Lancé en 2019, le livre Idées pour retarder la fin du Monde [2] est une adaptation de deux conférences et une interview réalisées au Portugal, entre 2017 et 2019. En 2020, année d’explosion de la pandémie de Covid-19, le livre a connu un retentissement parmi les lecteurs brésiliens et est devenu une référence de l’épistémologie autochtone et, surtout, du peuple Krenak, dont Ailton est le témoin le plus important.
Pendant une heure et demie de conversation à laquelle il a participé virtuellement depuis la Terre Indigène (TI) Krenak, dans le Minas Gerais, Ailton a dégagé de la discussion ce que nous avons fait à la planète, et, par-dessus tout, ce que nous pouvons faire. Avec des arguments voisins de la structure des thèmes environnementaux, Ailton Krenak a incité les spectateurs portugais à penser à l’orpaillage dans le rio Madeira [3], à la responsabilité des industries quant aux déchets, au concept d’identité forestière et aussi à la cosmologie de l’origine du peuple Yanomami décrite dans le film “A Ùltima Floresta”, de Luiz BolognesiLe public se souviendra du film Ex-Pajé/ Ex-Shamman au Festival Brésil en Mouvements 2018 et au Festival de La Rochelle Cinema FEMA.
Ailton a participé à toute la construction de la programmation et au choix des films présentés durant le festival, par une connexion virtuelle entre Porto et la TI Krenak. Ont été choisies des œuvres ayant pour épine dorsale des urgences sociales et climatiques.
Dario Oliveira, directeur du festival, explique comment est née leur collaboration : “J’ai commencé par lire le livre Idées pour retarder la fin du monde et tout ce que j’avais pensé en vue du festival se trouvait là. Je lui ai envoyé les films que je voulais inclure dans ce programme (pas loin de 30) et chaque fois que nous discutions, j’apprenais quelque chose. Je le considère comme un maître. Notre conversation n’a jamais été d’égal à égal. Je suis un élève toujours prêt à poser des questions et à apprendre avec Ailton ”, commente-t-il.
Depuis notre jardin
Devant un auditoire composé d’une forte présence de jeunes, Ailton Krenak a loué la participation et l’action croissante de jeunes face à l’émergence climatique : “Nous vivons une époque où même les enfants ne supportent plus ce que l’humanité préconise par rapport à la vie. Ces jeunes hommes et jeunes filles sont au 21ème siècle et l’humanité est encore au 20ème siècle”, dit-il.
Pour le leader autochtone, l’aptitude des jeunes à interpréter le monde nous oblige à découvrir ce qui est possible à réaliser localement. “Nous avons, nous, modifié le monde depuis notre jardin. Ici où je suis, au bord du rio Doce, je m’adonne aux travaux domestiques, au jardinage, à la plantation d’arbres. Il s’agit de travaux que je peux faire de mes mains et que d’autres personnes peuvent faire avec moi. Je pense que les gens doivent tresser de l’espoir à partir de choses pratiques ; c’est à partir du réel que nous construirons une issue”, incite-t-il.
L’inaction de l’industrie quant au devenir des déchets amène Ailton à jeter de l’huile sur le feu au-dessus de la plaie nommée “déchet”, un thème que discrètement nous continuons à pousser sous le tapis tout au long de notre vie. Il a attiré l’attention sur le fait que les industries n’ont pas d’obligation pour la destinée finale de leur production, et il accuse les gouvernements de ne pas imposer d’actions obligatoires de traitements des résidus :
“Les gouvernants devraient exiger qu’une entreprise ne mette un produit sur le marché que si elle a la responsabilité d’en retirer ensuite le surplus. Le citoyen ne devrait pas être responsable de ce reste, il paye déjà pour ce produit et aboutit à l’immoralité de ce que fait l’industrie : elle jette dans l’environnement depuis un vieil avion jusqu’à une bouteille de plastique pour que les gens se retrouvent avec ça”.
Les petites barques en file, un sombre attroupement
Une question de l’assemblée a amené la discussion sur l’orpaillage illégal : des images de centaines de barques éparpillées sur le fleuve Madeira (dans l’État de l’Amazonie), ont parcouru le monde – une offense et une réaction à la période que vit le pays. Selon l’opinion d’Ailton Krenak, s’il y a du mercure qui empoisonne l’écosystème, nous devrions chercher ardemment qui a distribué du mercure et non nous contenter de chercher où le poison a été jeté, pourquoi quelqu’un l’a fait arriver là.
