Démocratie locale : les expériences brésiliennes

 | Par Marilza de Melo Foucher

Comment articuler démocratie représentative et démocratie participative dans un pays aussi vaste que le Brésil ? Celui-ci est un État fédéral avec de multiples centres de pouvoir et un système complexe d’interdépendance, politique et financière, entre différentes sphères, gouvernementales, non gouvernementales, multilatérales. L’organisation politique et administrative est un emboîtement de l’Union, des Etats, du District Fédéral et des
« Municipalités », tous autonomes selon la Constitution. À chaque niveau, sont présents les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. On dénombre 5.507 municipalités, dont les maires, vice-maires et conseillers sont élus au suffrage universel. Dans ce cadre institutionnel, une véritable recherche d’équilibre entre les structures et les modes de gouvernement puise à des racines très anciennes, dans les mouvements d’éducation populaire, un temps interrompus par la dictature. Avec l’accession du PT au pouvoir et l’élection de Lula, cette double dynamique qui vise à la fois à donner le pouvoir (empowerment) et à définir les cadres d’une citoyenneté trouve une consécration. N’est-elle pas source d’enseignement pour d’autres pays ?

Décentralisation : des visions contradictoires

<img1384|left> Dans un État aussi vaste et aussi complexe que le Brésil, les efforts en vue d’une décentralisation ont toujours été importants. Mais elle a pris des visages très divers selon les gouvernements, démocratique, populiste ou dictatorial, lestée parfois d’ambiguïtés et obtenant des résultats très contradictoires. L’idée de la décentralisation a été étroitement liée à celle de développement. Ainsi pour mettre en oeuvre une politique de régionalisation dans les années 50, des surintendances régionales furent créées : SUDENE (pour la région du Nordeste), SUDAM (pour la région de l’Amazonie), et d’autres organismes régionaux d’incitation au développement appuyés sur des mesures d’aide fiscale.

La décentralisation était d’abord justifiée par un impératif d’ordre économique et de développement. Dans la pratique, il s’est plutôt agi d’une déconcentration, avec délégation de compétences, mais sans réelle délocalisation du pouvoir de décision, d’un aménagement spatial des institutions administratives de l’Etat pour assoir une politique de développement régional.
Les relations entre les niveaux du gouvernement ont toujours connu des tensions. Une manière de diminuer les pressions était de concéder des aides financières et d’accorder certains arrangements selon le poids politique des régions. Mais le clientélisme et la pratique oligarchique dominaient toujours la vie politique brésilienne.

Les années 60/70 ont correspondu avec une volonté de planification stratégique mais aussi avec l’émergence d’une culture « politique municipaliste » : se mettent en place les Plans de Développement Local Intégré, les Projets de Développement Intégré, les Projets de Développement Communautaire... Plusieurs municipalités recourent dans leur gestion à des méthodologies participatives. Les premières tentatives se font jour d’une participation restreinte, instrumentale, avec le souci d’impliquer des catégories sociales directement concernées par un projet spécifique ou un programme de dimension locale. C’est la municipalité qui définit le niveau de participation et la population concernée par le projet.

Des organismes de gestion et de planification sont créés pour apporter leur appui aux collectivités territoriales ou aux communes intéressées par la planification stratégique et par une méthodologie participative. Toute une élite intellectuelle se forme à l’aménagement du territoire, au développement, à la planification urbaine.

La méthodologie de l’éducation populaire

Mais, parallèlement, tout un courant d’éducation populaire s’étend à travers le pays ; les mouvements ouvriers, paysans, les syndicats s’organisent, les pastorales populaires émergent dans les diocèses, les Communautés ecclésiales de base (CEB) transforment le visage de l’Église catholique, l’option préférentielle pour les pauvres donne les bases d’une Théologie de la Libération. De même, des centres de formation d’éducateurs sont créés par différentes municipalités. Les partis politiques, et d’abord le parti Communiste, veulent aussi former leurs cadres.

L’éducation populaire se comprend comme un processus de formation intégrée, qui développe les capacités pour l’exercice d’une citoyenneté active, critique et participative. L’individu doit devenir sujet et non plus objet de l’histoire. Citoyen, il pourra user de sa capacité de création, de proposition, de pression et de protestation. Cet élan multiforme pousse les administrations municipales à impliquer la population dans la formulation et la décision des politiques publiques. Une forte mobilisation autour des réformes sociales de base commence, avec la prise en compte de cet élan par les municipalités.

