graves pour des causeries de salon : Comment converser avec un fasciste – réflexions sur le quotidien autoritaire brésilien. En 194 pages, Marcia affronte les différents visages du quotidien actuel avec profondeur, mais de manière accessible pour celui qui n’est pas familier de ces concepts. Elle s’attèle au plus difficile : écrire simplement sans simplifier. C’est un livre qui se prétend pour tous, et non pour ses pairs. Celui qui suit la trajectoire de la philosophe connaît son courage. Et c’est un livre de courage, puisqu’il est si difficile et risqué d’écrire sur ce qui est en mouvement, sans la protection sécuritaire de la distance historique. Peu nombreux sont les intellectuels qui se risquent à sortir du confort de leurs fiefs pour affronter le débat public avec leurs doutes. Pour cela, ceux qui se risquent de manière honnête, sans se contenter de déblatérer leurs certitudes et leurs références, ou de les utiliser pour massacrer ceux qui sont déjà massacrés, sont si précieux.

« Je voulais savoir pourquoi dialoguer est impossible », dit Marcia Tiburi, à propos de la question qui l’a amenée à cette recherche. Pour affronter l’absence de pensée, la philosophe propose la résistance par le dialogue. C’est un effort pour chacun – et pour tous. Se risquer à abandonner « l’isolement en communauté », la forme actuelle de la vie sociale et politique, pour se confronter à ce qu’elle nomme la « consommation du langage ». Il est réducteur, selon elle, de comprendre le conflit actuel comme un conflit entre droite et gauche, développementalistes et écologistes, gouvernementalistes et oppositionnistes [4], machistes et féministes. Le conflit actuel serait plus profond mais aussi bien plus dramatique : entre ceux qui pensent et ceux qui ne pensent pas.

L’exercice auquel je vais m’exercer à partir de ce paragraphe, consiste à chercher à comprendre le bûcher sur lequel Simone de Beauvoir a été jetée ces derniers jours, entre autres faits récents, à partir des idées de ce livre. Pour commencer, le sérieux de l’épisode de l’ENEM se révèle à travers cet extrait si incisif : « Si nous prenons en compte qu’il est très facile de dire n’importe quoi, que nous parlons trop et que nous disons des choses qui ne sont pas nécessaires, une nouvelle habitude de consommation émerge parmi nous, la consommation du langage. Le problème est qu’elle produit, comme toute consommation, beaucoup de déchets. Et que le problème de tout déchet est qu’il ne retourne pas à l’état de nature comme si rien ne s’était passé. Il altère profondément nos vies dans un sens physique et mental. Ce qui se mange, ce qui se voit, ce qui s’entend, ou en un mot, ce qui s’assimile, prend corps, devient existence ».

Cela vaut la peine de s’interroger. Dans un pays dans lequel la préoccupation vis-à-vis de l’éducation est un ballonnement et dans lequel la non-éducation est la règle, où vont les déchets et quels impacts produisent-ils dans la tessiture du quotidien, dans les cœurs et dans les esprits de ceux qui les consomment ? Qu’en est-il du bûcher de Simone de Beauvoir quand ceux qui l’ont jetée au feu ne l’ont même pas lue ? Que restera-t-il des discours vides sur la philosophie dans la mémoire d’une population qui ne dispose pas des livres de Beauvoir dans sa bibliothèque, et quel type d’écho ces discours produiront-ils ?

Comment donner toute la dimension de la gravité des propos d’un conseiller municipal élu, payé avec l’argent public pour légiférer et donc pour décider du sort collectif, disant que le choix de la phrase de Simone de Beauvoir pour une épreuve de l’ENEM est « démoniaque », comme l’a affirmé Campos Filho (Democratas (Démocrates), parti de centre-droite) ? Et comment l’affronter avec le sérieux nécessaire ?

Reprenons les paroles de l’auteur de la « motion de rejet » : « Ils sont allés chercher là-bas Simone de Beauvoir, là en l’an mille je n’sais pas combien… (…) La grande majorité est favorable à la loi de la nature. Un homme est un homme. Une femme une femme. (…) Attention à cette pulsion, elle peut vous mener en prison. Vous pouvez passer devant un guichet électronique, avoir une pulsion de désir de vol et vous faire emprisonner. Vous pouvez avoir une pulsion de désir de viol et être emprisonné. Alors, faites attention à cette pulsion, ah, ce matin je suis une fille, ce soir je suis un homme… ».

