<img239|left> « Exprimez-vous ! » insiste régulièrement Itamar Silva. Le regard de cet Afro-Brésilien de 49 ans parcourt l’assemblée, une trentaine de jeunes, garçons et filles, majoritairement métis ou noirs, réunie dans une petite salle aux peintures décrépies. L’atmosphère est studieuse mais détendue. Des photos circulent, provoquant rires et commentaires. On y voit des enfants âgés de 6 à 12 ans accompagnés par leurs aînés, jouer sur une plage de Rio ou visiter un parc du centre-ville. Ce sont celles de la dernière « colonie de vacances » organisée par l’association Eco dont c’est aujourd’hui la réunion. Au programme : la préparation de la prochaine excursion. Il faut négocier des bus avec une entreprise, trouver des hébergements pas chers, répartir les tâches, former les accompagnateurs... Car 350 enfants iront passer quelques jours hors de la favela.
Inaccessibles attractions
Des « colonies de vacances » pour circuler d’un quartier à un autre, à l’intérieur d’une même ville, quelle drôle d’idée ! « Les parents n’ont pas la culture ni l’argent pour emmener leurs enfants voir l’extérieur. La majorité des gamins ont accès à la ville uniquement à travers ces colonies de vacances », explique Itamar. « Ils découvrent des lieux auxquels ils ne pouvaient accéder avant que grâce à la télévision. » Malgré la proximité des beaux quartiers de Rio, les résidences bourgeoises de Botafogo ou les touristiques plages de Copacabana, la favela de Santa Marta est un monde à part. Des terrasses des maisonnettes faites de briques rouges et de tôles ondulées, la vue plonge vers le célèbre pain de sucre. Si l’on tourne la tête, la silhouette du Christ rédempteur du Corcovado se dessine dans la brume estivale. La ville et ses attractions semblent si proches. Elles sont pourtant si lointaines. La ville « formelle », ses services publics et ses infrastructures, se sont arrêtés au pied des pentes où commence la favela, érigée dans les années 1930 lorsque a commencé l’exode rural qui a transformé Rio en mégapole.
Au delà des premières rampes d’escaliers, l’Etat brésilien n’a pas investi pour l’avenir des 7500 citoyens qui l’habitent. Ceux d’en bas, les classes moyennes et aisées de Rio, ne viennent jamais par ici. Abandonnée des politiques publiques, Santa Marta est également marquée au fer rouge du sceau indélébile de la violence liée au trafic de drogue. La mainmise des trafiquants sur ces quartiers délaissés est une réalité. Mais ce n’est pas la seule. A peine 3% des habitants des favelas de Rio sont impliqués dans le « crime ». Les militants d’Eco sont fatigués de ces clichés médiatiques, de la litanie des faits divers relatant la « guerre des gangs » ou le dernier raid meurtrier de la police, venue réclamer sa part du gâteau. Ils tentent d’offrir de nouvelles perspectives sociales, autre que l’enrichissement rapide mais mortel que procure le deal.
Cheptel électoral
Itamar Silva est l’un des fondateurs d’Eco. Il s’est engagé dans le mouvement associatif trente ans plus tôt. « Nous sortions de la période la plus dure de la dictature. Les mouvements sociaux commençaient à s’organiser, notamment les communautés des favelas. Beaucoup de militants de gauche qui étaient impliqués dans l’opposition clandestine, se sont investis sur le terrain dans le travail politique et social de base ». A l’époque, la politique publique à l’égard des favelas, qui se multiplient sur les collines de Rio, tient en un mot : éradication. L’exode rural - l’arrivée de familles pauvres fuyant la sécheresse du Nordeste ou de paysans sans terre tentant leur chance en ville - ne cesse de croître. Impossible de raser tous ces bidonvilles qui surgissent en quelques jours.
