Djamila Ribeiro présente le “Petit manuel antiraciste et féministe” “Le Brésil est un pays qui n’a jamais aboli concrètement l’esclavage”

 | Par Ana Luiza Basilio, Carta Capital

La philosophe Djamila Ribeiro parle de son livre “Petit manuel antiraciste” ainsi que des défis à affronter par les mouvements sociaux brésiliens noir dans un Brésil gouverné par l’extrême-droite.

Traduit par Pascale Vigier pour Autres Brésils
Relecture : Marie-Hélène Bernadet

La philosophe américaine Angela Davis déclarait déjà au début des années 60 : “Dans une société raciste, il ne suffit pas de ne pas être raciste, il est nécessaire d’être antiraciste”. Cette affirmation de l’activiste est détaillée par Djamila Ribeiro dans son œuvre littéraire la plus récente, “Petit manuel antiraciste et féministe”, publiée fin 2019. Dans son livre, la philosophe activiste brésilienne invite les lecteurs à reconnaître le racisme structurel et à percevoir ses manifestations dans différentes dimensions du quotidien, en passant par les usages individuels, culturels, économiques et politiques.

Dans l’entretien, Djamila Ribeiro parle aussi des défis du pays face au programme politique d’égalité raciale et de la nécessité pour le mouvement noir au Brésil de résister aux régressions présentées par le gouvernement Bolsonaro, concernant les mesures qui impactent directement les groupes sociaux historiquement les plus discriminés, telles que les populations noires et les peupes autochtones .

Djamila Ribeiro lance un nouveau livre, “Petit manuel antiraciste et féministe”

CartaCapital : Quel est l’objectif du livre et pourquoi se présente-t-il sous la forme d’un manuel ?

Il est très inspiré du livre “How to be an antiracist” [non trad.] de l’historien américain Ibram X Kendi, mais également basé sur un texte que j’ai publié dans CartaCapital onze ans auparavant, et qui se trouve dans mon livre “Chroniques sur le féminisme noir, (éditions Anacaona, 2019) texte destiné à ceux qui n’en ont pas la notion, et qui est très sarcastique. Cette fois-ci, j’ai voulu faire quelque chose de plus didactique, parce que parfois les gens n’ont pas idée des conséquences de leurs attitudes, il y a ceux qui reproduisent une rhétorique de la haine , un discours conscient ; mais beaucoup de gens le reproduisent parce qu’ils vivent dans une société aliénante. Il s’agit donc de produire un manuel pour augmenter les références, apporter des lectures d’autres auteurs et inciter les personnes à réfléchir à une thématique problématique, mais qui est si intégrée que, parfois elle passe inaperçue.

CC : Les pratiques antiracistes ont pour source commune le racisme de la société ?

Oui, mais il est d’autant plus nécessaire de comprendre que le racisme est une structure. Quand on parle de racisme structurel, il faut comprendre que le racisme fait partie de la structure de la société brésilienne, de même que le capitalisme, le sexisme. Cela implique la compréhension de comment s’est construite notre nation, du fait que le Brésil est un pays qui n’a jamais aboli l’esclavage, de combien le phénomène du racisme structurel place la population noire en position de vulnérabilité. Le premier pas consiste à apprendre comment le système raciste se construit et comment il se reproduit, pour ensuite comprendre ce que les individus reproduisent. Le racisme doit être envisagé comme cette structure qui ne concerne pas uniquement le champ individuel. Au Brésil, il est courant que les personnes associent le racisme à une attaque subie par un noir connu, par exemple, sans percevoir que le racisme réside aussi dans le fait que 90% des employés d’une entreprise sont blancs, et que les personnes noires occupent presque exclusivement les postes subalternes. Autrement dit, les gens n’ont pas encore compris pourquoi on reproduit le racisme, il est donc primordial d’expliquer comment fonctionne cette structure.

Illustration réalisée pour l’Observatoire de la Démocratie Brésilienne

CC : Dans votre livre, vous évoquez les pratiques antiracistes à différents niveaux, partant de la dimension individuelle – la reconnaissance du racisme en soi – au monde du travail, de la culture. Dans certains de ces domaines, voyez-vous plus de difficultés à ce que les personnes se reconnaissent racistes et combattent ces pratiques ?

En général, pour le brésilien moyen, il manque la compréhension de la structure ainsi que la perception du fait que tout le monde reproduit le racisme. Il y a un sondage de Datafolha que je cite dans mon livre, daté des années 90, où les personnes reconnaissaient que le Brésil était raciste, mais à la question posée si elles-mêmes étaient racistes, la réponse était non. Les personnes n’ont pas conscience d’avoir été éduquées de cette manière, or comment agir pour combattre le racisme sans cette perception ? Il faut surmonter cette résistance.