L’élu local ne sait même pas en quel siècle Simone de Beauvoir est née, a vécu et a produit de la pensée – « mille je n’sais pas combien ». Il n’a pas non plus essayé de comprendre ce que la phrase citée à l’ENEM signifie. Ce n’est pas drôle. C’est la ruine causant plus de ruine encore. Ce qui intéresse, c’est de faire du bruit, car le bruit recouvre le vide des idées. Ce qui compte, c’est de pervertir le mot, en utilisant ce qu’il n’a pas même tenté de comprendre pour enfermer la pensée et réaffirmer la certitude au nom d’une supposée « loi de la nature » qui n’a jamais existée. La perversion du fasciste est d’accuser l’autre de manipulation idéologique quand c’est lui, le manipulateur. C’est accuser l’autre d’imposer une pensée quand c’est lui-même qui déploie tous les efforts pour faire barrage à toute pensée. C’est empêcher le dialogue en accusant l’autre de l’acte qu’il a lui-même commis. C’est dans cette vague de crétinisme que s’inscrivent les discours d’autres élus, qui invoquent des clichés bibliques, rappelant Sodome et Gomorrhe, Adam et Ève, abusant de Dieu.

Pour pervertir la réalité, le fasciste compte sur la consommation du langage. Il s’agit, comme le souligne Marcia Tiburi, d’un vide plein de discours préfabriqués. Ce n’est pas un vide silencieux, un espace ouvert pour chercher l’autre, l’inhabituel, le surprenant. C’est au contraire un vide bruyant, bourré de clichés, de phrases répétées et répétitives, utilisées pour se protéger de la pensée. Les lieux-communs, dans ce cas spécifique l’invocation constante de Dieu et des lois bibliques, sont utilisés comme un bouclier contre la réflexion. Tous les efforts sont entrepris pour ne laisser aucune chance à la pensée, pas même une toute petite.

Dans ce vide, la philosophe croit que les moyens technologiques et les médias jouent un rôle crucial. On répète ce qui se dit à la télé, à la radio. On parle, beaucoup, sans penser à ce qu’on dit. Dans le simple fait de « partager » sans lire, aussi facilement qu’on achète en un clic sur internet, on fuit la pensée analytique et critique, en l’échangeant contre le vide consumériste de la langue et de l’action répétée. C’est ainsi que l’ânerie se multiplie en quelques clics, se propageant en réseau. Le titre de cet article donne de l’espoir, mais il ne correspond pas à la réalité : l’ânerie n’a pas de limites, elle peut toujours atteindre des paliers encore plus extrêmes.

Des épisodes similaires à la « motion de rejet » de Simone de Beauvoir se sont déroulés sporadiquement dans des recoins reculés et ont été immédiatement ridiculisés. Aujourd’hui, ils se produisent à la Chambre des Conseillers Municipaux de l’une des plus grandes et plus riches villes de l’état de São Paulo, dans le sud-est du Brésil, une ville qui abrite plusieurs universités, dont l’Unicamp (Université d’état de Campinas), l’une des plus respectées du pays. Alors, où sont les intellectuels ? Ils se moquent des ânes dans les cantines universitaires ? Vraiment ? Ne pouvait-on pas attendre davantage d’initiatives de recherche de dialogue, de création d’opportunités pour expliquer qui est Simone de Beauvoir et réfléchir à son œuvre, ou même l’occupation de la Chambre, pour produire une réaction, un mouvement qui permette la connaissance et qui combatte l’ignorance ?

Peut-être que le livre polémique Soumission, du Français Michel Houellebecq, aurait plus de résonnance ici. Dans ce livre, pour rappel, le protagoniste est un académicien désenchanté qui se heurte à la victoire d’un parti islamique aux élections françaises. Après avoir assisté au déroulement des faits à la télévision, puisqu’il ne se sent pas de participer à quelque débat qui ne soit pas sur son propre sujet de thèse (ni à ceux qui portent sur ce sujet, d’ailleurs), il est choqué par le résultat électoral. C’est le protagoniste qui ne prend aucune initiative ou seulement par omission (ou soumission). Peu à peu, les nouveaux maîtres du pouvoir le saluent, pas seulement comme marque de ses privilèges, mais comme expansion considérable de ces privilèges. Ainsi, pour finir, il conclut qu’adhérer ne peut pas être un si mauvais choix.