Mais ces premiers essais d’une culture participative sont très vite interrompus par la dictature militaire. Les centres d’éducation populaire, adeptes de la méthode de Paulo Freire, sont fermés, les syndicats, les associations de base, les mouvements sociaux sont interdits. Les intellectuels, les leaders des mouvements populaires sont arrêtés, persécutés, torturés. Nombre d’entre eux sont contraints à l’exil.

Pourtant, malgré la répression, qui se poursuit pendant toute la période de la dictature, « la pédagogie de l’opprimé » (Paulo Freire) continue son œuvre dans la clandestinité, dans les favelas, dans les quartiers populaires. Avec le souci de se laisser éduquer mutuellement, de socialiser le savoir-faire de chacun au bénéfice d’un projet collectif de transformation. Sous la protection des secteurs les plus progressistes des Églises et avec l’appui de la solidarité internationale, les organisations populaires poursuivent leur travail d’éducation et de culture.

Dans les années 80 apparaissent de nouveaux mouvements (le Mouvement des Sans Terre...) et des ONG de développement se restructurent. Dispersés, et souvent très fragiles, ils mènent le combat pour la démocratisation. Mais celle-ci ne se conçoit plus comme l’instrumentalisation des associations et des organisations populaires dans le champ politique traditionnel, mais comme l’occasion pour elles de faire autrement de la politique.

De leur côté, les exilés s’organisent en petits groupes de réflexion autour des alternatives politiques à construire lors de leur retour au Brésil. Certains d’entre eux ont vécu dans des pays communistes, mais dès la fin des années 70, la majorité se retrouve dans des pays d’Europe occidentale, dont beaucoup à Paris. Un regard critique sur le socialisme réel et sur la démocratie dans les pays capitalistes alimente de longues discussions. Quelle serait l’alternative pour la gauche ? Reconnaître la démocratie comme valeur universelle implique que la conquête du pouvoir et le contrôle de l’Etat ne passent plus par la lutte armée. Une nouvelle culture démocratique doit être fondée sur la citoyenneté active, valorisant le pluralisme des identités sociales à partir des multiples appartenances ethniques, géographiques, culturelles, politiques.. Il sera important de reconnaître le rôle joué par les nouvelles organisations sociales qui mènent dans le pays la lutte contre la dictature et pour un développement solidaire et durable.

C’est dans ce contexte, riche en discussions et polémiques, que naît le Parti des Travailleurs. Comment réunir la diversité et respecter la différence ? À partir du pluralisme des mouvements, des expériences et de la maturité des exilés politiques, des attentes de la nouvelle génération qui n’a connu que la dictature..., tous ensemble vont essayer de bâtir un programme politique !

Citoyenneté et décentralisation

La culture participative s’enracine tout d’abord dans les organisations et les mouvements sociaux : chacun est appelé à découvrir une utopie réalisable. Et tous ensemble ils pourront contribuer à un bonheur commun ! Le slogan du P.T était : « sem medo de ser feliz », -vil ne faut pas avoir peur d’être heureux.

Peu à peu la dictature se voit délégitimée par l’émergence d’une nouvelle société civile. Une grande campagne nationale est organisée pour demander les élections au suffrage universel (mouvement pour les élections directes) en 1985. La démocratie représentative traditionnelle est amenée à se réorganiser et la transition démocratique finit par se faire avec l’aval des militaires.

La mobilisation des mouvements sociaux, des ONG de développement, des syndicats, des partis politiques d’opposition pour la démocratisation de l’Etat ne cessent pas pour autant. L’accord entre les partis traditionnels et les militaires n’envisageait qu’une ouverture politique lente et graduelle...

Pour la première fois une véritable articulation se met en place entre les représentants des différentes catégories sociales, des secteurs populaires jusqu’alors exclus en tant qu’interlocuteurs. Les ONG, les syndicats, les mouvements sociaux, les pastorales, les associations de quartiers ou des favelas, celles des indigènes, des Noirs, des femmes, des homosexuels, etc. se considèrent comme des acteurs de cette nouvelle société civile. Ils vont jouer un rôle actif dans la contribution collective pour élaborer une nouvelle constitution brésilienne : plus de 3000 propositions sont rédigées.

C’est bien de la conquête d’une citoyenneté politique qu’il s’agit, qui veut casser la culture de l’exclusion et ouvrir des chemins pour l’apprentissage de la négociation démocratique. Les travaux en vue d’une nouvelle constitution démocratique et populaire en ont marqué le début : celui-ci doit élargir l’espace pour une gestion participative.

