Pour tous ceux qui luttent pour l’Amazonie, aucun soutien à Luiz Inácio Lula da Silva dans ces élections n’est plus important que celui de Marina Silva [1]. Si dans les débats Lula peut affirmer que son gouvernement a réduit de manière significative la déforestation de la plus grande forêt tropicale de la planète, c’est parce qu’il a eu cette femme noire et autochtone, fille de « seringueiros », saigneurs d’hévéa, née et élevée dans la forêt amazonienne, dans l’État d’Acre, comme ministre de l’Environnement de 2003 à 2008 [2] . C’est l’imposition complète de l’agenda du développement, qui allait dicter le rythme et les choix des années suivantes, qui avait amené Marina à quitter le ministère et le Parti des travailleurs (PT). Après son départ, les gouvernements du PT ont eu beaucoup moins de raisons d’être fiers de ce qui se passait dans le domaine de l’environnement. Et si dans le monde entier, le Brésil rayonnait dans les sommets sur le climat, à l’intérieur du pays, notamment en Amazonie et dans le Cerrado, de nombreux peuples pouvaient raconter une histoire bien différente. Le fait qu’après 14 ans, Marina ait surmonté les désaccords politiques, ceux concernant l’interprétation du Brésil et du moment historique, pour composer un vaste front commun avec Lula, est un événement de première importance pour ceux qui comprennent ce qui est en jeu dans cette élection : plus que le destin de la démocratie, l’avenir de la vie sur cette planète.
Marina Silva est arrivée pour l’interview à son bureau du quartier Pinheiros de la capitale de São Paulo dans des tons arborés. Son style est impeccable, discret, presque austère. Elle est arrivée en tant que députée fédérale élue de la circonscription de São Paulo, avec 237 526 voix. La silhouette élancée, la voix éraillée, comme si quelque chose de douloureux lui grattait les cordes vocales, le chignon serré, suggèrent la fragilité. La force de la pensée et de la vie, qui a fait de sa trajectoire l’une des plus extraordinaires de la politique brésilienne, ne se révèle qu’à l’écouter. Après avoir quitté la forêt pour se faire soigner en ville, Marina, employée de maison, ne réussit à apprendre à lire et à écrire qu’à l’âge de 16 ans. Elle est partie des connaissances sophistiquées des peuples autochtones et des habitants des rivières d’Acre pour entrer dans un dialogue très particulier avec les grands penseurs européens. Elle a également étudié la psychanalyse, un domaine de recherche sur l’inconscient qui marque ses réponses dans cette interview. Dans le scénario brésilien actuel, Marina est peut-être l’intellectuelle politique - ou la politique intellectuelle - à la pensée la plus complexe du Brésil, indépendamment du genre. Mais parce qu’elle est une femme, noire et originaire d’Amazonie, elle paie le prix fort pour son audace.
Dans un pays en pleine transfiguration religieuse, Marina est aussi la politicienne la plus à gauche professant la foi évangélique montante et l’une des rares à ne pas utiliser ses croyances à des fins de manipulation électorale. Adolescente, elle voulait devenir religieuse. Les communautés ecclésiales de base, liées à la gauche de l’Église catholique, ont exercé une forte influence sur sa formation politique. Plus tard, comme c’est le cas pour de nombreux Brésiliens, elle a trouvé davantage de sens spirituel dans la foi évangélique. Dans un passé récent, une partie importante de la gauche n’a pas pu ou n’a pas su comprendre la puissance de ce que représentait ou pouvait représenter Marina. D’un côté, sa foi évangélique fut l’une des raisons de son rejet par une partie du camp progressiste. D’un autre côté, une partie des évangéliques néo-pentecôtistes du troupeau des grands pasteurs du marché la considèrent toujours comme "pas très évangélique" face à l’histrionisme messianique de figures comme Damares Alves.
Dans le corps de Marina, corrodé par la malaria, la leishmaniose et la contamination par le mercure, corps lui-même violé comme la forêt dont elle est issue, la femme qui se trouve devant les journalistes de SUMAÚMA est un amalgame de ce qu’il y a de plus nouveau au Brésil : l’hégémonie de la nature dans le recentrage géopolitique du monde, le protagonisme croissant des femmes noires dans un Brésil patriarcal et structurellement raciste, la croissance accélérée de la foi évangélique dans un pays où, jusqu’au siècle dernier, il y avait une domination presque absolue du catholicisme. Avec 1% des voix à l’élection présidentielle de 2018, la carrière politique de Marina Silva a pourtant été considérée comme finie.
Rien n’est plus éloigné de la réalité pour quelqu’un qui vient d’Amazonie et qui sait que la fin du monde est à mi-chemin. C’est ce qu’elle montre dans cette interview où, pendant près de deux heures, elle a répondu à toutes les questions. Et certaines d’entre elles étaient assez rudes. Marina s’est émue, a pleuré au moins une fois, mais elle a surtout montré pourquoi l’acte politique et de survie le plus important de nos vies, aujourd’hui, est de voter pour Lula et de convaincre les indécis de voter pour Lula.
SUMAÚMA : Qu’est-ce qui vous a amené à reprendre contact avec l’ancien président Lula et le PT, après une relation extrêmement irrespectueuse avec vous lors des précédentes campagnes présidentielles, alors que vous-même étiez candidate ?
