Essai sur l’exception : le cas du PT

 | Par Tarso Genro

Source : Carta Maior - 14/04/2015
Traduction pour Autres Brésils : Roger GUILLOUX
(Relecture : Nina ALMBERG)

« Nous connaissons ces hommes, ils sont tous coupables. Mais il n’est pas écrit dans le livre du destin que chacun d’entre eux vienne manger ici son pain ».
ANDRITCH, Ivo. Conte du livre « La cour maudite »

1. Exception et conjoncture

Un état d’exception « non déclaré » est en train de s’installer au Brésil. S’il est vrai qu’aujourd’hui il est stimulé par les contingences de la lutte politique, il peut devenir permanent et provoquer une nouvelle lecture des principes constitutionnels de la présomption d’innocence et de l’égalité devant la loi. Plus tard, cet état d’exception pourra même se retourner contre ceux qui en font l’apologie aujourd’hui, car l’exception crée dans l’État des enclaves de pouvoirs irréguliers qui acquièrent une vie propre et se projettent bien au-delà des désirs des opportunistes d’aujourd’hui.

L’État d’Exception et même « l’exception », sans déclaration fondée sur la norme, est viabilisée par la flexibilité de l’ordre constitutionnel démocratique. L’exception déclarée tout comme l’exception non déclarée agissent sur les institutions de l’État, les modelant de telle sorte qu’elles se déplacent hors de la normalité dans l’application des règles légales. Même si l’exception est un élément résiduel dans le fonctionnement quotidien de n’importe quel État, elle peut devenir un grave symptôme quand elle empiète sur le rôle d’arbitre que l’interprétation concède aux Juges et aux différents agents de l’administration publique.

Dans le cas de l’exception, les champs du savoir se confondent de telle manière que, si elle doit être traitée seulement du point de vue juridique ou seulement sur de purs critères politiques, elle ne peut pas être comprise dans son ensemble. Il est probable que « l’exception » soit la catégorie du « Droit » la plus directement « politique » et la catégorie de la « politique » la plus directement « juridique ». En effet, dans les démocraties stabilisées, les marges de l’exception « non déclarée » sont plus étroites alors que les marges d’exception « déclarées », selon la Constitution, sont plus légitimes. Dans les deux cas, c’est l’instance politique qui en accélère ou en retarde l’évolution.

Ce qui ne veut pas dire que toute « inflexion » est une « exception ». Quand se produit une « inflexion » dans l’ordre juridique visant à établir un nouveau lien entre la volonté de celui qui applique la norme et la force acquise par son autorité (et elle devient applicable de manière non discriminative), l’État de Droit peut avancer vers la matérialisation de ses normes programmatiques, permettant aux principes de la Constitution de s’adapter à la vie ordinaire.

L’acceptation de « politiques de quotas » de la part du STF [1] et la « démarcation continue » des terres indigènes sont des exemples de cette possibilité. Dans les deux cas, des inflexions à l’ordre juridique se produisent. Bien qu’elles ne constituent pas une « exception », elles ont résulté d’une relecture du texte constitutionnel et ont donné une vigueur à ses principes. Cependant, quand cette « inflexion », même si elle est réalisée de manière ponctuelle, tend à autoriser des décisions où des secteurs du Pouvoir Judiciaire, de la Police Judiciaire et du Ministère Public (dont les faits et gestes sont suivis avec attention, de l’extérieur, par les médias) constituent une ensemble répressif et punitif informel, privilégiant l’une des « parties » dans la confrontation politique, nous nous trouvons en face d’un début « d’exception non déclarée ».

Le maintien en prison du groupe d’entrepreneurs considérés comme impliqués dans les cas de corruption de la Petrobrás, aujourd’hui, est en soi une forme de chantage moral destiné à les forcer à la négociation de plaidoyer [2]. Cet inquisitoire repose sur des confessions négociées relevant de procédures qui n’ont jamais été acceptées dans des procès de ce type, procédures articulées à un activisme judiciaire « sui generis ».

