Droite, le Retour

 | Par Matheus Pichonelli

Source : Carta Capital

Traduction pour Autres Brésils : Roger Guilloux (Relecture : Camille Gremez)

La droite est sortie du bois. Au milieu des manifestations de juin, des groupes ont pris d’assaut les rues et les réseaux sociaux alignés sur les discours et propositions qui niaient dans le ton et la forme, la vocation initiale des mobilisations qui avaient démarré sur une revendication précise, la suspension de l’augmentation des tickets de bus dans les grandes villes. A ces demandes se sont ajoutées celles des valeurs emblématiques de la pensée conservatrice qui, en apparence seulement, semblaient être dépassées, parmi celles-ci, le rejet des partis politiques et des politiques sociales. Avant ces événements, cette pensée était présente au Congrès dans le discours moraliste autour de la corruption, dans un glissement à droite du principal parti d’opposition et dans les réactions aux changements sociaux définis sur la base de politiques anti-discriminatoires telles que les quotas raciaux [1].

Le débat sur la réapparition du conservatisme politique dans le Brésil actuel a réuni, le mardi 24 septembre 2013, lors de la 37ème rencontre annuelle de l’ANPOCS [2], quatre des plus grands spécialistes de ce thème et a servi d’alerte au flirt avec les solutions antidémocratiques qui assiègent l’agenda de la politique nationale.

Dans son exposé, le professeur de sciences politiques de l’Université Fédérale du Paraná (UFPR), Adriano Codato, traça le profil des députés fédéraux élus par des partis s’affichant de droite, de 1945 aux élections présidentielles de 2010. Si auparavant les députés de droite se retrouvaient principalement dans l’Arena et le PDS [3], dans le second cycle démocratique, à partir de 1982, ils se sont disséminés dans des partis comme le DEM, le PSC, le PRB, le PTB et l’ancien PL [4]. Ces partis, selon Adriano Codato, ont une logique propre d’action et de recrutement social dans le milieu de l’entreprise. Sur la base de ce critère, d’autres partis tels que le PSDB [5]. Ce dernier recrute également des dirigeants ayant un autre profil politique, notamment dans le milieu des professions libérales.

Codato a analysé plus de 7.000 élus et en a conclu que même s’ils font plus de bruit, les soi-disant diffuseurs de tendances autoritaires sont moins représentés que le milieu de l’entreprise au sein de la Chambre des députés. Cependant, un glissement s’est produit. Avec l’industrialisation et la mise en place de politiques sociales, le coronel [6] cède de plus en plus sa place à l’entrepreneur citadin même s’il y a une forte présence de ruralistes [7] dans ces partis. La majorité de ces dirigeants politiques sont des élus du Nordeste mais pas dans la même proportion que l’on a pu observer dans le second cycle démocratique . Eux aussi ont vieilli. Alors qu’auparavant ils se situaient dans la classe d’âge allant de 35 à 50 ans, actuellement ils se retrouvent plus fréquemment dans la classe d’âge des 60 ans. Codato a relevé également la croissance du nombre de pasteurs évangéliques dans ce groupe, à partir de 1982.

Au cours de ce second cycle démocratique [8], le chercheur a noté qu’à partir de 2002, année de l’élection de Luiz Inácio Lula da Silva à la Présidence de la République, la proportion d’élus de partis politiques conservateurs dans le Nordeste s’est progressivement réduite. ʺNous constatons que la droite est en train de sortir du Nordeste. Elle n’a pas totalement disparu mais sa présence diminue."

C’est au cours de ce deuxième cycle, donc, qu’un parti né à la gauche du PMDB de José Sarney - à l’époque où celui-ci était Président de la république, et Orestes Quércia gouverneur de l’État de São Paulo – que ce parti vira brusquement à droite et passa à disputer les votes les plus conservateurs de l’électorat. Malgré ce que son nom peut suggérer et son histoire, le situant dans la mouvance socio-démocrate, en principe éloignée de la formation conservatrice classique, le PSDB, au cours des dernières élections a occupé une position qu’il combattait auparavant. C’est ce qu’affirma le politologue et professeur de na FGV- SP [9], Claudio Couto.