Les ânes sont partout, et beaucoup d’entre eux ont étudié dans les meilleures écoles – pire encore, beaucoup enseignent dans les meilleures écoles. La « motion de rejet » de Simone de Beauvoir a été approuvée par la Chambre municipale de Campinas, à 25 votes contre 5. Dès lors, les ânes constituent la majorité. Il est nécessaire de les affronter avec la pensée, d’entrer en résistance par le dialogue. Ou, comme dit Marcia Tiburi : « Sans pensée, il n’y a pas de dialogue possible ni d’émancipation à quelque niveau que ce soit. S’il n’y a pas de limites à l’idiotie, il ne reste qu’à se barricader et à faire des réserves de nourriture ».

Le promoteur et professeur universitaire qui a réduit Simone de Beauvoir à « une laideronne » a fait la remarque suivante, lorsqu’il a commenté la question de l’ENEM sur sa page Facebook : « Examen National-Socialiste de l’Endoctrinement Sous-Marxiste. Apprenez, les jeunes : une femme ne naît pas femme, elle naît laideronne française qui ne se lave pas, ne porte pas de soutien-gorge et ne s’épile pas. Ce n’est qu’après qu’elle est pervertie par le capitalisme oppresseur et qu’elle devient une femme qui se lave, qui porte un soutien-gorge et qui s’épile ». Après les répercussions négatives, qui incluent une note de répudiation d’une partie de l’OAB (Ordre des Avocats du Brésil), Jorge Alberto de Oliveira Marum a effacé les commentaires postés et s’est défendu, dans un autre, alléguant qu’il prétendait être ironique : « L’ironie, pour ceux qui ne le savent pas, est un procédé de langage qui consiste à affirmer le contraire de ce que l’on pense ». A interpréter.

« Déformer, c’est pouvoir » est le titre de l’un des chapitres du livre, dans lequel la philosophe affronte la pratique largement répandue qui consiste à vider les mots de leur substance en les déformant. Comme transformer la victime en coupable, comme on le fait quotidiennement pour les femmes dans le faux débat de l’avortement, par exemple, ou dans le traitement du viol. Ou fausser le mot pour que celui qui détient les privilèges paraisse être celui dont les droits sont menacés : le Blanc, par exemple, quand il se présente comme lésé par le système des quotas raciaux [5] qui cherche à réparer les injustices historiques vis-à-vis des Noirs, occultant ainsi qu’il a toujours été le privilégié ; ou quand on invoque un supposé « orgueil hétérosexuel » dans la tentative de masquer la violence contre les homosexuels, alléguant qu’ils veulent des privilèges, quand chacun sait que l’hétérosexualité n’a jamais été contestée ou attaquée, ni dans son expression, ni dans ses droits. C’est aussi par cette conversion que les manifestants de juin 2013 ont été qualifiés de « vandales » par une partie des médias et qu’aujourd’hui, une loi en discussion au Congrès menace de transformer toute personne qui proteste en « terroriste ».

La « démocratie » elle-même peut être examinée à partir de la pratique de la distorsion, puisqu’il en existe une version, plus répandue, qui est vendue par le marché. « D’un côté, il y a une démocratie qui doit avoir l’air réalisée ; elle affronte une autre démocratie, qui est de l’ordre du désir et du rêve et qui n’aurait pas de prix ». Le capitalisme séquestre également la démocratie en tant que mot, qui devient consommable, comme d’autres mots : bonheur, éthique, liberté, opportunité, mérite. Des mots que la philosophe qualifie de « magiques », invoqués pour masquer l’oppression. « Antidémocratique, le capitalisme a besoin de masquer son unique véritable démocratie : le partage de la misère et, aujourd’hui plus que jamais, le pouvoir de tuer sans commettre d’homicide [6] », affirme Marcia Tiburi.

