Source : Outras Palavras, le 17/07/2014
Traduction pour Autres Brésils : Pascale VIGIER (Relecture : Piera SIMON-CHAIX)
Protestation à la Maré [1] contre l’assassinat de dix membres de la communauté, juillet 2013
L’action des Forces Armées pour combattre les supposés ennemis internes, comme à l’époque des dictatures de l’Estado Novo (1937-1945) [2] et de l’État Militaire (1964-1985) [3], a abouti à des épisodes honteux, comme on peut en juger par les travaux des Commissions de la Vérité [4] instaurées pour en témoigner. Ces enquêtes montrent que le commandement des Forces Armées brésiliennes ne collabore pas à l’éclaircissement des crimes commis par les siens.
Au milieu du mois dernier, les commandements des trois forces – Armée de Terre, Marine, Armée de l’Air – ont envoyé à la Commission Nationale de la Vérité une réponse qui montre cette propension. La commission avait sollicité de leur part qu’ils l’informent sur l’utilisation illégale de sept unités militaires : les anciens Détachements des Opérations d’Informations de l’Armée (DOI) [5], à Rio, à São Paulo et à Recife ; les quartiers de la 1ère Compagnie de Police de l’Armée de la Vila Militar, à Rio, et du 12ème Régiment d’Infanterie de l’Armée, à Belo Horizonte ; la Base Navale de Ilha das Flores et la Base Aérienne du Galeão, toutes deux à Rio. Dans ces locaux, au moins 15 personnes auraient été torturées et au moins neuf tuées.
Au début du mois d’avril, les commandements des trois forces armées ont annoncé l’ouverture d’enquêtes sur l’occurrence de ces pratiques criminelles au sein des sept unités. Dans les réponses envoyées le 17 de ce mois [juillet 2014], auxquelles le journal O Globo aurait eu accès, ces commandants ont présenté trois rapports, similaires entre eux, dans lesquels ils faisaient des récits « longs et verbeux » sur l’historique des sept unités. Les textes affirment qu’elles ont toujours agi en accord avec les lois de l’époque et ne font pas référence aux cas de mort et de torture signalés. Ils argumentent en affirmant que les documents ont été détruits et que les informations fournies par la Commission de la Vérité pour l’enquête n’ont pas pu être vérifiées. « Les registres officiels qui permettraient de prouver ou même de signaler l’utilisation des installations militaires à des fins différentes de celles qui leur avaient été prescrites n’ont pas été retrouvés », dit le journal, citant le rapport de l’Armée, qui se réfère au DOI de São Paulo.
Dans le cas de la Maré, un fait caractéristique suggère que le comportement des militaires est le même : leur occupation de ces favelas laisse en paix les deux milices formées par des policiers qui agissent en leur sein. L’ « ennemi interne » est le trafiquant, et non le policier corrompu. En « pacifiant » presque exclusivement des zones affectées par le trafic, l’État a accéléré un processus de décadence des « commandos » de ces trafiquants, initié déjà dans les années 1990 avec la baisse du prix de la cocaïne et avec l’apparition et la popularisation de drogues synthétiques comme l’ectasy et le LSD, commercialisées en dehors de la favela par des trafiquants de la classe moyenne et de la classe moyenne haute. Mais, indirectement, l’action de l’État a renforcé les milices, étant donné que leur territoire s’est trouvé peu modifié depuis le début du programme de « pacification ».
Selon des estimations, alors que les trois factions du trafic – Comando Vermelho, Terceiro Comando Puro et Amigos dos Amigos [Commando Rouge, Troisième Commando Pur, Amis des Amis] [6] - contrôlent aujourd’hui approximativement 40,6% des favelas de Rio dans leur ensemble, les milices en tiennent sous leur commandement 42,5%. Et les zones à forte prédominance de trafic sont les marchés consommateurs les moins dynamiques de la ville, localisés dans des quartiers à faible pouvoir d’achat. Comme les miliciens, en général, n’utilisent pas le trafic de drogues comme principale source de profit, l’expansion des milices a été agressive, consentie et souvent stimulée par l’État lui-même, comme une solution alternative supposée résoudre le problème du trafic.
« Pour se faire une idée, l’ancien maire César Maia en est venu à affirmer, en 2004, que le phénomène des milices était une réaction naturelle des habitants de ces zones au trafic », dit Marcelo Souza, professeur de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro et auteur de Fobópole : o medo generalizado e a militarização da questão urbana (Bertrand Brésil, 2008) [8]
Souza rappelle que Maia a créé « le malheureux slogan d’« autodéfenses communautaires » pour les criminels, un nom semblable à celui de la plus grande organisation paramilitaire colombienne, les Autodéfenses Unies de Colombie [9] ». Et Eduardo Paes, actuel maire de Rio, « a énuméré et publié sur internet durant sa candidature au gouvernement de l’État, en 2006, les « bénéfices » que les miliciens apportaient à leurs territoires à Jacarepaguá [10] », dit Souza.
Sans aucun doute, les paramilitaires se sont relativement affaiblis depuis la soi-disant CPI des Milices [Commission Parlementaire d’Enquête] [11], réalisée en 2008 à l’Assemblée Législative de Rio. La CPI a identifié les principaux secteurs d’action des criminels et leurs stratégies destinées au maintien de leur territoire et de leurs profits, outre qu’elle a donné la possibilité d’accuser légalement et de limoger d’innombrables fonctionnaires de sécurité et des hommes politiques impliqués auprès des bandes [de paramilitaires]. Le problème est que les milices se sont mises à agir de manière plus discrète. Si auparavant les miliciens se faisaient fort d’afficher leur implication directe auprès des forces publiques de sécurité, maintenant leur action est presque imperceptible.