Re-démocratiser le pays

En 1988, la Constitution brésilienne apporte en effet des changements considérables dans les structures politiques et sociales. La décentralisation de la gestion municipale doit garantir la participation de la population à travers des organisations représentatives. Celles-ci verront leur rôle reconnu dans l’élaboration et le contrôle des décisions municipales à tous les niveaux ( Art.194 et Art.204).

Les premières élections municipales dans la nouvelle République seront alors l’occasion d’une forte participation des représentants de la société civile. La réforme de la gestion municipale est devenue une question centrale pour un renouvellement politique. Les grandes municipalités comme Porto Alegre, Sao Paulo, Belo Horizonte, Rio de Janeiro, Fortaleza, Recife, Belém, une centaine des moyennes et petite communes, sont conquises par les partis de gauche, en majorité du PT.

Naturellement cette recherche d’intermédiation entre l’État et la société n’est pas toujours un fleuve tranquille... Mais le processus engagé ouvre un chemin pour restaurer la démocratie et trouver des réponses à la crise économique. Les gouvernements locaux sont amenés à jouer un rôle important dans la fourniture de services sociaux et pour amortir les effets de la politique économique nationale. Cette décentralisation ne va pas sans contradictions : en même temps qu’il transfère pouvoirs et ressources aux municipalités, le gouvernement fédéral diminue drastiquement leurs capacités d’investissement pour minimiser les inégalités inter et intra-régionales.

Les expériences sont riches d’enseignement associant démocratie représentative et démocratie participative. Certes, ces expériences sont encore loin d’avoir produit une véritable culture démocratique dans l’ensemble du pays. Mais elles représentent un acquis essentiel pour affronter les limites et les contradictions léguées par une histoire dominée par les oligarchies.

Démocratie représentative versus démocratie participative

La Constitution a conféré des pouvoirs importants aux organismes législatifs à tous les niveaux. Et d’abord à celui des municipalités : le Conseil Municipal est reconnu dans ses responsabilités de cogestion et de contrôle face au pouvoir exécutif.
Avec le concours du Maire, il élabore les décisions applicables localement. La « Loi Organique » de toute municipalité doit préciser les sujets qui sont de sa compétence législative et d’abord son rôle pour adopter les programmes généraux et le Budget Municipal.

Il est compétent pour voter des résolutions référendaires, pour approuver, autoriser, ou élaborer des avis indépendants de ceux préparés par l’exécutif municipal.
Dans le contrôle du budget, il peut se faire aider par la Cour des Comptes de l’Etat. Plusieurs mécanismes sont prévus : demande d’information au Maire, convocation des assistants directs de celui-ci, mise en place de commissions d’enquête, réquisition pour examen des comptes de la municipalité, etc. Enfin le Conseil Municipal a la charge de juger le Maire et les Conseillers Municipaux en cas d’infractions politico-administratives.

Les Conseils Populaires

Les Lois Organiques d’un certain nombre de municipalités brésiliennes prévoient la mise en place de deux autres types de conseils : les Conseils Populaires et les Conseils Sectoriels.

Les premiers sont chargés de discuter et d’organiser la consultation lors de l’élaboration des politiques municipales. Ils sont généralement composés d’associations populaires. Il s’agit d’organismes autonomes, avec leurs propres statuts, non subordonnés à l’Administration Municipale.
Les Conseils Sectoriels, quant à eux, sont liés au Pouvoir Exécutif Municipal. Composés de représentants de l’Exécutif, du Législatif et des associations, ils permettent de suivre la mise en oeuvre de la politique municipale dans chaque secteur. Ils sont des organes de consultation et d’inspection.
Le fonctionnement de ces nouveaux mécanismes de discussion et d’articulation entre les divers acteurs sociaux et le pouvoir demande encore d’être mis au point dans plusieurs municipalités.

Il s’agit d’un véritable défi, qui requiert de la part des conseillers une grande connaissance de la réalité sociale, des finances et des politiques municipales. Ils ne pourront, surtout, faire vivre ces dispositifs que s’ils permettent de faire le lien entre les politiques publiques et les demandes sociales. Leur responsabilité est à la fois de participer aux diagnostics des municipalités, de déterminer des possibilités à partir desquelles seront élaborés les programmes de développement, d’étudier les diverses politiques sectorielles et les programmes décidés pour y intéresser les communautés et les groupes concernés. Ils interviennent aussi au moment de la préparation du budget municipal, pour que soient prévues les ressources correspondant aux propositions pour chaque secteur. Ils suivent, conseillent, évaluent et contrôlent les services fournis à la population par les organismes publics dans leur mise en oeuvre.