Avec ce que les Brésiliens appellent le « miracle économique » du milieu des années 1970, les classes populaires accèdent au crédit. Télévisions ou frigos apparaissent aussi chez les pauvres. Problème : aucune infrastructure n’existe. « L’eau ne coulait qu’une heure le matin, et qu’une heure l’après-midi », se souvient Itamar. Les discours politiques deviennent alors clientélistes : si vous votez pour moi je vous amènerai l’eau, je vous distribuerai des briques pour construire vos maisons et aménager vos rues. Les habitants des favelas font figure de « cheptel électoral ». « Les travaux publics étaient initiés dans les favelas via tel ou tel homme politique. Les habitants les percevaient non pas comme un droit, une obligation de la part de l’Etat ou de la municipalité, mais comme une faveur accordée par tel ou tel élu », raconte l’afro-brésilien. Avec d’autres, il fonde Eco (Echos en français), à la fois collectif citoyen et journal : « Le porte-voix de la communauté, un pont entre la favela et l’extérieur ». Elus responsables de l’association des habitants, les militants d’Eco obtiennent, à force de mobilisation, l’urbanisation progressive de la favela : l’eau courante et l’électricité arrivent à Santa Marta au début des années 1980. Un dispensaire ouvre ses portes pendant quelques temps. L’hygiène s’améliore. Les habitants s’organisent pour le ramassage des ordures. La maison qui sert de local à l’association des habitants abrite désormais un bureau de poste autogéré et une pharmacie de fortune. C’est dans ce contexte que grandit la nouvelle génération.
Survivre à la société de consommation
<img237|left> « Aujourd’hui, la nouvelle génération vit avec l’eau et l’électricité. Elle n’a pas conscience des luttes qui ont été nécessaires pour l’obtenir », précise Itamar. « Comment vont-ils survivre à cette société de consommation ? », s’interroge-t-il. « La majorité va à l’école. Leur problème n’est pas d’y entrer mais d’y rester. La plupart de leurs besoins de base sont satisfaits : ils mangent à leur faim, disposent d’un logement. Mais ils veulent plus. Il faut donc agir pour répondre à leurs besoins culturels. » Faire valoir « le droit aux loisirs des personnes pauvres », telle est aujourd’hui la priorité. Ce droit aux loisirs passe par le droit à la ville, d’où les nombreuses activités développées par Eco dans la favela. Outre les « colonies de vacances » réservées aux plus jeunes, l’association organise également des ateliers informatique, vidéo et artistiques ou des cours de langues à destination des adolescents. Et ce, sans aucune subvention publique. « Nous faisons très attention à ce que les politiciens ne récupèrent pas notre travail », insiste Ismael Oliveira Dos Santos, l’un des « anciens » d’Eco, comme Itamar, et l’un des rares blancs présents au sein de la réunion. Ils bénéficient de l’aide d’organisations non gouvernementales brésiliennes et européennes. Grâce à des programmes d’échange, des jeunes de Santa Marta ont même eu l’occasion de voyager de l’autre côté de l’Atlantique, en Italie ou en Suède. Les jeunes bénéficient des projets initiés par Eco mais en sont aussi les acteurs. A l’image de Tiago, un métis de 24 ans, qui anime l’atelier d’informatique et a même bricolé un câble pour que les connexions internet soient possibles depuis la favela. Le système D y est la règle !
Mais l’expansion du trafic organisé et son cortège de violences ont jeté l’opprobre sur les favelas depuis le début des années 1990. « Ce sont les jeunes qui en souffrent le plus. Ils sont victimes des préjugés des policiers, des préjugés de la société qui pensent qu’ils sont forcément liés à la drogue et aux gangs. Seule une minorité se laisse séduire. Les jeunes pauvres n’ont pas de prédisposition pour la délinquance. Mais comme ils n’ont pas de perspectives, ils se laissent aller », explique Itamar. « Qui livre les pizza dans les quartiers du centre-ville ? Qui garde les immeubles où habitent les classes moyennes ou aisées ? Qui leur fait le ménage ? Ce sont les parents des jeunes que nous accueillons. Nous leur disons simplement : ce sont des travaux dignes, mais vous pouvez faire mieux ». Eco est ouvert à tous, à partir de 6 ans et sans aucun critère d’adhésion, « pour ne pas reproduire les logiques de sélection et d’exclusion ». Que se passe-t-il si un jeune investi dans Eco cède à l’attraction du trafic et de son argent facile ? « Il n’y a pas de formule miracle », reconnaît Itamar. « Les autres vont essayer de mieux l’écouter, de l’encadrer. Eco est un espace de convivialité, où règne une culture de tolérance, de dialogue, où l’on peut débattre sans tabou. Mais on ne peut pas se contenter d’être à moitié ici. Si un jeune va trop loin dans la violence, les contacts sont rompus ». La ligne rouge est clairement fixée.