Lire d’autres articles sur Djamila Ribeiro en français :
Evénement passé - Décolonisons le féminisme !

CC : Comment situez-vous le Brésil face au programme politique d’égalité raciale ?

Ces dernières années, surtout sous les gouvernements de Lula et Dilma, effectivement, il a existé des politiques importantes comme la Loi des quotas, de 2012. Dans certaines municipalités aussi ont existé des politiques importantes.

L’Université fédérale de Rio de Janeiro (UERJ) a été la première à instaurer des quotas en 2001, quand la regrettée Nilcéia Freire était rectrice ; l’Université fédérale de Brasilia (UNB) a fait de même en 2004. Ces politiques existaient surtout dans le domaine de l’éducation. Cependant, cela n’a pas eu d’incidence sur le marché du travail, là où se trouve le plus de difficultés à penser des politiques publiques tant pour les services publics que privés. L’avancée ne s’est pas non plus consolidée dans les politiques de sécurité publique, domaine primordial pour la population noire, surtout en ce qui concerne l’augmentation de l’incarcération de cette population ainsi que le débat sur la question des drogues. À présent, avec ce gouvernement, cette vision punitive a été renforcée, ce qui a pour unique effet de consolider cette structure raciste ambiante.

CC : Le gouvernement Bolsonaro se caractérise par des régressions dans les programmes politiques des mouvements noirs ?

Je sens une régression surtout avec l’approbation du programme anti-crime de Moro, avec l’absence de politiques dirigées vers les populations indigènes et les quilombolas et avec le manque de propositions pour les femmes noires, qui sont les plus vulnérables. Au-delà de la figure de Bolsonaro et de ce qu’elle représente, comme le fait que les personnes se sentent autorisées à reproduire le racisme, il est certain que nous aurons à nous confronter à cela dans le champ des politiques publiques et à combattre des régressions. La réforme du travail et de la retraite, par exemple, affecte principalement les populations les plus pauvres et les groupes historiquement les plus discriminés.

CC : Comment jugez-vous la tentative du gouvernement de bloquer la présidence du journaliste Sérgio Camargo à la Fondation Palmares, une institution tournée vers la valorisation de l’histoire et des manifestations de la population noire, eu égard au manque de reconnaissance du racisme du pays ?

Les noirs aussi sont des personnes diverses et nous allons nous confronter à des individus réactionnaires qui défendent d’autres perspectives. De même que face à des femmes qui reproduisent le machisme, comme la ministre Damares Alves, par exemple. Ces contradictions font partie de notre société. Désormais, je vois que le grand problème, ce n’est pas lui [Sérgio Camargo], mais ce gouvernement, parce qu’il se débarrasse de lui, met à sa place quelqu’un autre et la politique se maintient telle quelle, à l’encontre de tout ce que nous revendiquons en tant que peuple noir.

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CC : Bien que la première année du gouvernement Bolsonaro ait apporté des régressions pour les luttes du mouvement noir, vous avez accumulé des victoires, avez été reconnue internationalement et publié le “Pequeno manual antiracista”, livre parmi les plus vendus dans notre pays. Pensez-vous que, dans une certaine mesure, la montée d’un gouvernement agressif augmente les formes de résistance et de soutien aux programmes politiques du mouvement noir ?

Je le pense, oui, dans une certaine mesure, car les personnes en viennent à mieux s’apercevoir de ce qui est en train de se passer. Je pense pourtant que cette reconnaissance est surtout le fruit des gouvernements précédents, des personnes qui ont eu accès à l’université pour la première fois, qui, comme moi, ai été la première à suivre un cursus universitaire dans ma famille. Je pense que nous récoltons les fruits de ces politiques, que nous comprenons l’importance de leur pénétration dans certains espaces et, qu’à partir de là, nous cherchons d’autres stratégies de résistance au racisme.

CC : Quelles seront les principales luttes du mouvement noir pour 2020 ?

Il existe, internationalement, un mouvement de dénonciation du Brésil en ce qui concerne le génocide de la population noire et la persécution religieuse pratiquée contre les lieux de culte. Plusieurs organisations du mouvement noir se sont dirigées en ce sens puis ont compris que les choses n’avanceront pas dans le contexte fédéral. Au niveau national, nous sommes liés à des fronts parlementaires qui encouragent des dénonciations. Les mouvements continueront de tenter de créer des stratégies qui résistent à l’intérieur de ce gouvernement. Cette année, je crois que nous verrons cet effort lors des élections municipales brésiliennes, avec une participation accrue de candidats noirs afin qu’ils soient élus et soient en mesure de nous représenter institutionnellement.

Voir en ligne : Carta capital

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