La participation, jusqu’où ?

Les expériences dans la manière de combiner démocratie représentative et participative sont très hétérogènes. La capacité n’a pas été partout semblable à profiter des avantages de la décentralisation, et la participation populaire a été diversement suscitée.

Selon les lieux, selon les rapports de forces, la culture et la tradition du pouvoir local, les programmes, les projets et les mécanismes institutionnels ont pris les formes les plus diverses.
La participation peut rester instrumentale. Elle cherche d’abord à impliquer des catégories sociales concernées par un projet. Mais c’est toujours la municipalité qui définit ce niveau de participation. La participation peut être celle d’une parole donnée : elle vise à organiser un débat : forums, conseils communautaires pour permettre à chacun d’influer sur les décisions qui le concernent. Mais la démocratie représentative entend préserver la capacité de décision de ceux qui ont été élus responsables des communautés locales.

La participation comme « empoderamento », au contraire, signifie que les groupes et les personnes qui étaient exclus du processus de décision en ont pris conscience et veulent entrer dans l’espace politique et inventer des possibilités d’action collective qui promeuvent des changements. La participation, comme la liberté, et la démocratie, ne sont solidement acquises que si elles sont le résultat d’un effort collectif, d’un groupe.

Les initiatives de participation les plus connues

  • Budget Participatif : la société civile discute et décide la réalisation des travaux et des services prioritaires pour la ville (il n’y a pas ici de modèle unique, la méthodologie varie selon la municipalité).
  • Congrès de la Ville : c’est un espace de discussions et de décisions, en dehors des structures administratives, où les élus et la société partagent la réflexion sur les politiques publiques et planifient l’avenir de la ville.
  • Programmes d’aide à la construction de logements, urbanisation des « favelas » : ces programmes sont élaborés et mis en place avec la population. L’entraide dans la construction de logements est organisée par des coopératives d’accès à l’habitat.
  • Le Budget participatif de la jeunesse à Belém, dans l’État du Para en Amazonie : les jeunes de 12 à 25 ans font des propositions sur le sport, la culture, les loisirs. La première année, 5000 jeunes y ont participé ; l’année suivante, ils étaient plus de 10 000.
  • Les projets de développement sont élaborés dans différents domaines, sur la base d’un partenariat élargi (ONG, Mouvements sociaux, syndicats, Centre de Recherches, Université).
  • Participation conjointe au Plan de développement local intégré.
  • Commission de gestion des équipements : elle vise à impliquer les usagers dans le contrôle des équipements des villes.
  • Forums, conseils municipaux sectoriels (santé, éducation, transports, etc....) Créés auprès des secrétariats de la municipalité, ils ont pour but d’élaborer des plans d’orientation et d’action, et de suivre la mise en place des projets.

De multiples exemples pourraient encore être cités. Tous témoignent de la même recherche : comment, dans la définition des priorités, inclure les représentants de la société civile organisée et refléter la volonté de gouverner autrement ?

Cette démarche brésilienne pour bâtir un pouvoir local à partir d’un partenariat entre démocratie représentative et démocratie participative, ne peut-elle contribuer au débat
français ? Ici aussi s’exprime le besoin de multiplier les espaces pour l’exercice d’une citoyenneté plus active, où les rapports de pouvoir soient ouverts à la contestation démocratique.


Bibliographie

Constitution de la République Fédérative du Brésil, 1988.
Refinetti Martins, Maria Lucia. Os desafios da Gestao Municpal Democratica - Santos. POLIS, 1998.
Steil, Carlos Alberto. Projetos Sociais. Instituto de Filosofia e Ciencias Humanas da Universidade Federal do Rio Grande do Sul, 2001
Loi Organique de la Municipalité de Campina Grande, 1992.
Municcipios Brasileiros-Ivony L.Saraiva e Mria do Socorro de Oliveira-CENTRAC-1997
MEDAUAR, Odete. Direito Administrativo Moderno, Editora Revista dos Tribunais, São Paulo, 1992.


Par Marilza de Melo Foucher - Economiste, consultante internationale pour la coopération au développement

Article publié dans la Revue Trimestrielle Projet, numéro 274 - 2003


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