MARINA SILVA : Ce fut un rapprochement politique et programmatique. Beaucoup de gens se demandaient quel serait mon positionnement pour ces élections et j’avoue que j’ai beaucoup travaillé dès le début... Dans un dialogue avec Ciro Gomes, [et avec des partis comme] la Citoyenneté, Rede, PV, ce fut un très gros effort pour essayer de présenter une alternative à la polarisation. Mais ça n’a pas marché. Nous sommes très critiques à l’égard des négationnistes, mais nous ne pouvons pas non plus tomber dans le négationnisme. La réalité parle et elle nous a fait comprendre que la transformation nécessaire pour briser la polarisation, n’était pas encore possible. Nous ne pouvons pas être négationnistes face à une situation dans laquelle Bolsonaro et le bolsonarisme marchent à grandes enjambées vers la destruction de notre démocratie, qui peut se faire à deux niveaux. Il peut s’agir d’une rupture démocratique brutale, avec lui qui ne cesse de menacer, d’essayer de mettre les Forces armées sur la scène politique. Il peut aussi s’agir d’une corrosion endogène, en changeant la configuration de la Cour suprême [fédérale], en approfondissant ce changement pour lequel il y a déjà une majorité au Congrès et avec tout cet ensemble de personnes armées, mélange de police avec la milice et la société elle-même. C’est une menace très forte. Dieu garde le peuple brésilien de le voir remporter cette élection. J’ai toujours dit que je serai ouverte au dialogue, pour autant que ce soit sur des bases politiques et programmatiques. Et toujours en réfutant une manière, très machiste, d’aborder cette divergence politique qui existait, et qui existe encore sous de nombreux aspects, entre moi, le PT, et le président Lula lui-même.
Machiste comment ?
J’ai quitté le PT et j’ai été candidate à la présidence à trois reprises, en présentant un programme. J’ai aidé à créer un parti politique [Rede Sustentabilidade]. Il ne s’agissait pas d’une approche simpliste, ni même d’une approche machiste, d’une question de blessure, d’une question de rancœur, comme beaucoup veulent cantonner les femmes dans ce registre. S’il s’agit d’un dialogue avec [Geraldo] Alckmin, il est [perçu comme] " un dépassement des divergences politiques ". S’il s’agit d’un dialogue avec un autre interlocuteur, [cela signifie qu’] il dépasse les limites, même programmatiques, idéologiques, afin de pouvoir construire quelque chose de plus grand. Lorsqu’il s’agit d’une femme, d’origine modeste, noire, écologiste, il y a toujours eu cette approche de : "Ah, il faut surmonter cette blessure, il faut surmonter cette rancœur". Au bon moment, de bonne façon, cette rencontre est devenue possible. A l’invitation du Président Lula lui-même.
Comment s’est passé ce dialogue avec Lula ?
Une conversation personnelle de deux heures et une action politique, présentant un ensemble de propositions assumées publiquement avec la société brésilienne. La seule chose que je puisse dire, c’est que cette conversation a été si fructueuse qu’elle a généré une expression publique, supposant des engagements publics dans l’agenda socio-environnemental. Ce n’est pas un hasard si je l’ai intitulée "Récupération actualisée de l’agenda socio-environnemental perdu" [3]. Il y a un programme qui fonctionnait bien, qui a réussi à réduire la déforestation de 83 % [de 2004 à 2012, puis elle a recommencé à augmenter], qui était responsable de 80 % des zones protégées créées dans le monde entre 2003 et 2008 - alors que Bolsonaro est déjà responsable d’un tiers des forêts vierges détruites dans le monde. C’est ce programme qui nous a empêchés de rejeter 5 milliards de tonnes de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, la plus grande contribution jamais apportée par un pays dans le cadre des actions de lutte contre le changement climatique. Personne mieux que l’ancien président Lula pour effectuer ce sauvetage. Parce que c’est arrivé sous son gouvernement.
Quelle est la stratégie pour que cela se produise réellement, puisque dans ce second tour, Lula a fait alliance avec de nombreux prédateurs de l’Amazonie et d’autres biomes ? Dans quelle mesure a-t-il été discuté de la possibilité d’une participation plus active au sein de son gouvernement, par exemple au ministère de l’Environnement ?
On n’a absolument pas évoqué ce genre de sujet. Il s’agissait d’une conversation personnelle entre deux personnes qui n’avaient pas parlé politique depuis 14 ans, sans jamais avoir perdu le lien personnel. Nous nous connaissons bien depuis presque 30 ans, puisque nous nous sommes rencontrés, alors que j’étais encore très jeune, je n’étais même pas encore au PT. Mais j’ai aidé à créer le PT et nous n’avons jamais perdu ce lien. Cela s’est exprimé dans des moments dramatiques de notre vie, la mort de mon père, la mort de Dona Marisa, le cancer qu’il a eu, les visites que je lui ai rendues. Le lien social est établi sur une base qui ne peut être brisée, du moins tant qu’il ne s’agit pas de questions extrêmes. Je pense que c’est cela qui a garanti que cette conversation politique, extrêmement importante en ce moment dramatique pour la vie sociale, environnementale et la civilisation du Brésil, puisse avoir lieu.
Vous représentez également une partie importante des Brésiliens qui ont beaucoup de mal à soutenir Lula en raison de ce qui a été fait dans le domaine de l’environnement après votre départ. Comment s’est passée cette conversation interne, avec vous-même ? Pourquoi les gens peuvent-ils croire que cet engagement programmatique, qui a déjà été rompu auparavant, sera respecté ?
La politique est un processus vivant, il ne peut être répété. Une bonne partie des problèmes que nous rencontrons est liée au fait que la politique [est traitée] comme une simple répétition, ce qui conduit toujours à la stagnation. Je fais cette démarche à partir de la certitude que le pire que l’on puisse imaginer sera fait si Bolsonaro est élu. Notre démocratie présente encore de nombreuses faiblesses. Mais elle a des forces.
Cette musculature institutionnelle, qui a déjà été mise à rude épreuve en 4 ans, pourrait ne pas avoir les muscles nécessaires pour supporter 4 autres années de Bolsonaro.
C’est un risque que nous ne pouvons pas prendre. De mon point de vue, j’ai l’élément d’espoir et de croyance. Hannah Arendt disait que, face à l’imprévisible, il n’y a qu’une seule chose : la valeur de la promesse. Et d’une promesse qui n’a pas été faite à une personne, elle a été faite à un peuple. Je sens que le président Lula est en paix avec ces retrouvailles. Je me sens en paix. [Mais] il y aura combat, oui. Certes, il s’agit d’une alliance large, mais c’est un front avec ceux qui veulent aussi faire la médiation pour la durabilité. Qu’ils soient socialistes ou capitalistes, conservateurs ou progressistes. Avant, nous étions ceux qui étaient hors-jeu.