Quand la page Wikipédia de Simone de Beauvoir est prise d’assaut, c’est aussi de ça qu’il s’agit : déformer et reproduire jusqu’à devenir « vérité ». On aliène les faits de leurs contextes historiques pour produire des étiquettes. Ainsi, après l’ENEM, la philosophe a été taxée de « pédophile » et de « nazie ». Ces deux affirmations ont déjà été retirées de la page par le responsable, qui a informé qu’il la maintiendrait fermée jusqu’à ce que « la fureur prenne fin et que s’évanouisse l’intérêt des gens à porter préjudice à l’article ». Parmi les dizaines de distorsions de la page, d’après l’article de la BBC, un utilisateur a dit que la philosophe avait écrit un « livre du viol ». Un autre nous a informé que Beauvoir était une « antiféministe ». Un troisième a dit encore qu’elle était « très connue pour sa situation aisée et pour sa lutte en justice en faveur d’une loi qui interdisait le travail des femmes à l’extérieur de leur foyer ».

Les déformations servent la reproductibilité de la bêtise. En métamorphosant la philosophe en ce qui est perçu comme le plus monstrueux – « pédophile » et « nazie » – l’objectif est d’empêcher toute réflexion sur ce qu’elle a écrit : « une femme ne naît pas femme, elle le devient ». L’ample déformation des mots sert, une fois encore, le vide de la pensée. On demande aux ânes de la reproduire via leurs clics hystériques, jusqu’à l’épuisement. Le langage, comme l’écrit Marcia Tiburi, a été rabaissé à la distribution de la violence – également via les moyens de communication et les réseaux sociaux. « Nous vivons dans l’empire de la canaillerie, où l’ânerie, tant comme catégorie cognitive que morale, a vaincu », affirme-t-elle. « Elle s’est transformée en tout puissant du pouvoir. »
Adhérer, c’est vivre. Cette phrase semble être celle de ce moment de fierté de l’ignorance et d’exaltation de l’ânerie. Ici, la question s’impose d’elle-même : « si le langage nous a transformés en êtres politiques, en quoi la destruction du langage nous transformera-t-elle ? ».

La semaine dernière, une étude réunissant des chercheurs de diverses institutions, présentée comme la plus complète qui fut menée au Brésil sur les effets du changement climatique, a été divulguée sur la page du Secrétariat des Affaires Stratégiques de la Présidence de la République. Il est urgent de réfléchir sérieusement au changement climatique, mais beaucoup moins de pensée et d’action ne sont produits que ce que le moment exigerait, même si nous sommes à la veille de la Conférence du Climat à Paris. Ainsi, la divulgation d’une étude accompagnée de ses conclusions pourrait constituer une excellente occasion de promouvoir la participation et le dialogue. Cependant, entre les diverses prévisions qui ont pointé une possible catastrophe climatique d’ici à 25 ans, en 2040 – maladies, chaleur extrême, manque d’eau et d’énergie, etc. -, une fut mise en avant par différents médias : la possible disparition d’une zone immobilière évaluée à 109 milliards de réaux [7], à Rio de Janeiro, due à la montée du niveau de la mer à cause du réchauffement climatique.

Ce ne sont pas les pertes humaines, ni la corrosion de la vie, ni l’anéantissement des plus pauvres et des plus fragiles. Non. Ce qui est mis en avant, c’est ce qui se monétise, c’est la perte du patrimoine matériel, immobilier en l’occurrence. Ce qui mérite un titre, c’est le gros chiffre. Cet épisode évoque l’un des chapitres les plus intéressants de Comment converser avec un fasciste : « Le capitalisme consiste à réduire la vie au plan économique. (…) La pensée est minée par la logique du « rendement ». Vivre devient une question uniquement économique. L’économie devient une forme de vie administrée avec ses propres règles, comme la consommation, l’endettement, la sécurité pour laquelle on peut payer. Tout ceci est systémique et, en même temps, a quelque chose d’hystérique. (…) Les mots fonctionnent comme des stigmates ou comme des dogmes qui entretiennent des idées qui guident vers des pratiques. Si l’ordre du discours capitaliste est surtout théologique, c’est parce qu’il fonctionne comme une religion dans le domaine des écritures et des prédications (en général dans la chaire technologique de la télévision) ». Si après nous être tant tus sur le changement climatique, on en parle à partir de la logique monétaire, alors nous sommes tous (plus) perdus.