« Des études récentes montrent, ainsi, que la plus grande incidence de personnes disparues dans certains quartiers peut indiquer une plus grande discrétion probable des criminels. Aujourd’hui, au lieu de tuer et de simplement déposer les corps dans un lieu quelconque, les paramilitaires disparaîtraient avec les cadavres de façon à moins attirer l’attention des média et des autorités publiques. En d’autres termes, il y a eu une espèce de saut qualitatif dans la macabre économie de la mort à Rio ces dernières années », conclue Souza.
Les rapports du Maré de Noticias [12] confirment les conclusions du professeur. Selon le journal, en mai de l’an passé, cinq personnes ont été tuées par des policiers dans un appartement du Conjunto Pinheiro [13], à la Maré, et les habitants ont été obligés de nettoyer l’endroit. Il n’y a pas eu d’expertise ni d’annonce dans la presse, à l’exception de celle qui est sortie dans le Maré [de Noticias]. Un mois plus tard, neuf autres personnes ont été tuées par la police et une bonne partie des moyens de communication a justifié la tuerie en disant que la majorité des victimes avait eu à faire avec la police.
« Les mois passèrent et personne n’a plus parlé de rien », dit une journaliste du journal de la communauté. Elle ne sait pas si l’installation des Unités de Police Pacificatrice [14] dans le complexe va être positive ou négative. « On ne sait pas ce que la police peut faire. Avec les trafiquants, on savait comment agir. Maintenant, il n’y a pas moyen de se promener avec la caméra exposée, même de jour. Il n’y a pas moyen de savoir ce qu’on peut ou non photographier. Quand ces tueries ont eu lieu, on est allé enquêter là où il y avait du sang et la police s’est montrée plutôt hostile : les policiers demandaient notre identité, ils voulaient savoir où nous habitions, ils finissaient par faire peur aux gens. On habite ici. Ce n’est pas possible d’approfondir une enquête de cette manière », dit-elle.
« Il y a une frontière ténue entre la peur et la révolte de la part des membres de la famille des victimes. », dit Gisela Martins, coordonnatrice de l’équipe sociale de Réseaux [15]. Certaines familles préfèrent aussi ne pas dénoncer la mort de leurs fils impliqués dans le trafic, car elles pensent que, d’une certaine façon, ils ont mérité cette fin-là.
Les démonstrations de force des miliciens, orientées auparavant vers les bastonnades et les assassinats publics, ne font plus partie de leurs pratiques courantes, comme le dit Souza. Retrato do Brasil [Portrait du Brésil] [16] va jusqu’à dire que les miliciens, couverts par l’impunité, sont en train de copier les méthodes de la dictature, qu’ils ont aussi créé leurs centres de torture et leurs maisons de la mort, afin d’être plus en sécurité pour faire disparaître les corps.
Notes de la traduction :
[1] Complexe de favelas à Rio considéré comme un lieu particulièrement dangereux de trafic de drogue.
[2] Régime instauré par Getúlio Vargas à partir du coup d’état de 1937 jusqu’à sa destitution en 1945 par les militaires et s’inspirant du régime portugais mis en place par Salazar.
[3] Régime dictatorial mis en place à partir du renversement par un coup d’état militaire du président élu João Goulart jusqu’à l’arrivée du président José Sarney qui inaugura la période dite de la Nova República.
[4] Commission créée en 2012 pour enquêter sur les violations des droits de l’homme commises pendant la dictature.
[5] Organe sous tutelle de l’armée créé sous la dictature, chargé de rechercher, d’enquêter, de poursuivre et d’interroger les individus suspectés de menacer la sécurité intérieure. Le DOI s’est rendu coupable de nombreuses tortures et disparitions.
[6] Gangs de trafiquants luttant entre eux pour contrôler le trafic de drogue dans les favelas de Rio.
[7] Néologisme inventé par Marcelo Souza pour désigner l’invasion de la peur et du sentiment d’insécurité dans les villes.
[8] Phobopole : la peur généralisée et la militarisation de la question urbaine, non traduit. Néologisme inventé par Marcelo Souza pour désigner l’invasion de la peur et du sentiment d’insécurité dans les villes.
[9] Groupe paramilitaire d’extrême droite fondé en 1997 ayant combattu notamment les FARC , qui s’est rendu coupable de nombreuses tueries. Ce groupe dirigeait en partie le trafic de drogue.
[10] Quartier de Rio, caractérisé par une forte inégalité sociale.
[11] Cette commission, convoquée par des parlementaires, vise à enquêter sur les milices.
[12] Journal mensuel créé en décembre 2009 par les habitants de la favela de la Maré à Rio.
[13] Blocs d’habitations construits dans les années 80 sur un remblai faisant partie d’un projet pour relier l’île de Pinheiros au continent.
[14] Programme gouvernemental d’installation de police de proximité dans les favelas de Rio. L’implantation a lieu en général grâce à un important déploiement de forces armées. Voir l’article sur le site d’Autres Brésils : Maré : vie sous l’occupation.
[15] L’ONG Réseaux de Développement de la Maré lutte pour « promouvoir la construction d’un réseau de développement du territoire à travers des projets qui articulent différents acteurs sociaux engagés dans la transformation structurelle de la Maré, et qui produisent des connaissances et des actions relatives aux espaces populaires, qui interférent dans la logique d’organisation de la ville et combattent toutes les formes de violence. » (Cf. la présentation de l’organisation en portugais ou en anglais à l’adresse : http://redesdamare.org.br/?page_id=2429).
[16] Journal publié sur internet, dont une des rédactrices est l’auteur de cet article.