Cela a-t-il vraiment changé ?
Maintenant, le problème du dérèglement climatique, la perte de la biodiversité, tout ce qui se passe dans le monde s’impose par la science, la raison, le bon sens, l’éthique et même l’esthétique. Et cela impose à tout le monde d’être "durable". Il ne s’agit plus de développement, mais de "durabilité", [même si] certains seront conservateurs, d’autres progressistes. Seuls les négationnistes ne seront pas " durables ". Ils sont disposés à détruire la planète.
Et pourquoi cela ?
Parce qu’il y a une vision fondamentaliste derrière tout cela, qui veut que chaque fois qu’il y a un grand chaos, une grande catastrophe, un déluge, il y aura une humanité nouvelle, une nouvelle floraison. Ils travaillent dans cette logique. Même en étant conservateur, vous devez considérer que si la température de la Terre continue à augmenter, il n’y aura plus d’Amazonie, plus d’eau et plus d’agriculture. Le marché ne se soucie pas de savoir s’il va préserver ou non la culture autochtone, s’il va résoudre ou non le problème de l’inégalité, du racisme, de l’homophobie. Mais il sera soucieux de la nature.
Vous dites qu’il y a consensus, même parmi les conservateurs, autour de la durabilité. Il existe cependant une critique du développement durable. Ailton Krenak [un intellectuel autochtone brésilien] a lui-même déjà dit que le développement durable est une vanité personnelle. Il ne serait pas possible d’être durable dans un système complètement non durable...
Je pense que nous fonctionnons sur plusieurs niveaux. Sur la façon dont nous communiquons avec 7 milliards de personnes. Et c’est déjà difficile de communiquer dans cette fréquence du développement durable qui, avec beaucoup de difficultés, s’est matérialisé pour beaucoup de gens. Maintenant, le fait d’avoir cette fréquence audible ne signifie pas que vous devez renoncer à votre âme. Et celle-ci constitue une autre fréquence. Si vous ne maintenez pas les principes d’une vie bonne, qui constituent les fondements de notre capacité à nous réinventer dans une relation avec nous-mêmes, avec la nature et avec les autres, alors c’est un concept vide. La durabilité n’est pas une façon de faire. Il faut que ce soit une façon d’être. Il ne s’agit pas seulement d’un moyen technique. Il doit s’agir d’une vision du monde, d’un idéal de vie, pour être ancré sur le terrain de l’identification des idéaux. C’était, jusqu’à 400 ans de cela, l’idéal d’identification de l’être. Les Romains voulaient être grands, forts. Les Grecs voulaient être sages et libres. Les Égyptiens, immortels. Au Moyen Âge, les gens voulaient être des saints. Et ils croyaient que s’ils étaient quelque chose, ils méritaient de l’avoir. Si je suis sage, libre, je mérite d’entrer dans l’histoire. Cela nous a amené ici, avec tous les travers de ce que nous sommes. Le mercantilisme est entré en scène il y a 450 ans et il y a eu dislocation. Maintenant, c’est si je l’ai eu, je mérite de l’être. Si j’ai de l’argent, une voiture, une maison, je mérite d’être heureuse. Mais la capacité de désir de l’être humain est infinie, et nous avons 7 milliards de personnes qui veulent avoir, et nous n’en avons pas les moyens. Ainsi, en accord avec Ailton Krenak [4], nous devons opérer un changement. Il y a des limites à ce que tout le monde possède une voiture, à ce que tout le monde mange de la viande. Mais il n’y a pas de limites pour réaliser le meilleur reportage journalistique, pour écrire la meilleure poésie, pour composer la meilleure musique. Dans les limites extensives, il y a des choses en jeu : l’or, la terre, la viande. Dans les limites intensives, il y a des compétences en jeu. C’est ainsi que nous allons survivre sur cette planète limitée.
Bolsonaro a obtenu 51 millions de voix au premier tour et un Parlement encore plus anti-environnemental a été élu . A quoi ressemblera cette bataille dans les deux scénarios - si Lula gagne et si Bolsonaro gagne ? Comment sera-t-il possible de composer avec des personnalités telles que l’ancien ministre de l’Environnement de Bolsonaro, Ricardo Salles, par exemple ?
Nous vivons une grande régression. C’est une régression de civilisation. Si avant les gens voulaient un père et une mère, nous avons régressé pour avoir un messie. C’est le summum de la régression d’une vision infantile, impuissante, apeurée, terrifiée du monde. C’est très dangereux, car ceux qui sont terrifiés, [qui ont peur] d’affronter le monde, sont capables de détruire le monde même qui les terrifie. C’est ce que fait le trumpisme et c’est ce que le bolsonarisme veut faire ici dans notre pays. C’est là que je trouve la raison : il ne s’agit pas d’être optimiste, mais d’être insistant. Un ami psychanalyste avait une phrase qui m’a saisi : "Là où tu vas, sois." Ce qui existe là, insiste pour l’être. Si nous avons une racine qui a déjà réussi à réduire la déforestation, insistons. Nous devons opérer la transition vers une agriculture à faible émission de carbone. Nous devons nous adresser au secteur financier, qui ne peut pas simplement tenir le discours ESG [ environnemental, social et de gouvernance] et prêter à ceux qui vont détruire la forêt, à ceux qui ne respectent pas les Terres Indigènes. Le cercle va se refermer. Les produits à forte émission de carbone vont être tarifés, taxés : l’Union européenne s’en rapproche, les États-Unis s’en rapprochent. La Chine ne peut être laissée de côté. Et quand cela arrivera, on devra être préparés.
Et sinon ?
Nous avons ceux qui ont toujours été acteurs de cœur. Et il y en a qui vont entrer en action par raison. Ceux qui ne se meuvent ni par raison ni par conviction devront faire face aux interdictions de la loi. L’une des propositions [concerne] les 57 millions d’hectares de terres publiques non encore affectées. Ce qu’ils appellent "régularisation des titres fonciers" a consisté à offrir [ces zones] en cadeau à ceux qui pratiquent l’usurpation [vol des terres publiques]. Ces 57 millions d’hectares de terres publiques doivent être destinés à des unités de conservation, à la démarcation des Terres Indigènes. Il ne peut plus s’agir de coupes rases [déforestation].