Cette ligne rouge, on la décèle plus haut, là où la favela se fond dans la forêt ou se heurte aux rochers qui surplombent la baie de Rio. Là où se sont installés les derniers arrivants, donc les plus pauvres, qui n’ont pas encore eu le temps d’économiser assez sur leurs maigres revenus de marchand ambulant ou de femme de ménage pour acheter parpaings et sacs de ciments. Leur précaire habitation est à la merci d’un glissement de terrain, d’une pluie torrentielle qui transformera les ruisseaux débordant d’ordures en torrent destructeur. Là-haut, à l’approche du sommet, il ne fait pas bon évoquer certains sujets, prononcer certains mots comme le nom de la mafia qui contrôle le trafic de drogue dans la majorité des favelas de Rio, le « Comando Vermelho ». Là, au delà des escaliers récemment cimentées par la municipalité, au détour d’une étroite ruelle devenue chemin, un adolescent, en bermuda et tongs, nonchalamment assis sur un banc, admire son pistolet 9 mm qu’il ne cherche même pas à dissimuler aux regards des badauds.
Encadré
Système favela : débrouillez-vous !
Dans les favelas, les services sont tellement publics que ce sont les habitants qui les assurent.
La « communauté » de la favela a dû s’organiser elle même pour assurer des tâches qui, dans d’autres villes du monde, semblent évidentes : distribution du courrier, ramassage des ordures ou entretien des canalisations d’eau. Bref, des services censés être publics. La maître d’œuvre de cette quasi autogestion : Eliane Dos Santos Souza, une ancienne infirmière de 46 ans. Depuis deux ans, elle a énergiquement pris en main l’association des habitants pour continuer l’œuvre entamée par les militants d’Eco. « Ici, il n’y avait rien, qu’une ruine envahie par la boue », décrit Eliane en montrant la maison où siège l’association. Celle-ci abrite désormais un bureau de poste et une pharmacie de fortune. Plusieurs dizaines de boîtes de médicaments trônent dans une armoire en verre. Pour alimenter le stock, Eliane compte sur les dons de l’extérieur. « Avant, je travaillais chez les riches. Je faisais des massages pour les personnes âgées. Comme elles ont des réserves de médicaments à domicile, elles ont accepté de m’en donner ». Cela permet aux habitants de Santa Marta d’accéder gratuitement à certains traitements.
L’autre partie de la maison est consacrée au tri du courrier. Environ 700 lettres arrivent chaque jour. Elles sont soigneusement triées et classées. Pour les documents importants, le destinataire est appelé par un haut-parleur et doit venir le chercher en personne, afin d’éviter les disputes entre voisins ou même entre époux. « Il arrive que certains ouvrent les lettres des autres, on ne peut pas tout contrôler ! », sourit Eliane.
A part la présidente, qui se paie au lance-pierre, une seule permanente est salariée. C’est que le budget est serré. La mairie n’a pas eu l’indécence de prélever une taxe d’habitation. C’est l’association des habitants qui s’en charge. Chaque foyer est invité à verser une contribution de 5 réais mensuels (1,5 euros). « 2000 familles habitent ici mais seules 10% s’en acquittent », déplore l’ancienne infirmière qui envisage d’organiser une loterie pour sensibiliser les gens. « Le manque de conscientisation et l’absence d’engagement sont notre principal problème. » Les maigres ressources (1000 réais, soit 300 euros, par mois) permettent en plus de payer deux ouvriers pour l’entretien de la voirie.
Malgré tout, les choses commencent à bouger. La mairie a enfin accepté de prendre en charge une partie du ramassage des ordures. Un projet élaboré avec les habitants prévoit la réhabilitation des maisons et l’aménagement des rues de la favela. Déjà, des ouvriers s’activent pour rénover les nombreux escaliers. Un funiculaire doit même être construit. Les personnes âgées et à mobilité réduites pourront enfin se déplacer dans et hors de la favela. Il leur est jusqu’à présent impossible de gravir ou de descendre les escaliers qui sillonnent la pente de 160m de dénivelé. « Cela fait 20 ans qu’ils nous promettent d’urbaniser le quartier. Cette fois, on espère bien que cela va se faire », soupire Eliane. Son rêve : construire un centre de soins pour prodiguer aux pauvres les massages qu’elle dispensait aux riches.
Par Ivan du Roy
Source : Basta ! - mai/juin 2005