Ce chercheur retraça l’historique de l’action de ce parti à partir de l’élection de Luiza Erundina au poste de Maire de São Paulo, à l’époque où PT et PSDB combattaient ensemble le malufismo [10]. La victoire du PT aux élections ne rapprocha pas ces deux partis. Bien au contraire, le fossé ne fit qu’augmenter, alors qu’ils avaient œuvré un moment dans le même camp, comme à l’époque où ils s’opposaient à Fernando Collor de Mello. Le virage à droite des tucanos [11], selon ce professeur, commença à partir du moment où le PT opéra un mouvement vers le Centre, à partir de la publication de la Carta ao Povo brasileiro [12] dans laquelle le candidat Luiz Inácio Lula da Silva s’engageait à maintenir les bases économiques mise en place par le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso. ʺSi le PT n’est pas devenu un parti centriste, c’est parce qu’il réussit à implanter ses politiques sociales. Mais, ce faisant, il a poussé le PSDB hors du centre, il est devenu plus modéré et a privé le PSDB de son espace politique."

Un discours d’opposition a fini par être ébauché lors du scandale connu sous le nom de mensalão [13] quand, selon Couto, les tucanos remplacèrent la critique idéologique par la critique morale en direction de leurs adversaires. Mais en vain. Le discours a eu un certain retentissement dans une classe moyenne et chez les plus riches qui perdaient de leur force politiques à mesure que le PT, à l’époque de Lula, s’affirmait comme parti des pauvres. Comme exemple de ce changement, Couto cita un article de Fernando Henrique Cardoso dans lequel il défendait la nécessité, pour le PSDB, de s’appuyer sur les classes moyennes afin de ʺne pas parler seul face au bas peupleʺ. Pour l’ex-président tucano, les gouvernements pétistes avaient réussi à rallier les mouvements sociaux.

ʺPar la suite, le PSDB hérita du vote de Maluf qui perdait de la force. Le discours anticorruption devint la pièce fondamentale du discours des nouveaux conservateurs ʺrechapésʺ. Auparavant l’électorat de gauche votait pour Covas afin d’éviter l’élection de Maluf et de Francisco Rossi. Aujourd’hui, Geraldo Alkim [14], Gouverneur de l’État de São Paulo, n’est pas différent de Fleury [15] et de Maluf, notamment en matière de politique de sécurité publique."

Autre changement symbolique du PSDB en direction de la droite, selon Couto, la présence de l’ancien Ministre José Serra - en d’autres temps, défenseur autoproclamé de la politique développementiste - aux lancements de deux livres de Reinaldo Azevedo lequel fait de son blog l’une des principales bases du conservatisme réactionnaire national. Lors du lancement du premier livre, en 2006, Serra était candidat, au poste de Gouverneur et, lors du second, en 2012, à celui de Maire de São Paulo.

Conséquence de ce changement, il ne reste plus aujourd’hui au PSDB qu’à s’en prendre aux dépenses sociales et à l’ʺEtat paternalisteʺ dans ses propagandes officielles maintenant orchestrées par Aécio Neves, du Minas Gerais, probable candidat du parti aux présidentielles.

Un discours anti-système et anti-quotas. L’appropriation par une partie de l’opposition du discours anti-corruption est un autre symptôme de la croissance de la pensée conservatrice. Selon Fernando Filgueiras, professeur de théorie politique à l’Université Fédérale du Minas Gerais, le discours autour de la corruption s’est construit, dans le jeu démocratique et dans l’opinion publique, à partir d’une perspective de moralisation et non pas de la moralité du débat. Il s’agit d’un discours d’affirmation que l’expérience historique a transformé en tragédies récentes telles que l’udénisme [16] de l’époque de Vargas. C’est, selon ce professeur quand on arrête de discuter la corruption ʺdansʺ l’Etat et ʺdansʺ le système démocratique pour débattre de la corruption ʺdeʺ l’Etatʺ et ʺduʺ système démocratique.