Vous parlez de l’infantilisation de la politique, de l’abandon du père et de la mère pour le messie. S’agit-il d’une référence à la manière paternaliste de gouverner de Lula et à la présentation, lors de la campagne de 2010, de Dilma Rousseff comme la "mère du PAC" [Programme d’Accélération de la Croissance] ?
Je ne donne pas de noms. Je m’adresse à l’imaginaire politique du peuple, à cet ethos politique qui existe au Brésil. Prenons Getúlio Vargas, qui a été un père important dans l’histoire [du Brésil]. Combien de fois les gens m’ont-ils dit : "Vous êtes la mère de l’environnementalisme". Et je dis : Non. Nous avons un combat qui est le nôtre, oubliez cette histoire de mère, [parce que] c’est une manière infantilisante. Mais au moins, c’était une idée qui était encore sur le terrain de l’humain, de la culture. La régression va jusqu’à un niveau antérieur à celui du père et de la mère. C’est l’idée d’un messie, d’un sauveur de la patrie. C’est quelque chose de beaucoup plus profond et, évidemment, de beaucoup plus dangereux. Parce qu’alors vous enlevez tout pouvoir de transformation à la politique, n’est-ce pas ? Les gens ne se mettent plus dans la position d’être le sujet de leur vie, de leur histoire. Et cela a aussi à voir avec l’idée qu’en Amérique latine les figures charismatiques sont très fortes. Je dis cela en me mettant dans la peau de la victime. Je suis une personne charismatique et je connais le pouvoir que cela représente. S’il y a une chose pour laquelle je veux utiliser le charisme, c’est pour convaincre les gens de ne pas dépendre de lui, qu’ils doivent [au contraire] prendre leurs responsabilités. C’est difficile, douloureux, on ne veut pas de ça. Nous voulons quelqu’un qui se batte pour nous, qui parle pour nous. Prendre ses responsabilités est très douloureux et faire de la politique avec cette compréhension est un lieu incompris. Si nous regardons [l’histoire], avant, le combat était : est-ce une métropole ou une colonie ? Puis nous avons obtenu notre indépendance. Est-ce la République ou l’Empire ? Nous parvenons à être une République. S’agit-il d’agriculture ou juste d’extractivisme ? Est-ce l’agriculture ou l’industrie ? S’agit-il d’une démocratie ou d’une dictature ? Toujours la polarisation, on est toujours en train de combattre. Mais la polarisation a également reculé pour passer sur le terrain des individus. On quitte le modèle politique et économique pour aller vers la polarisation entre partis. Puis on en vient à une polarisation entre les gens. Et à présent, nous en sommes à un niveau de polarisation entre Diable et Dieu.
Comment y faire face ?
Lorsque nous atteignons le seuil de ce non-sens, quelque chose doit en sortir, un sens, une re-signification. Ce que nous sommes en train de faire aujourd’hui est un mouvement pour défendre quelque chose de fondamental, qui constitue la base et la surface de sauvegarde pour tous. C’est différent de ce qui se passe lorsque vous êtes dans la normalité démocratique. Nous avons un peuple qui élit quelque chose qui est très important pour lui. Nous élisons la démocratie, mais il ne peut s’agir d’une simple démocratie, elle a besoin d’un programme. Pas [un programme] d’un parti ou d’un groupe, mais une mosaïque d’idées. C’est pourquoi il y a une place pour nos propositions, pour la proposition de la sénatrice Simone Tebet [Mouvement Démocratique Brésilien (MDB)], de Ciro [Gomes, Parti Démocratique Travailliste (PDT)]. C’est la chance de pouvoir continuer à se battre pour ce en quoi nous croyons, car avec Bolsonaro, cette chance est fortement diminuée.
Quelle serait votre action dans un second gouvernement Bolsonaro, puisque l’éventualité existe ?
Un second gouvernement Bolsonaro est impensable. Parce qu’il fait courir le plus grand risque à l’Amazonie et place les populations autochtones au plus haut niveau de vulnérabilité. Un impensable qui doit être pensé. Et si nous ne pouvons pas penser, nous devons agir. En ce moment, il s’agit d’agir avec le vote pour rendre le Brésil victorieux. Nous ne pouvons pas réduire ce que nous faisons à la seule défaite de Bolsonaro, tout comme nous ne pouvons pas le réduire à la victoire de Lula. Ce que nous faisons, c’est donner la victoire au Brésil. Lorsque [Fernando] Haddad et Bolsonaro [aux élections de 2018] sont entrés en scène, nous n’avons même pas eu besoin d’avoir une conversation programmatique. Je savais ce que Bolsonaro voulait dire. Comme maintenant je sais tout ce qui est en jeu pour la démocratie, pour les politiques sociales, pour les droits humains, pour l’Amazonie. A ce moment-là, j’avais dit : Bolsonaro va franchir les frontières de ce qu’est une démocratie occidentale. Et il l’a fait. Maintenant, il va vouloir franchir toutes les limites de l’intérieur, en changeant la Cour suprême, en destituant des ministres, avec ce parlementarisme d’usurpation, avec un budget secret pour disposer de l’argent. Et là, on deviendra un Honduras, un Nicaragua, un Venezuela de droite.
Pensez-vous qu’il existe aujourd’hui une masse plus critique qui se comprenne en tant que société, moins liée au paternalisme ?