“Je veux relier la notion de jardin avec le monde. Le Brésil est un endroit plein de richesses, mais qui produit chez les Brésiliens un sentiment croissant d’expropriation, de vie dérobée. L’image de cette enfilade de barques qui attend d’entrer dans la forêt avec ses machines sales, comme si c’était un attroupement sinistre, ressemble à la vie de milliers de Brésiliens qui ont fait la queue sur les routes pour recevoir l’aide misérable d’un gouvernement qui encourage la déprédation d’écosystèmes, une chose rejoint l’autre” a-t-il insisté. Et il a demandé que l’assistance associe mentalement l’image des files récentes et énormes de brésiliens devant la banque Caixa Econômica Federal (en attente de 400 reais pour un soutien familial mensuel) et la file de barques et de dragues agglomérées sur l’affluent de l’Amazone.
“Celui qui a produit ces deux images se nomme gouvernement brésilien. Ils veulent extraire de l’or et j’ignore dans quel but. Je me demande si cet or sera attribué aux misérables dans la file de la caixa económica”, questionne Ailton.
Ailton Krenak explique que la vie se transforme en une course effrénée, parce que nous ressentons toujours le manque de quelque chose, pourtant la plupart des fois nous ressentons le manque de choses que nous avons en excès. Et il ne s’agirait pas uniquement d’une chronique de la carence et de l’abondance.
“La terre est merveilleuse et elle offre tout à chacun de nous. Il nous faut changer cette perception, pour cela j’ai fait un débat sur l’Anthropocène qui se présente plus ou moins ainsi : “comment peut-on tomber dans un attrape-nigaud pareil ? Croire que le temps, c’est de l’argent ? Ou croire qu’on peut s’approprier la vie sur terre ? La vie sur terre est un éblouissement que personne n’a lieu de s’approprier". Accompagné de ces questionnements, il profita du moment et de la situation pour demander à l’assistance de participants portugais de produire plus de forêts, sans nécessairement planter des arbres.
“Commencez à produire de la forêt en tant que subjectivité, comme une poétique de vie, cultivez cette logique dans votre intérieur, en diminuant la vitesse, cette tension qu’implique la vie, et créez une essence affective, collaborative, telle qu’est la nature de la forêt.”
A Última Floresta
A également participé au débat Pedro J. Márquez, qui a dirigé la photographie de “A Última Floresta”, long-métrage régi par le cinéaste Luiz Bolognesi, écrit en collaboration avec le leader autochtone et chaman Davi Kopenawa Yanomami, dans le village Watoriki, dans l’Amazonie.
Marquez est né à Madrid mais il a aussi vécu à Rio de Janeiro, Tokyo, São Paulo, La Havane et à présent il habite à Lisbonne. Bien qu’il se trouve au Portugal, Pedro, souffrant du nouveau coronavirus, a participé par internet : “Des semaines avant d’aller au Brésil, Agnès Varda, cinéaste française que j’aime est morte. Elle a dit un jour ‘on ne peut faire du cinéma qu’avec de l’amour et de l’empathie’ et cela m’a incité à m’approcher du peuple Yanomami, mon travail là a été par-dessus tout un exercice d’humilité”, reconnaît Pedro.
Pour l’espagnol, le film retrace une lutte et, pour autant que les choses aillent très mal, il y aura toujours quelqu’un qui lutte. “Il peut y avoir beauté et résistance, notre cinéma peut contribuer à l’espérance. En 2019, j’ai rencontré Ailton à Lisbonne, lors d’une Mostra Ameríndia sur les parcours du Cinéma indigène au Brésil, et nous avons vu un film appelé Já me transformei em imagem (Je me suis déjà transformé en image, Zezinho Yube Hunikui , 2008) qui ne m’est plus jamais sorti de la tête. J’ai travaillé pour “A Última Floresta” en essayant de dresser un portrait sans ‘instrumentaliser’ ni ‘matérialiser’ les Yanomami”, explique Marquéz.
En 2017, le cinéaste de Rio Marco Altberg a retranscrit le parcours d’Ailton Krenak dans le documentaire “O sonho da pedra” . Dans l’une des scènes du film, l’écrivain, philosophe, journaliste et leader autochtone commente Carlos Drummond de Andrade et son poème “Confidência do Itabirano” qui se termine tragiquement par la constatation que, dans le futur, Itabira ne sera plus qu’une photographie sur le mur.
Ailton raconte que le poète du Minas Gerais a passé une bonne partie de sa vie à souffrir de l’humiliation de voir tout ce qui était sacré pour lui se transformer en poussière et même ainsi il créait de la poésie et de la beauté pour voir s’il réussissait à éveiller l’intérêt de quelqu’un qui ne permettrait pas que la vallée du rio Doce devienne juste ce portrait sur le mur.
“Si tous nos paysages devenaient les portraits décrits par Drummond, seul nous subsisterait le cinéma. Un grand merci de m’avoir écouté dire ces évidences”, remercie Ailton Krenak.
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Vilma Reis, journaliste originaire du Pará, étudie et travaille au Portugal. Élève de l’Université fédérale du Pará (UFPA), elle est maintenant doctorante en Sciences de la Communication à l’Université de Coimbra où elle étudie l’histoire de l’Ethnologie indigène brésilienne.