En d’autres termes, une partie de l’opinion publique en arrive à considérer les institutions politiques comme ʺennemiesʺ et commence à défendre la fin de ce système et non sa réforme. Le risque est l’alignement du pays sur une perspective autoritaire. ʺAu Brésil, ce thème apparaît toujours à des moments de changement du système politique. Une société davantage plurielle, davantage dynamique, davantage mobilisée, sert de contrepoids à ce discours d’affirmation autoritaire. La défense de la démocratie passe par la nécessité de faire face à la corruption au niveau des institutions et non pas par l’abandon des réformes de l’agenda politique."

Et il complète sa pensée de la manière suivante. ʺLa corruption est perçue par la droite comme un processus de dégénération politique. Mais la droite ne tolère pas le pluralisme. Il s’agit-là d’un discours antidémocratique par définition car il demande de faire face à coup de changements brusques de régime et non pas par la consolidation des institutions démocratiques."

Concernant l’articulation de la pensée conservatrice dans l’opinion publique, le professeur de sciences politiques de l’Institut d’Études Sociales et Politiques (IESP) de l’Université de l’État de Rio de Janeiro (UERJ), João Feres Júnior, présenta les principales hypothèses d’une étude en cours, en partant du discours anti-quota racial des universités publiques. Feres analysa les arguments présentés, selon lui, de manière coordonnée, par les tenants de la pensée conservatrice qui se sont opposés à l’institution de quotas sous forme d’articles dans la presse et d’un livres-manifeste. L’exemple le plus frappant fut la publication de “Divisões Perigosas – Políticas Raciais no Brasil” [17], un livre contenant cinquante articles opposés à la politique des quotas et dont la caution intellectuelle était celle du géographe Demétrio Magnoli, champion de publications sur ce thème dans les médias.

Feres fit une sélection des arguments utilisés par Magnoli et les autres auteurs et identifia ce que l’économiste allemand Albert Hirschman considéra comme étant les piliers de l’intransigeance dans un débat, les thèses de l’effet pervers (ʺnous allons perdre des droitsʺ, ʺnous allons produire plus de discriminationʺ) de la futilité (ʺles quotas sont susceptibles de fraudesʺ, ʺce système a fracassé en d’autres endroitsʺ) et de la menace (ʺen essayant de gagner des droits, nous allons en perdreʺ)
La supposée préoccupation face à la ʺradicalisationʺ de la société, l’imposition d’une ʺnation bicoloreʺ avec ʺl’officialisation du racismeʺ, la ʺproéminence de la raceʺ au détriment des classes sociales et l’offense faite à notre soi-disant ʺtradition du métissageʺ retrouvée dans ces articles utilisaient, selon ce spécialiste, la structure des arguments observés par Hirschman dans les discours d’opposition à la révolution française, au suffrage universel et à l’Etat Providence. En d’autres termes, dans tous ces cas également, se faisaient entendre l’arrogance de ceux qui allaient à l’encontre du sens de l’histoire, disant avec force que ces changements ne marcheraient pas. Selon le professeur, ʺLe caractère naturaliste des critiques aux quotas, sans aucun fondement empirique, attire l’attention.ʺ

La conclusion préliminaire de l’étude est que, comme à d’autres moments historiques, les réactionnaires se voient acculés face à l’état d’esprit favorable aux changements de leur époque. ʺLeur stratégie est de se dire favorables aux changements tout en alertant que ceux-ci produiront les résultats opposés à ceux recherchés et que les gains qu’ils pourraient apporter ne compenseraient pas les pertes qu’ils produiraient."