Oui, et cela fait partie de notre imaginaire. Une grande partie des solutions dans ce pays ont été produites par la société. C’est notre source d’espoir, c’est là que nous allons mettre l’accent. C’est "où que ce soit, que ce soit". Le SUS vient des professionnels de l’hygiène, des médecins engagés dans la santé publique. D’où vient l’idée des politiques sociales visant à aider les pauvres, les personnes vulnérables ? De la lutte de Betinho, de Dom Mauro Morelli et elle se renforce avec la science, avec le regard social des économistes, avec Ricardo Paes de Barros, [Anna] Maria Peliano, avec Cristovam Buarque. D’où vient l’idée que nous devrions protéger l’Amazonie ? Elle vient de Chico Mendes, elle vient de l’Alliance des peuples de la forêt. Qui a aidé à la systématiser ? Maria Alegrete, Mauro Almeida, Manuela Carneiro da Cunha, Steve Schwartzman. D’où vient cette puissante force de la population noire, des jeunes des périphéries, des femmes des périphéries ? Elle provient de cette capacité à se percevoir comme sujets. Je parle et je m’émeus. Nous avons en nous une part d’enfant, mais nous nous "adultons". Et c’est dans ce "devenir adulte" que nous allons nous mettre en sécurité.
L’importance de votre action au ministère de l’Environnement a été indéniable et grande partie de ce que le PT récolte aujourd’hui dans le domaine de l’environnement a été réalisée à cette époque et s’est détériorée après votre départ. Mais c’est un fait que vous avez autorisé les premiers grands barrages en Amazonie, Jirau et Santo Antônio, sur le fleuve Madeira dans l’Etat de Rondônia, et c’est une marque. Même si avez pris le temps, vous avez approuvé le premier grand barrage hydroélectrique dans la forêt après la dictature. Cela a été désastreux. Quelle réponse donnez-vous aux gens qui aujourd’hui, en Amazonie, souffrent de l’impact des barrages hydroélectriques ? Belo Monte est le plus connu parce qu’il a bénéficié d’une plus grande couverture, mais Jirau et Santo Antônio ont eu et continuent d’avoir un impact absolument dévastateur.
Écoutez, quand je suis arrivée au ministère, il y avait 45 barrages hydroélectriques qui étaient, disons, au point mort. Nous avons réussi à rendre certains d’entre eux viables en respectant toutes les précautions qui devaient être prises et nous avons eu le courage de dire non à certains d’entre eux, ce qui n’était jamais arrivé au ministère de l’Environnement. Nous avons dit non au barrage d’Ipueiras. Parfois, les gens ne se souviennent pas de cela. Le barrage de Tijuco Alto, qui inonderait une terre quilombola ici à São Paulo... Nous avons dit "non". C’était précisément le projet d’Antônio Ermírio de Moraes auquel aucun gouvernement n’avait eu le courage de s’opposer, mais nous l’avons fait. Nous avons dit non à la centrale hydroélectrique de Belo Monte et l’avons renvoyée à des études. Tout cela a entraîné des répercussions politiques très fortes. Les barrages hydroélectriques de Santo Antonio et de Jirau avaient un calendrier d’accord de licence de fonctionnement, et nous avons pris toutes les mesures nécessaires pour que les impacts soient réduits. La licence a été accordée avec 42 conditions. Malheureusement, j’ai quitté le ministère à ce moment-là. Ces conditions n’ont pas été observées. Il devait y avoir trois barrages. Cela a été réduit à un seul. Il devait y avoir deux écluses et elles ont été refusées. A quoi servaient les écluses ? Elles étaient censées détruire la forêt et planter du soja. Nous avons conduit une procédure d’autorisation qui a remué ciel et terre pour réduire autant que possible les impacts environnementaux. Il y aurait eu un impact, mais certainement pas les mêmes que ceux qui ont été soumis. Par conséquent, j’assume la responsabilité du projet tel qu’il a été autorisé et non de la manière dont il a été modifié. Je parle en toute clarté du fait que tous les efforts ont été faits pour s’assurer que c’était un projet correct, malgré toutes les pressions internes du gouvernement, toutes les pressions des médias, toutes les pressions de la classe des affaires et de l’État de Rondônia... Nous l’avons réalisé selon ce que les techniciens pensaient. Et sous mon ministère, il ne s’agissait pas d’une licence politique, mais d’une licence technique. Et, justement parce qu’il s’agissait d’une licence technique, vous ne trouverez aucun employé de l’IBAMA disant que la ministre a fait pression sur lui pour qu’il accorde la licence. C’est également le cas pour le fleuve São Francisco. La licence pour le São Francisco a été accordée avec toutes les précautions nécessaires. Il s’agissait d’un prélèvement de 126 mètres cubes d’eau par seconde. Nous avons réduit ce chiffre à 46 mètres cubes par seconde. Les gens n’ont aucune idée de l’ampleur de ces repositionnements et des interrogations qu’ils suscitent. Tous les procès du Ministère public ont échoué parce que la licence était très cohérente. La licence a été accordée dans le cadre d’un programme visant à revitaliser le São Francisco. Malheureusement, tout ce qui devait être fait pour la revitalisation a été abandonné après mon départ. Je ne peux pas être responsable d’une chose que je n’ai malheureusement pas pu continuer. Mais c’est peut-être pour cela que je suis partie, parce que je ne pouvais rester que si cela était fait comme cela doit être fait.
Vous êtes la personnalité politique évangélique, de gauche ou de centre-gauche la plus en vue au Brésil. Nous savons que le terme évangélique n’est pas générique. Mais ce public, dans sa majorité, soutient Bolsonaro. Vous avez plus de difficultés à dialoguer avec les évangéliques que des pasteurs comme Silas Malafaia [5] et d’autres politiciens représentant l’évangélisme de marché. Pourquoi ça ?