Les déclarations publiques telles que celles qui sont faites par le juge Moro [3], qui étend de manière illégale sa juridiction sur tout le pays et, de manière consciente, oriente les dépositions afin d’éviter que les procès ne se déplacent hors de son champ de compétence ; les procédures discutables des autorités de la Police Judiciaire en ce qui concerne la conduite des personnes inculpées, dénoncées, interrogées ou simplement suspectes, véritable anticipation de la juridiction punitive (en raison de l’exécration publique), qui ne respecte pas la présomption d’innocence et bafoue le principe d’égalité devant ce que doit être le processus légal ; la manifestation publique du Magistrat, anticipant la conviction de culpabilité des personnes enquêtées (comme dans le cas de la belle-sœur de Vaccari [4]) ; tout cela met en évidence un processus accéléré de déconstruction de la légalité pénale, à la limite de la formation d’une République du Galeão [5] « post-moderne ». Le système judiciaire crée une enclave de pouvoir « d’exception » qui vise à diriger la politique et le Droit, sélectionne ses cibles en fonction de sa compréhension de ce qui est juste et injuste, loin des lois ; et le fait avec la prétention de légitimité, en tant que procureur de la Démocratie, auto-investi, sans autorisation du Parlement.

2. La théorie juridique de l’exception

Dans l’histoire juridique et politique du pays, il a eu des précédents d’accusation groupée – ce qui implique l’indétermination collective des accusés – qui est séparée de la société civile mais seulement contre les communistes à l’époque de la Guerre froide et à des moments d’exception, là encore configurés comme actes de pouvoir ne disposant pas de l’appui de normes constitutionnelles légitimes.

Selon Carl Schmitt [6], pour que le Droit puisse exister, le souverain doit pouvoir « suspendre » le Droit, indépendamment de l’existence d’une norme qui l’y autorise car, en tant que Souverain, il est la source de toute légitimité, que ce soit à un moment de fonctionnement normal de l’ordre ou à des époques d’exception. Pour Schmitt, la règle existe parce qu’elle se fonde sur le pouvoir d’exercer l’exception et seulement l’existence et l’usage de l’exception garantissent la substance de la normalité. Schmitt, à cette époque se référait au Souverain en tant que Chef de l’État Exécutif – Hitler - dans son célèbre « Le Führer commande au Droit » Il est inacceptable que le Pouvoir Judiciaire brésilien puisse donner cours à une procédure semblable, déjà fortement politisée.

Dans de tels cas, il se produit ce que Schmitt présente comme « l’essence » de la relation du Droit à l’État car, dit-il, « l’essence » du droit se présente dans sa totalité comme la capacité à « promouvoir l’exception ». L’exception devient étrangère à la Constitution formelle mais en même temps, elle est garante de son existence. Ceci est possible, selon Schmitt, parce que l’autorité du Souverain n’a pas besoin du Droit pour créer le Droit, en d’autres termes, pour créer sa propre « exception ». Il suffit de pouvoir créer le droit, c’est-à-dire d’avoir la capacité pratique de décider, d’ordonner.

Une fois « l’exception » déclarée ouvertement ou infiltrée de fait dans l’ordre démocratique, elle stabilise de nouvelles formes d’interprétation des lois, modifie le comportement technique des institutions existantes et se transforme donc en droit efficace. Et de cette façon, ou bien l’exception « non déclarée » conduit l’État à faire un pas vers la dictature pleine et entière, libre de toute entrave juridique démocratique ou bien elle est révoquée par la force normative de la Constitution démocratique. Ou encore, elle est déconstruite par le peuple – le Souverain de la démocratie moderne – par la réforme ou par la révolution.