Notes de traducteur :
[1] Pour lutter contre les inégalités en matière d’éducation notamment, le gouvernement dirigé par le PT a mis en place une politique de quotas (en faveur des plus pauvres, des noirs des métisses et des minorités) pour l’accès à l’université. Cette politique est fortement contestée par la droite.
[2] ANPOCS : Association nationale de post-graduation et de recherche en sciences sociales
[3] Arena et PDS : partis qui ont appuyé la dictature militaire
[4] Le DEM, le PSC, le PRB, le PTB et l’ancien PL : partis politiques de droite apparus avec le retour à la démocratie. PTB : parti de Centre gauche, créé par Getulio Vargas en 1945, interdit sous la dictature militaire et qui a repris son activité politique au retour de la démocratie.
[5] PSDB – Parti Socio Democrate Brésilien : parti dont est issu Fernando H. Cardoso qui a gouverné de 1994 à 2002. C’est au cours de ces années que ce parti a opéré un glissement vers la droite.
[6] Coronel : En raison de la très faible présence des pouvoirs publics dans les petites villes et les campagnes jusque dans les années 1980, l’homme fort du lieu, le ʺcoronelʺ, grand propriétaire terrien, usait de son pouvoir économique pour imposer ses choix au niveau de l’administration publique locale, si nécessaire par l’usage de la force.
[7] Ruralistes : lobby politique informel, trans-partis, qui de manière voilée (grâce au vote à bulletin secret), défend les intérêts des grandes entreprises agricoles.
[8] Dans le contexte de cet article, ce deuxième cycle démocratique correspond à l’époque actuelle qui a commencé en 1982, lors des dernières années de la dictature.
[9] Fondation Getúlio Vargas – antenne de São Paulo. Fondée en 1944, elle a d’abord eu pour finalité la formation des cadres supérieurs de l’administration avant de d’élargir son champ d’action à l’enseignement et à la recherche dans les domaines des sciences humaines, de l’éducation et de l’économie.
[10] Malufismo : terme dérivé du nom d’un homme politique de l’État de São Paulo, Paulo Salim Maluf, politicien de droite, plusieurs fois Maire de la ville et Gouverneur de l’Etat de São Paulo, icône du clientélisme, de la corruption et de l’art de survivre aux poursuites judiciaires.
[11] Le toucan est le symbole du PSDB
[12] Carta ao Povo brasileiro : la fin du gouvernement de Fernando Henrique Cardoso fut marquée par une forte perturbation de l’économie brésilienne qui menaçait de provoquer l’effondrement de la monnaie brésilienne et de faire fuir les capitaux étrangers. Dans un tel contexte, le PT se sentit obligé de donner des gages aux investisseurs locaux et étrangers, gages qui se traduisirent par la publication de cette Carte au Peuple brésilien du 22 juin 2002.
[13] Mensalão : terme utilisé par les grands médias – conservateurs et très hostiles à Lula et au PT – pour caractériser un mode de corruption politique où le PT aurait utilisé de l’argent pour s’assurer l’appui de quelques partis politiques monnayant leur décisions. Le PT reconnaît l’existence d’une caisse noire qui a servi entre autres à contribuer au financement des élections des partis de la majorité. Les responsables de ce scandale viennent d’être condamnés (10 octobre 2012) par le STF (Supremo Tribunal Federal).
[14] Geraldo Alkim est membre du PSDB. Il fut candidat à la Présidence de la République en 2006.
[15] Fleury : Secrétaire d’État responsable de la sécurité dans l’État de São Paulo de 1987 à 1990, il est considéré comme le responsable politique de l’attaque à la prison de Carandiru – alors aux mains des insurgés – qui provoqua la mort de 111 détenus. Il fut élu Gouverneur en 1990.
[16] Udénisme : terme qui vient du nom d’un ancien parti, l’UDN. Il renvoie à une pratique politique marquée par le discours moraliste, l’indignation face à la corruption au niveau de la politique nationale, discours sans véritable programme politique.
[17] Divisions dangereuses – Politiques raciales au Brésil.

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