Vous avez dit pour commencer qu’il n’y avait pas de condition homogène de l’évangélique. Il existe d’innombrables dénominations et, même dans celles qui ont une prévalence majoritairement conservatrice, il y a des gens qui ne sont pas nécessairement d’accord avec ces formes réactionnaires et parfois fondamentalistes. Je suis une chrétienne évangélique de l’Assemblée de Dieu. Et il ne sert à rien qu’ils disent que je ne suis pas une véritable évangélique, car ce jugement n’appartient à personne, il appartient seulement et exclusivement à Dieu. Et je ne dis pas non plus que ce sont de faux croyants. Je ne peux que recourir aux enseignements de la foi que je professe, qui est Jésus. Ce qu’il a dit : "On reconnaît l’arbre aux fruits qu’il porte". Je ne peux pas voir un bon fruit dans un arbre qui veut armer une population entière. Je ne vois pas de bon fruit dans l’indifférence à la souffrance, à la mort, dans le fait de se moquer du chagrin et de la douleur de près de 700 000 personnes qui ont perdu leurs proches. Qu’a fait Jésus lorsque Lazare est mort ? Il est allé chez Marie et Marthe et a pleuré, et il savait qu’il allait ressusciter Lazare. Mais la mort est une chose si profonde, si terrible, qu’il a pleuré. Un homme Dieu qui pleure devant la mort et qui va rendre visite à deux sœurs, dans une société qui ne valorisait pas les femmes... femmes qui, à perdre leur frère, n’étaient plus rien. Elles n’avaient pas de mari, personne pour les protéger. Je ne peux pas, en regardant ce fruit de Jésus qui respecte et se solidarise avec les femmes, voir le fruit du manque de respect pour les femmes. Je ne vois pas de comparaison entre le fruit porteur des préjugés, à quiconque, sur la base de la couleur, de l’ethnie ou de l’orientation sexuelle, et le fruit de Jésus. Je ne peux pas considérer comme un bon fruit le fait que vous vouliez imposer votre foi, alors que le texte biblique lui-même dit : "Ce n’est pas par la force ni par la violence, mais par mon esprit".
Mais alors pourquoi, s’il est un si mauvais fruit, les sondages montrent-ils que la plupart des évangéliques votent pour Bolsonaro ?
Il faut aussi voir les préjugés des évangéliques sur les non-évangéliques, et ceux des non-évangéliques sur les évangéliques. Apprenons à converser avec cet autre. Le sacré a une place dans la psyché, dans la transcendance humaine. [Même si] les autres n’ont pas recours à cette idée du sacré, elle s’imposera sous une forme ou une autre, dans l’art, dans la philosophie. Apprendre à converser avec cet autre différent est peut-être un processus d’apprentissage que nous devons désormais suivre. [Lors des élections de 2010 et 2014, une grande partie des personnes qui votent pour Bolsonaro ont voté pour moi. Et je n’ai pas utilisé les églises comme une tribune ni les tribunes comme une chaire. Je n’ai pas non plus été la victime de ce que certains attendaient de moi, à savoir un programme réactionnaire, conservateur et fondamentaliste. La demande de participation citoyenne d’un segment qui est bien supérieur à 40 ou 50 millions, qui peut atteindre 70, 80 millions de personnes, est légitime, ce sont des citoyens. De la même manière qu’il est légitime pour n’importe qui de pouvoir participer à la vie politique et de ne pas se voir mettre de veto.
Que s’est-il passé pour que cette population change radicalement l’orientation de son vote ?
Je pense qu’à ce moment-là [lorsque la demande est devenue claire], nous aurions pu faire une très bonne chose dans le domaine démocratique avec cette force, et cela aurait honoré notre héritage de l’État laïque, qui est une contribution de la Réforme protestante. C’est une contradiction que les évangéliques se retrouvent dans cette vision, car c’est la Réforme protestante qui a contribué à faire, de manière décisive, la séparation Eglise/Etat. [L’État laïque] est une forme de non-discrimination des gens, y compris de ceux qui sont passés par les grandes diasporas religieuses pour obtenir la liberté de pouvoir exercer leur foi sans être persécutés ou jetés dans les bûchers. La société brésilienne a donné trois grands indices de sa volonté de changements dans le domaine démocratique, de ce qu’elle était lasse de vivre la polarisation PT - PSDB. Edgar Morin [un penseur français] a dit qu’au début, le changement ce n’est qu’une petite déviation, et nous devons être attentifs à voir quelle déviation nous allons aider à prospérer ou laquelle nous ne voulons pas faire prospérer.
Et quels ont été ces trois indices donnés par la société brésilienne ?
En 2010, Guilherme (Leal) [homme d’affaires brésilien, l’un des propriétaires de Natura] et moi-même avons présenté une candidature défendant la durabilité. Nous avons eu 19 millions 600 mille voix. En 2014, n’oublions pas que je recueillais 26% des intentions de vote, en première position, battant tous les candidats au second tour. Le Rede [le parti créé par Marina] n’ayant pas été légalisé par une action politique, j’ai donc accordé mon soutien à Eduardo Campos [PSB], devenant candidate à la vice-présidence. Puis cette tragédie est arrivée [sa mort dans un accident d’avion] et j’ai atteint 38% des intentions de vote. [Entre ces deux campagnes] nous avons eu les manifestations de 2013, qui ne sont pas passées par une figure ou un processus politique institutionnel. En effet, c’est plutôt la société elle-même qui se plaçait comme sujet politique sur la scène politique, en disant : "Nous voulons du changement". Les voilà, les trois grands indices. C’est comme si nous avions quelque chose de refoulé au fond, très mauvais. Et puis vous avez le premier signe. Personne n’y prête attention. Puis, un deuxième signe. Tout le monde s’en fiche. Et un troisième... Tout le monde s’en fiche. C’était une couche de trop et elle est restée. Et là, le pire de la récalcitrance brésilienne est arrivé. La vision, la racine « esclavocratique », patriarcale, la racine réactionnaire. Et en 2018, arrive ce qui est arrivé. La plupart d’entre nous avons sous-estimé Bolsonaro. Seulement maintenant, il n’est plus question de le sous-estimer une deuxième fois. Si nous ne sommes pas suffisamment intelligents pour apprendre de notre erreur, de ne pas avoir lu correctement la société brésilienne, nous n’avons pas le droit de ne pas avoir appris de l’élection de Bolsonaro en 2018. Nous n’avons pas le droit d’être stupides.
Lula fait partie de toute cette trajectoire. Après 14 ans durant lesquels vous avez moins parlé avec lui, quel Lula avez-vous trouvé ?