A la différence de situations antérieures, l’opérationnalisation de l’exception compte aujourd’hui sur l’appui de tout un appareil médiatique, organisé en oligopoles et fortement uniformisé en termes politiques et, d’un point de vue formel, extérieur à l’État. Cet appareil diffuse, sanctionne et en même temps, accompagne et intègre la « lutte » contre la corruption : « anticipe » les condamnations et dicte les jugements qui vont alimenter la subjectivité populaire. Il crée plus ou moins d’indignation publique selon qu’il s’agisse de personnes qu’il faut incriminer ou préserver. Les médias transforment certains magistrats, procureurs et policiers en héros ou vilains à partir de la conscience qu’ils ont de ce qui est juste. Ils associent l’attaque médiatico-judiciaire, de plus en plus tournée vers des groupes indéterminés de personnes, à des prétentions punitives de plus en plus légères au niveau du procès et de plus en plus lourdes sur le plan politique.

Dans ce contexte, les Magistrats avancent des opinions sur la conduite des accusés qui sont déjà de véritables condamnations. Des Procureurs rendent publiques des preuves « incontestables » qui sont de véritables appels publics à la condamnation. Des policiers émettent des opinions sur la véracité des dépositions. Et l’on voit déjà apparaître au grand jour des « bras de fer » entre Policiers fédéraux et Parquet qui commencent à déstabiliser le bon déroulement des procès. Dans ces procès, la procédure inquisitoire est moins individualisée et davantage orientée vers des partis, des groupes d’entreprises et de syndicats, des entreprises publiques ou privées. Ainsi, elle dilue la prétention de punition pénale de l’État de Droit qui doit se porter sur des individus ayant une responsabilité pénale tout en augmentant la performance politique des inquisiteurs.

3. Médiatisation des affaires pénales et démocratie

La « médiatisation des affaires pénales » (Zaffaroni) crée des Juges et des Procureurs de « première » et de « deuxième catégorie » dans l’opinion publique. Ceux de la « première catégorie » sont ceux qui respectent le script idéalisé par les commentateurs politiques, grands connaisseurs en politique (selon la droite) et ignorants du Droit (selon la Constitution). En conséquence, plutôt que de faire en sorte que le processus pénal devienne [7] également un processus éducatif, celui-ci se transforme en un vulgaire instrument de lutte politique : «  La fraude fiscale n’est pas un crime, c’est de la légitime défense ! » proclamaient les manifestants d’extrême droite dans les rues.

Robert Alexy [8] a souligné que « le juge au moment de prendre une décision ne peut s’appuyer uniquement sur le droit ». Il doit sélectionner les éléments de conviction dans la morale, pour que chaque procès exemplaire devienne un moment de validation du Droit. Il est fondamental – pour l’analyse de « l’exception non déclarée » - de vérifier comment cette conviction morale suscite l’élan qui va donner une matérialité juridique et politique à l’exception, la liant ou pas aux principes de la souveraineté démocratique.

Ce lien est un lien de volonté – déformé ou non par l’arbitraire – qui s’impose comme autorité. Cette volonté s’appuie ou non sur le droit existant. Mais comme « exception », elle doit avoir le pouvoir d’inclure – soit dans l’ordre démocratique soit dans l’ordre non démocratique – des outils, par le biais de décisions qui modifient la signification des normes. C’est ce qui se produit aujourd’hui avec la révocation, de fait, du principe de présomption d’innocence et avec l’usage de la négociation de plaidoyer qui génèrent de profondes inégalités vis-à-vis des futurs accusés face à la loi.

4. Le PT en situation d’exception

Le fait que des personnes liées ou non au PT soient la cible de poursuites pénales ne permet pas d’arriver à la conclusion de l’existence de l’exception « non déclaréeʺ. Ce qui en montre l’existence, c’est la sélectivité et la démonisation quasi exclusive de la politique et des partis, à des degrés plus ou moins élevés.

Même si cette exception a comme cible centrale un parti de gauche, dont les erreurs ont créé les conditions politiques qui ont donné force à ces mouvements [9] ; en réalité, ce procès vise des finalités politiques plus amples, qui n’ont qu’un lien accidentel avec la corruption, comme ce fut déjà le cas contre les présidents Vargas, Juscelino et Jango. L’enjeu de ce procès, c’est l’avenir démocratique du pays, plus ouvert, plus populaire ou encore moins élitiste, moins fermé. Le dégoût, de la part des anciens privilégiés, manifesté par ses représentants politiques, par les médias et au-delà, par les courants opposés à ce que la démocratie devienne plus « sociale » et moins élitiste, tout cela ne doit pas surprendre.

