Entre Dieu et le diable : Glauber Rocha a cimenté l’utopie dans le cinéma brésilien

 | Par Eduardo Miranda

Glauber Rocha a montré que l’art de gauche peut avoir une esthétique révolutionnaire et d’avant-garde.

Traduction : Pascale Vigier
Relecture : Maria Betânia F. Champagne

Mort il y a 39 ans, le cinéaste du Cinema Novo a provoqué un changement majeur dans les arts pour penser le thème national-populaire dans les années 1960.

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Pour le meilleur ou pour le pire, l’histoire du cinéma brésilien peut être divisée entre un avant et un après l’apparition de Glauber Rocha, qui nous a quittés prématurément depuis 39 ans (ce samedi 22 août). Il est connu que Glauber n’a pas été un, mais multiple. Il a systématisé une réflexion sur la production brésilienne, “cimenté” le sol du Cinema Novo, écrit l’incontournable manifeste Une Esthétique de la faim (Uma Estética da fome, non traduit), puis il ne s’est pas immortalisé uniquement par ses films, mais aussi par des livres comme Révolution du Cinéma Nouveau (Revolução do Cinema Novo, non traduit), Le Siècle du cinéma (traduction 2006) et Revue critique du cinéma brésilien (Revisão crítica do cinema brasileiro, non traduit).

La 22e édition du Festival du cinéma brésilien de Paris célèbre les 40 ans de “Bye Bye Brasil”, œuvre majeure de Carlos Diegues. Depuis le Brésil où il vit, à l’heure où son pays traverse une période des plus sombres, le cinéaste nous raconte l’histoire de ce film réalisé en 1980, à une époque où l’espoir prévalait.

Pourtant, dans une certaine mesure, Glauber a été accusé de dogmatisme dans ses propositions pour un cinéma national, bien qu’il ait émis des opinions contradictoires durant les 20 ans où il a filmé son pays. Son iconoclastie à l’égard du passé de l’audiovisuel du Brésil avant les années 1960 a éclipsé des talents comme celui d’Anselmo Duarte, seul gagnant Tupiniquim de la Palme d’Or au Festival de Cannes, avec O Pagador de promessas ( La Parole donnée, en France). Son amertume atteignit des critiques qui faisaient la fine bouche devant ses films.

Lire aussi, São Paulo : la cinemateca brasileira en pause forcée. Chantal Rayes, Libération, 20 août 2020.

Conformément aux projets utopistes du monde et du Brésil des années 1960, sous le gouvernement du président João Goulart et aux réformes progressistes à l’horizon du pays, le cinéma s’est trouvé sur le champ de bataille et Glauber a été le meilleur représentant des demandes sociales dans l’environnement culturel, avant la destitution de l’intellectuel traditionnel hors de son piédestal.

« Glauber a synthétisé l’intellectuel intégral décrit par l’écrivain et philosophe français Jean-Paul Sartre, ce personnage qui trouve sa place dans tous les sujets au nom de valeurs universelles. »

L’homme de Bahia a attaqué le langage de narration classique d’Hollywood que la bourgeoisie de São Paulo tentait d’importer durant les deux décennies précédentes, en particulier par les studios de la Vera Cruz . Lorsqu’il a convaincu un groupe de jeunes de Rio de Janeiro de réaliser un cinéma à caractère national, dont l’esthétique laisse entrevoir la chair meurtrie du peuple, le cinéaste a été taxé d’hermétique et difficile. Son style s’opposa de même au langage plus didactique du Centre populaire de culture de l’Union nationale des étudiants (CPC da UNE) , qui aspirait aussi à la révolution sociale du Brésil.

Lors du reflux de la dictature civile et militaire du Brésil, Glauber a recueilli des éloges, même de la part du dramaturge conservateur Nelson Rodrigues. Dans une critique sur Terre en transe de 1967, Nelson a décrit dans le journal Correio da Manhã la scène où la parole est donnée au peuple, mais le peuple marque une “pause assourdissante”. “Et aussitôt, le film lance à la figure des spectateurs cette vérité tranquille, claire, éternelle : le peuple est débile mental”. Glauber était découragé quant aux directions de la révolution.

« Dans l’ensemble de son œuvre, entre documentaire et fiction, le réalisateur a contesté l’idée fausse que l’art de gauche doit être uniquement didactique et ne peut avoir une esthétique d’avant-garde et révolutionnaire. »

Son “Di-Glauber” de 1977, décrit de façon anarchiste et insolente l’enterrement de Di Cavalcanti. Critiqué par des amis et des familiers de l’artiste plastique, Glauber s’écrie “Di Cavalcanti est mort, le dernier grand peintre moderniste. Nous devons le filmer !”. Nous l’entendons pendant que nous assistons au documentaire “ d’un humour moderniste-surréaliste”, d’après lui-même.

En 1980, bien avant que les DVD et Netflix ne donnent au spectateur la possibilité de brouiller les cartes des scènes d’une œuvre audiovisuelle, Glauber a lancé L’Âge de la terre, film incompris, film testament de presque trois heures. Lors de la projection, ce sera à l’opérateur de décider de l’ordre de présentation de chaque bobine du film. De cette manière, Glauber renvoyait le cinéma aux avant-gardes du début du vingtième siècle qui, sans préjugés ni séparation des arts, ont aidé à la formation du langage cinématographique.

Dieu et le diable

Cependant, le chef-d’œuvre de Glauber et l’une des meilleures œuvres du Brésil reste toujours Le Dieu noir et le Diable blond, de 1964, terminé avant le coup d’état. En seconde position sur la liste définitive de l’Associação brasileira de críticos de cinema (Abraccine) , tout juste derrière le film d’avant-garde Limite (1931) de Mário Peixoto, Le Dieu noir et le Diable blond trace le portrait synthétique d’une longue période où les intellectuels ont cru en l’utopie exaltée d’égalité universelle qui a saisi le monde jusqu’aux années 1960.

Dans le scénario, Antonio das Mortes est le miroir de Glauber, personnage de fiction qui montrera au couple Manuel (interprété par Geraldo Del Rey) et Rosa (interprétée par Yoná Magalhães) que sortir de la misère ne vient pas par les mains de la religion (le Bienheureux Sebastião, qui incarne le messianisme du Nord-Est), ni de la violence (le cangaceiro Corisco, qui contraint les plus faibles). Glauber montre qu’affronter la misère n’est pas donné par la croyance en un temps mythique, cyclique, mais par une issue par la tangente, si bien résumée dans la scène finale du film.

« Quand l’humanité se rend compte que le temps est relatif à une histoire, à une téléologie, elle s’aperçoit que le fruit cueilli dans le futur est le résultat de la lutte menée dans le présent. »

Or l’utopie est amoindrie dans le présent par toutes les tentatives de scepticisme, par le libéralisme, par l’inégalité sociale, et même par la destruction de l’environnement et les dystopies de la fin du monde qui suivent l’annonce de l’anéantissement de la planète. Cette utopie trouve cependant des échos dans le cinéma brésilien contemporain à travers ce qu’a représenté et représente encore Glauber Rocha quand il a voulu penser et mettre en pratique l’art et la culture national-populaire pour indiquer que la révolution ne vient que par la volonté collective.

Voir en ligne : Entre Deus e o diabo Glauber Rocha pavimentou a utopia no cinema brasileiro

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