Ecoutez... Il serait présomptueux de ma part, en deux heures de conversation, de faire cette lecture. Mais ce que je peux dire, c’est ce que je ressens, et pas seulement dans la figure individuelle de Lula. Lorsque vous êtes une personnalité politique ayant une très grande force de gravitation, même vos changements individuels s’inscrivent dans un contexte. Être celui qui a les meilleures et les plus larges conditions pour aider à vaincre Bolsonaro est quelque chose de très grand, qui transforme une personne. Je sens qu’il fait beaucoup d’inflexions, et j’espère qu’elles vont s’installer. Nous avons des inflexions qui nécessitent des médiations, car vous traitez et gérez de nombreux intérêts. Il est légitime que les gens veuillent des terres pour planter, mais notre Constitution et la science disent que nous ne pouvons plus continuer à détruire l’Amazonie. Si quelqu’un veut passer outre cet intérêt à préserver la vie, il y a quelque chose qui ne peut pas être accepté. Comme le dit le [chanteur et compositeur] Gilberto Gil : "Le peuple sait ce qu’il veut, mais il veut aussi ce qu’il ne sait pas". Et ce que les gens veulent et ne savent pas, c’est aux responsables politiques de le payer. Quand j’étais ministre, quand j’étais sénatrice, je n’ai pas pu me rendre pendant quatre ans dans la moitié de mon État, l’Acre. Si je l’avais fait, j’aurais été lynchée, à cause de la route dont je disais qu’elle ne pouvait être construite sans étude d’impact environnemental, sans délimitation des Terres Indigènes. Et ensuite, que s’est-il passé ? Une fois, juste parce qu’ils ont dit que j’étais dans un avion, que j’allais arriver à Cruzeiro do Sul, les gens ont brûlé des pneus, ils ont mis des tracteurs sur la piste. L’avion ne s’est pas écrasé. Une fille a failli être lynchée parce qu’elle s’appelait Marina. A la station de radio Verdes Florestas, une station de radio catholique, il y avait un certain Brás. Il m’a appelé à Brasilia, pour que je puisse parler en direct au téléphone et donner ma version. L’évêque a dû intervenir, ils voulaient lyncher Brás. Je dis cela et j’ai envie de pleurer [voix qui se brise]. Cette folie collective de destruction, de pulsion de mort, est à l’œuvre depuis longtemps. C’est elle qui a tué Chico Mendes, qui a tué Sœur Dorothy [Stang]. Je m’émeus, désolée.
Vous êtes clairement la seule responsable politique au Brésil qui puisse justifier de tant d’années d’activité en Amazonie, d’une telle dimension, d’une telle assise et d’une telle trajectoire. En même temps, il me semble que votre relation avec les populations riveraines, autochtones, paysannes, agroécologiques et forestières a été affaiblie voire rompue dans certains cas. Ils semblent moins s’identifier à vous qu’on pourrait le croire. Est-ce que pour vous, tout cela a un sens et, si oui, pourquoi cela s’est produit ?
Je ne pense pas que la densité électorale soit une indication de la connexion ou de la déconnexion. Pour moi, mes bases et ma relation avec les gens de la forêt sont organiques. Mais je n’ai pas forcément les conditions objectives pour traduire cela en votes. Tout comme les bases de Soninha [Guajajara] avec les autochtones sont organiques, très authentiques, mais malheureusement la réalité à laquelle nous sommes confrontées, et la situation conflictuelle qui nous est faite, ne nous le permet pas. J’ai été conseillère municipale, députée, deux fois sénatrice de l’Acre, pour travailler pour le Brésil et pour le monde, et je ne me suis pas préoccupée de maintenir des bases électorales. Je m’inquiétais de profiter de l’occasion qui m’était donnée de faire tout ce que je pouvais [Marina est émue], matin, après-midi et soir. Réduire la déforestation en Amazonie, doubler le nombre des réserves extractives, empêcher l’usurpation illégale de 35 000 propriétés [vol de terres publiques], appliquer 4 milliards d’amendes, mettre 725 personnes en prison, créer 25 millions d’hectares d’unités de conservation, réaliser la première confrontation institutionnelle avec 480 policiers fédéraux dans l’État du Mato Grosso. Et de rester là-bas pendant 5 ans, 5 mois et 13 jours en ne me rendant dans mon État, qui était ma base électorale, qu’à Noël, pour voir ma famille. Ça, cela n’est pas une rupture, c’est un compromis [la voix de Marina s’interrompt]. Entre préserver ma base électorale et faire le nécessaire, j’ai préféré faire le nécessaire, car c’est ce que m’a appris Chico Mendes, qui n’a pas non plus été élu. Nous voulions vraiment qu’il soit élu député de l’État, mais les gens ne l’aimaient pas. Tout comme la presse n’a pas parlé de lui [Marina pleure]... Et nous avons survécu. Et parfois vous devez quitter votre famille, vous devez quitter vos proches, pour faire ce qui est nécessaire. C’est profondément douloureux, mais parfois vous devez le faire. Soninha [Guajajara] aurait pu être élue par le Maranhão, mais c’est São Paulo qui l’a élue. J’ai eu deux mandats de l’Acre pour travailler pour le Brésil, pour tous ces résultats. Dans le combat que je mène, je pourrais être candidate dans n’importe quel État. Mais je sens mes bases préservées de manière organique, dans le travail qui a été fait à la fois au sein de la législature et du ministère. En fin de mandat, il est très difficile pour une personne qui a renoncé à sa retraite sénatoriale, qui a un petit parti, qui n’a pas de financement, d’être présente, comme le font les grands partis. Je sais que je manque aux gens. Ils aimeraient que je sois là, mais je travaille. Je suis professeur associé à la Fundação Dom Cabral, je dois donner des conférences pour survivre, pour payer mon loyer.
L’une des missions de SUMAÚMA est de valoriser les intellectuels de la forêt, de la nature. Or, dans cette interview, on est frappé par le fait que vous ayez mentionné des intellectuels européens tout à fait respectables, mais aucun intellectuel de la forêt. Je voudrais vous entendre à ce sujet.