Plusieurs cadres du PT doivent répondre de leurs actes devant la Justice et doivent le faire pour la bonne santé du Parti et pour sa propre reconstruction. Les discriminations actuelles ont cependant un autre effet. Considérant que la corruption – cette « vieille Dame » - se retrouve dans toutes les classes sociales et dans toutes les institutions, à des degrés divers, ce qui est en train d’être promu, à partir de ce procès discriminatoire contre le PT, c’est le maintien de la corruption systémique qui est au cœur de l’accumulation du capital, quotidiennement stimulée par celui-ci.

Ceci peut être démontré à partir des informations qui circulent – de manière discrète - dans les propres médias lesquelles montrent comment certains secteurs hégémoniques du monde de l’entreprise investissent l’État, non seulement en concluant des accords avec des éléments de différents partis politiques et de la haute bureaucratie d’État afin de protéger leurs affaires mais également pour se renforcer dans les moments de crise.

Ce qui préoccupe, donc, ce n’est pas d’abord « l’extinction » ou non du PT lequel est la cible de la droite fasciste du pays et de ses alliés libéraux-démocrates, tous, bien évidemment, purs et extrêmement honnêtes ! Indépendamment de l’importance plus ou moins grande qu’occupera le PT à l’issue de ce cycle, la gauche recommencera à se développer. Elle répond à une aspiration d’égalité et d’émancipation humaine que ni le nazisme, ni le stalinisme avec sa bureaucratie policière gigantesque ni non plus les dictatures latino-américaines n’ont réussi à éliminer.

Ce qui préoccupe, c’est que « l’exception non déclarée » se projette comme une métastase fantastique dans les processus judiciaires hautement politisés, bloquant le droit de défense et consolidant également la corruption systémique. L’opportunité qui se présente est celle du combat contre la corruption, pas seulement en politique et dans les partis – comme on l’a toujours fait – mais d’un combat frontal contre la corruption du système politique comme un tout, qui transforme la politique en une extension de la force de l’argent.

Notes de la traduction :

[1STF  : Supremo Tribunal Federal : la plus haute instance juridique du Brésil.

[2En portugais du Brésil : delação premiada. Mot à mot, cette expression pourrait être traduite par délation primée. J’ai retenu l’expression utilisée dans le droit français, négociation de pladoyer. Il s’agit d’une forme de pression (promesse d’une réduction des peines) visant à forcer les accusés à la délation.

[3Le juge fédéral Sérgio Moro est responsable de procès concernant le scandale financier de la Petrobrás, procès connu sous le nom de Lava Jato.

[4C’est à partir des négociations de plaidoyer faites par les premières personnes emprisonnées que l’équipe du juge fédéral Sérgio Moro procède à des arrestations et à des emprisonnements. C’est ainsi que la belle-sœur de l’ancien trésorier du PT a été arrêtée et emprisonnée puis relâchée, les accusations la concernant s’avérant sans fondement.

[5República do Galeão. Cette expression renvoie à une tentative de mise en place d’une juridiction parallèle installée dans la base de l’armée de l’air du Galeão (Rio) à la fin du gouvernement de Getúlio Vargas

[6Carl Schmitt. Juriste et philosophe allemand (1888 – 1985) ayant adhéré au parti nazi dès 1933, est reconnu pour sa réflexion sur la nature des institutions. Il considère que la souveraineté étatique est absolue ou n’est pas

[7Cette phrase est à replacer dans le contexte de l’opération Zelote qui a découvert un réseau d’évasion fiscale concernant plus de 70 banques et grandes entreprises (STF19 milliards de réaux de fraude) et dans le cadre du scandale de l’agence HSBC de Genève et qui concernerait près de 7000 brésiliens.

[8Robert Alexy. Philosophe allemand, spécialiste de la théorie du droit.

[9Les différents mouvements qui manifestent bruyamment contre le gouvernement depuis plus d’un an.

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