Par Antonio Martins, rédacteur en chef du site http://outraspalavras.net/
Illustration : Oswaldo Guayasamín
Source : Outras Palavras – 03/10/2016
Traduction : Jean Saint-Dizier pour AutresBrésils
Relecture : Marion Daugeard
Dans l’ensemble des municipalités [1], le PMDB (1028) et le PSDB (793) – les deux partis qui ont joué un rôle essentiel dans le processus du coup d’état – ont réussi à faire élire le plus grand nombre de maires. Bien que cela ait déjà été le cas en 2012, la nouveauté la plus frappante est l’affaiblissement des mairies pétistes [2] : elles ne sont désormais plus que 256, moins de la moitié qu’il y a quatre ans.
Dans les capitales et municipalités de plus de 200 000 électeurs – un ensemble de 93 villes, où se concentrent 40% des électeurs – on note quelque chose de plus grave encore : la suprématie du PSDB ; et, là encore, le déclin du PT. Les tucanos [3], qui disposaient de 18 mairies il y a quatre ans, ont élu 14 candidats au premier tour, et 19 postulants peuvent encore prétendre au deuxième. Les pétistes, qui en avaient 14 en 2012 (et en avaient même élu 25 en 2008), doivent se contenter d’un seul (élu au premier tour) huit étant encore en lice pour le deuxième.
Le PT a été mis en déroute jusque dans des secteurs où se concentrent ses bases sociales depuis des dizaines d’années. Dans les 39 municipalités de l’ABC Pauliste [4] et de toute la région métropolitaine, le parti ne sera présent au second tour que dans les villes de Santo André et Mauá. À São Paulo, il a enregistré son pire résultat depuis vingt ans. Dans les capitales du Nordeste, où avait migré son électorat depuis l’arrivée de Lula au gouvernement, il ne participera qu’à une seule dispute finale : à Recife. Pendant ce temps-là, le gouverneur de São Paulo, Geraldo Alckmin, conservateur notoire, apparaissait comme l’un des grands vainqueurs du scrutin. Il a en effet, réussi à faire élire dans la capitale, un outsider supposé, João Dória, un millionnaire presque inconnu, qui surfait, sans difficulté, sur la vague de rejet de la “vieille politique”.
Contrairement à ce que certaines analyses prévoyaient depuis 2013, l’espace perdu par le PT n’a pas été occupé par des forces de gauche. Même les partis établis (tels que le PSOL ou le PcdoB) n’ont pas obtenu de meilleurs résultats ; et d’autres formations d’un nouveau genre n’ont pas non plus émergé de manière notable, comme par exemple un Podemos brésilien. On peut quand même retenir certaines victoires : Marcelo Freixo et Edmilson Rodrigues (PSOL) seront présents au second tour à Rio de Janeiro et Belém. Même chose pour Edvaldo Nogueira et Carmin Moura (PCdoB), à Aracaju et Contagem. Mais ces résultats ne peuvent être comparés à ce qu’a signifié l’avancée de la gauche dans les mairies entre 1990 et 2008, ni en nombre de voix ni en terme de capacité d’expression d’une tendance nationale.
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Ces résultats dévastateurs excitent certains analystes politiques. Hier encore, le politologue Gaudêncio Torquato, l’un des plus proches conseillers de Michel Temer, décrétait “la mort” du PT qualifié de “radical”, “clivant”, et de “conflictuel”. Il admet cependant : la gauche peut survivre – si elle se normalise ; si elle se résigne aux inégalités et aux résistances de la société brésilienne ; si elle perd son bec et ses ongles ; et, plus clairement, si elle accepte le processus de retour en arrière prévu à l’agenda dans les prochains mois.
Selon ce raisonnement – qui sera répété à l’envie dans les jours qui viennent – les élections d’hier démentent, à toutes fins utiles, l’idée qu’il y ait eu un coup d’Etat. La société n’a-t-elle pas élu les partis accusés d’en être à l’origine ? Ceux qui se sont sentis victimes d’un coup d’Etat en appelant la démocratie à l’aide, n’ont-ils pas été exemplairement punis par les urnes ? Ceux qui ont pris le pouvoir en faisant tomber Dilma n’ont-ils pas conquis hier leur légitimité pour lancer les mesures “sensées et indispensables” qu’ils ont préparées ? L’heure n’est-elle pas venue d’accepter l’arrêt des investissements publics, les coupes budgétaires de la sécurité sociale et l’anéantissement de la CLT [5] ?