En ce qui concerne les auteurs, je dirais que vous avez raison. C’est juste que lorsque quelque chose semble si organique en vous, parfois vous ne le citez pas, et c’est une injustice, car je me sens entièrement connectée à Ailton Krenak. Je le suis, et c’est comme si c’était déjà là. C’est comme si c’était ici [elle montre son corps]. Alors je parle de ce qui est à l’extérieur [elle s’émeut]. Et j’essaie d’exprimer ce qui est à l’intérieur. Mais maintenant que vous avez attiré mon attention, peut-être que je dois nommer ce qui est à l’intérieur. Et le nom de ce qui est à l’intérieur est Ailton Krenak, Davi [Kopenawa] Yanomami, Joênia Wapichana, Soninha Guajajara, Chico Mendes, mon oncle chaman, Pedro Mendes, ma grand-mère sage-femme, mon grand-père et mon père seringueiros, Dona Raimunda, briseuse de noix de coco. Et je peux le nommer, oui [la voix s’anime], et je pense qu’à partir de maintenant je le nommerai. Mais c’est que c’est ici, en moi. Peut-être de la même manière qu’Ailton [Krenak] n’a pas besoin de parler de Marina. Et je vois même qu’il ne dit pas grand-chose, parce que c’est déjà en lui. Nous avons créé l’Alliance des peuples de la forêt. J’étais très jeune et lui aussi, mais un peu plus mature que moi. Nous étions tous là. Et peut-être, parce que je suis une personnalité politique qui doit dialoguer avec beaucoup de gens, même pour que cela s’exprime par un vote, je dois en parler, car Edgar Morin a été très important dans ma vie. C’est l’idée de la pensée complexe qui a donné une place aux choses qui viennent de mon oncle, aux choses qui viennent de ma grand-mère, sage-femme, d’Ailton Krenak, dans ce monde lettré, qui ne comprend pas la connaissance narrative, qui ne comprend pas la science de la connaissance narrative, parce qu’il ne dialogue qu’avec les postulats de la connaissance dénotative, du vrai et du faux. Je suis désolée pour l’émotion, parce que malheureusement nous vivons dans le monde, et moi, qui fut presque nonne et catholique, et aujourd’hui qui suis chrétienne évangélique, notre ethos civilisateur vient d’une culture sacrificielle. Et je me souviens que les gens me disaient : "Si vous ne rendez pas visite à votre base, vous ne serez pas réélue". Et là, je me suis dit : je ne serai plus candidate. Et je ne suis revenue que parce que je pensais que c’était la seule chose à faire en ce moment. J’ai 64 ans, je suis candidate depuis 1986, lorsque je suis partie pour la première fois afin d’essayer de me faire élire comme députée fédérale à l’Assemblée constituante, pour mettre en pratique toutes ces choses que je croyais être les meilleures pour l’Amazonie, pour les peuples autochtone. Cinquième candidate la mieux votée, je n’ai pas été élue. Cette fois, avec mon petit-fils, je me suis dit : je ne serai plus candidate. Je continuerai à aider à ma façon. En essayant d’écrire mon livre, que je ne trouve jamais le temps d’écrire. Mais, en légitime défense de la démocratie, de l’Amazonie, des peuples autochtones, même de ceux qui pensent que je ne suis plus là, c’est en leur nom que je suis repartie [candidate].
La racine « esclavocratique », qui a été piquée, est en concurrence avec une autre, avec celle que vous avez apportée, d’Ailton Krenak, de votre grand-mère qui était sage-femme, des gens de la forêt. Parviendrons-nous à arroser cette autre racine, à la renforcer et à la faire prévaloir une fois pour toutes ?
Ecoutez, je ne sais même pas si ça se recoupe... Comment traiter ça, cette douleur d’esclave, elle est là, c’est une cicatrice. Mais elle a besoin de guérir. Nous n’avons pas besoin d’effacer la cicatrice, elle restera là. La cicatrice est comme un nombril, vous savez ? C’est là pour nous montrer que nous avons eu besoin d’un placenta. Mais il doit être resignifié. Et peut-être que l’endroit où cela est le plus difficile est en relation avec le peuple noir lui-même, avec le peuple autochtone. D’une certaine manière, j’ai les deux. Je suis une femme noire, une femme de sang autochtone, mais aussi de sang portugais. Et pendant longtemps, les gens m’ont dit : "Mais vous n’êtes pas du mouvement noir ? Pas aujourd’hui, aujourd’hui je sens que ça c’est tranquille. Il y a eu un changement à cet égard. "Parce que vous ne parlez que de l’environnement...". Mais je suis une femme noire, née dans la forêt amazonienne, qui a tout appris des autochtones, des mystères aux beautés de la forêt, de cet oncle qui, dès l’âge de 12 ans, est allé vivre avec les peuples de la haute rivière Madeira. Et cet oncle est une personne très importante dans ma vie. Avec lui, j’ai appris à faire de l’artisanat, à faire un peu de tout. Il ne pouvait en être autrement. Mais je ne considère pas qu’un Noir n’est pas un écologiste parce qu’il ne fait pas ce que je fais. Tout comme personne ne devrait considérer que je ne suis pas une personne noire parce que je m’occupe de l’agenda environnemental. Et c’est une bonne chose que nous travaillions maintenant sur de nombreuses catégories de racisme environnemental. Tout cela est très lié, et, peut-être, je me mets toujours dans cette position. Il y a un moment où l’on est un arc. Il y a un autre moment où l’on est la flèche. Et on doit échanger ces positions. Ce que je fais, ce que fait Ailton Krenak, ce que fait Davi Yanomami, ce que font les autres, pour moi, ce n’est ni complémentaire ni exclusif, c’est supplémentaire. Et chacun fait ce qu’il peut. Quand elle est complémentaire, ce sont deux réalités différentes qui s’interrogent, qui se parlent, même si c’est pour creuser les différences et que chacun va dans sa direction respective. Nous sommes supplémentaires. Or, la logique bolsonariste, négationniste, elle est excluante, elle est exclusiviste, elle veut éliminer, elle veut que nous n’existions pas. Et là, il n’y a pas discussion.
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