Mais c’est dans un autre fait divers de ces derniers jours que la perversion du Brésil actuel s’est révélée dans toute sa monstruosité : la Division des homicides de la Police Civile de Rio de Janeiro a clos une enquête en arrivant à la conclusion que le policier qui a tué un enfant de dix ans avait agi en « légitime défense ». Eduardo de Jesus jouait sur son palier, dans l’une des favelas du Complexo do Alemão [8], quand il a été atteint à la tête par un tir de fusil. Sa mère a trouvé une partie de son cerveau dans le salon. L’enquête a exempté les policiers impliqués de toute responsabilité, pour être supposément en train d’affronter des narcotrafiquants. Ils ont juste « raté » un tir.

Eduardo était à cinq mètres du policier qui l’a tué. Terezinha de Jesus, la mère de l’enfant, affirme qu’il n’y avait pas d’échanges de coups de feu ce jour-là. « J’ai couru après le policier. J’ai crié qu’il avait tué mon fils et il m’a répondu, avec son arme sur ma tempe, que comme il l’avait tué, il pourrait aussi bien me tuer, puisque l’enfant était un fils de bandit. Je ne vais jamais oublier. Je peux aller à n’importe quel endroit au monde, je ne vais jamais oublier la tête de ce policier. » Quand elle a appris par des journalistes que la police avait conclu que son fils avait été tué en légitime défense, Terezinha a dit qu’elle se sentait l’envie « de tout casser ».

Quand la perversion dépasse une telle limite, c’est que nous sommes à un point de non-retour. « Nous n’en finirons pas avec la haine en prêchant l’amour », dit Marcia Tiburi. « Mais en agissant au nom d’un dialogue qui ne montre pas seulement que la haine est impuissante, mais qui rend la haine impuissante ».
Dans Comment converser avec un fasciste, la philosophe défend la nécessité de commencer à essayer de parler sur un autre mode. Le dialogue, pas en tant que salvation, mais comme une expérimentation, comme un activisme philosophique pour affronter l’antipolitique. La politique, nous rappelle l’auteure, « est un lien amoureux entre des gens qui peuvent parler et écouter, non pas parce qu’ils seraient égaux, mais parce qu’ils ont laissé de côté leurs carapaces de haine et qu’ils ont brisé le mur de ciment où leurs subjectivités sont enterrées ».

Dans un pays d’antipolitique et d’anti-éducation généralisée comme le Brésil, il faut se remuer. Il est urgent d’apprendre à converser avec un fasciste, même si cela semble impossible. Exposer à l’autre celui qui ne supporte pas la différence. Révéler ses contradictions et le confronter par le dialogue, constitue un acte de résistance. Affronter l’ânerie avec la seule arme qui lui fasse peur : la pensée.

C’est ça, sinon, il ne servira à rien de faire provision d’aliments.

Source : El Pais - 12 novembre 2015

Eliane Brum est écrivain, journaliste et documentariste. Autrice des livres de non-fiction Coluna Prestes - o Avesso da Lenda, A Vida Que Ninguém vê, O Olho da Rua, Avesso da Lenda, A Vida Que Ninguém vê, O Olho da Rua, A Menina Quebrada, Meus Desacontecimentos, et des romans Uma Duas. Page web : desacontecimentos.com. E-mail : elianebrum.coluna@gmail.com. Twitter : @brumelianebrum / Facebook : @brumelianebrum.

[1Burro, en portugais, signifie également « idiot »

[2Parti Social-Chrétien - São Paulo

[3La bancada da bíblia est un groupe parlementaire composé principalement d’évangélistes qui, associé à la coalition du « bœuf » (boi) et de la « balle » (bala) constituent un groupe conservateur puissant à la Chambre des Députés (bancada BBB- boi, bíblia e bala)

[4Fait référence à ceux qui soutiennent le gouvernement de Dilma Rousseff et à ceux qui soutiennent l’opposition

[5 Le système des « quotas », instauré par Lula, consiste à réserver à des étudiants noirs une partie des places à l’université.

[6Concept du philosophe Giorgio Agamben, la matabilité est l’exclusion d’une personne de la protection juridique, et donc de la tutelle pénale. Dès lors, son crime n’étant pas considéré comme un homicide, il est traité avec indifférence par la société.

[728 milliards d’euros, selon le taux de conversion du 14 juin 2016

[8Immense complexe formé de plusieurs favelas, à Rio de Janeiro

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