De telles déductions entrent cependant, en collision avec une autre réalité. Depuis des années, le Brésil est le lieu d’une succession de mouvements et de bouleversements sociaux qui expriment des préoccupations à l’opposé de celles qui ont prétendument remporté la victoire par les urnes. On y trouve, parmi d’innombrables phénomènes, l’émergence des Cultures de la Périphérie, la multiplication des centres publics de préparation au Baccalauréat (Cursinhos) [6], la marche pour la légalisation du cannabis et la marche des Femmes [7], les journées de Juin 2013 [8], les rolezinhos, un genre de flashmobs qui ont défié la ségrégation sociale et raciale des shopping center, le Printemps des femmes (et l’apparition du Féminisme noir), les revendication de réformes dans l’enseignement secondaire. Le renouveau et la créativité semblent sans limite. Leurs sens, pourtant, est très clair : plus de droits ; moins de contrôle de la société, soumise à la logique du blanc, machiste et riche. Autrement dit, pour ceux qui prétendent interpréter les résultats du 02 octobre, la rue est en conflit avec ce que disent les urnes…
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Comment expliquer ce décalage ? À l’opposé des analyses conventionnelles, nous proposons cinq arguments :
1) La gauche classique n’a pas succombé parce qu’elle s’est opposé à la “sagesse” néolibérale, mais parce qu’elle est tombée dans un guet-apens historique. Ses conquêtes ont changé le paysage social du Brésil ; mais sa stratégie a été faussée par deux limites, examinées dans un précédent texte : le refus de lutter pour des réformes structurelles et l’assujettissement à l’État – autrement dit, la démobilisation des mécanismes de pression sociale sur les institutions ;
2) La présence de la gauche au gouvernement central a été tolérée, tant qu’elle a été capable de satisfaire aussi bien les gains de l’oligarchie financière et des grandes entreprises que les grands espaces de pouvoir des partis traditionnels. Malgré tout, à mi-chemin du premier gouvernement Dilma, cet arrangement a été remis en cause. À partir de ce moment-là, les élites auparavant associées au gouvernement, ont commencé à exercer une résistance croissante et diverse : opposition à la baisse des taux d’intérêts ; “grève des investissements” ; rébellion de la base de soutien au Palácio do Planalto [9] au Congrès ; des “pautas-bombas" [10]. Et, autre aspect crucial : il est vite apparu que le gouvernement était une victime facile, qui cédait aux chantages, qui faisait des concessions toujours plus grandes, justement à cause des deux points faibles dont on vient de parler. Il avait laissé intactes des structures (l’oligopole de la presse, par exemple) qui le tenaient par la bride ; et il ne disposait déjà plus, en dehors de l’État, de quoi faire contrepoids. De la perception de cette fragilité au coup d’Etat, il n’y avait que quelques pas.
3) La gauche institutionnelle a souvent bénéficié d’une énorme popularité. Pourtant, faute d’avoir créé des structures de contre-pouvoir, ce soutien a toujours été fragile, immatériel, sujet aux manipulations des médias. La persécution sélective contre le PT pendant toute l’opération Lava Jato, n’a jamais pu être efficacement contrée. Et des politiques très pertinentes, telles que celles qui ouvrirent les portes des universités à des milliers de noirs, ont fini par devenir trop individualisées, ressenties comme étant le résultat du mérite personnel. Éloigné de ses bases, sans impulsion politique pour les mobiliser, le PT a aussi fini par les perdre électoralement. C’est ce que montrent les défaites emblématiques dans l’ABC Pauliste ou dans les capitales du Nordeste.
4) Pire – et elle vient de là, l’idée de guet-apens historique. Parce qu’elle a été au pouvoir jusqu’à une époque récente ; parce qu’elle a plié sous les pressions et les chantages ; parce qu’elle n’a été capable d’opposer comme seule et unique défense, qu’un plongeon à chaque fois plus profond dans les eaux troubles des pratiques politiques traditionnelles, la gauche est devenue incapable d’intégrer le mouvement de protestation anti-establishment. Il s’agit là d’un phénomène encore peu étudié, mais qui prend de plus en plus d’ampleur aux quatre coins du monde. D’un côté, les Indignés espagnols et la formation de Podemos ; Occupy Wall Street et la candidature de Bernie Sanders ; Jeremy Corbyn en Angleterre. De l’autre côté, le Brexit, l’ascension de Marine Le Pen en France, le rejet, hier encore, de l’accord de paix entre l’État colombien et les Farc, à l’occasion du référendum.
5) Il fut un temps où le PT, rebelle, s’enorgueillissait d’être “différent de tous les autres”. Il est au minimum perçu maintenant comme faisant partie de l’élite politique ; ou fréquemment, sa plus belle expression... Le vote anti-establishment d’hier, s’est manifesté au Brésil, avec une force inédite. L’examiner avec rigueur, est un devoir indispensable qui n’a pas sa place dans ce texte. Mais on peut avancer quelques hypothèses. Il a pris la forme d’un taux inédit de votes “pour personne” (rassemblant abstentions, blancs et nuls) : ils ont fait mieux que le candidat arrivant en première position dans dix capitales.
Mais ce vote s’est aussi déplacé vers un type particulier de candidats, parmi lesquels João Dória, le nouveau maire de S.Paulo, en est la principale expression. Comme si sa candidature avait été préparée avec attention. Il n’avait auparavant, jamais disputé de scrutin. Il était au début considéré comme outsider, avec moins de 5% des intentions de votes – ce qui lui a épargné le feu croisé de ses adversaires. Il s’est présenté comme “gestionnaire, pas homme politique”. Il a diffusé l’image “d’un homme à succès”, “grâce à ses propres mérites”. C’est aussi vrai qu’un billet de trois réais, mais cela a impressionné l’électorat, à l’occasion d’une dispute rapide, morne et sans intérêt.
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“Regarder notre tragédie dans les yeux, c’est déjà la moitié du chemin parcouru pour la vaincre”, a écrit le dramaturge Oduvaldo Vianna Filho (Vianninha), peu de temps après le coup d’état de 1964. La déroute d’hier, authentique 7 x112, n’est pas celle de la résistance au coup d’état, ni de l’opposition son horrible programme à venir, ni de la lutte pour vaincre les relations Casa Grande-Senzala [11], toujours plus actuelle. C’est, de fait, la déroute d’un projet dans lequel nous avons tous été, d’une manière ou d’une autre, impliqués.
Oserons-nous le surpasser ? Pourquoi semble-t-il si difficile de le faire, au Brésil ? C’est le sujet du prochain texte de cette série.