Débats et imaginaires mobilisateurs - comme ils nous manquent !

 | Par Cândido Grzybowski

Source : Ibase - 13/07/2015
Traduction pour Autres Brésils : Hélène Bréant
(Relecture : Mathilde Moaty)

Mouvement populaire brésilien "Diretas já"

Je ressens un mal-être dans la situation du processus démocratique qui est la nôtre. Après 30 ans de démocratisation au Brésil, nous avons perdu le cap. Je ne fais pas ici référence à un groupe, mouvement ou force politique en particulier. Je parle de ce qui est essentiel pour la vitalité démocratique : chercher, construire et proposer des projets de changements substantiels, se doter d’imaginaires politiques mobilisateurs fondés sur des principes éthiques et sur les valeurs communes de la démocratie, tout en étant conscient des variantes politiques stratégiques concernant la manière dont tout peut et doit être réalisé. Notre pays a grandi et changé, mais nous ne sommes ni préparés à faire face aux nouveaux défis, ni engagés - défis que la démocratisation que nous avions nous-mêmes lancée a mis en sommeil. Nous voguons sur des flots déchaînés sans savoir dans quelle direction naviguer. Cette mer en furie est notre politique, secouée par la tempête provoquée par l’égarement de nos principaux dirigeants, qu’ils soient en poste ou dans l’opposition. Cela ouvre la voie à un opportunisme digne d’une politique de bas étage, avec ses leaders illégitimes qui perturbent volontairement l’environnement politique, mais qui restent incapables de laisser percevoir un horizon tangible. Il ne manque plus pour compléter le tableau que surgisse un fou prêt à sauver la patrie - les temps comme ceux que nous vivons sont de ceux qui les engendrent, et c’est ce qu’ils espèrent. Apprécions à sa juste valeur l’institution démocratique âprement conquise et, de toutes les forces qu’il nous reste, évitons de nous aventurer dans les bras d’un sauveur. Il vaut mieux souffrir sur des flots déchaînés, sans savoir de quoi demain sera fait, plutôt que d’emprunter des chemins qui, bien que lumineux en apparence, malmènent le débat démocratique. Il est temps de s’asseoir à nouveau autour d’une table, dans un bar, à la maison, sur la plage, ou même au travail, et de débattre de fond en comble. Débattre, débattre, jusque tard, jusqu’à tourner en rond et qu’il ne reste plus qu’à se mettre d’accord sur le jour, l’heure et le lieu du prochain rendez-vous pour se retrouver et débattre. Pour la survie de la démocratie, il est nécessaire de reformer nos groupes et nos cercles de citoyens, se stimulant les uns les autres, dans un effort conjoint de ne pas nous laisser abattre, de ne pas succomber à la conjoncture. Je salue les groupes et les collectifs qui poussent comme des champignons : c’est de là que pourra apparaître une issue heureuse. Il s’agit de creuser des tranchées, comme j’aime à le dire.

Et si cela sert à nous consoler mutuellement, le jeu en vaut déjà la chandelle car il révèle que, malgré les revers fracassants que nous essuyons dans cette étrange situation, nous ne renonçons pas. N’attendons pas les discours des partis, ni ce triste spectacle fait d’accusations, de coups bas et de trahisons qu’est devenu notre Parlement. Rien ne viendra de ce côté-là.

Au fil du processus, nous avons desserré nos liens de complicité politique. Pire, nous avons laissé s’affaiblir la force mobilisatrice de nos rêves d’un avenir meilleur. Nous avons remplacé cela par un échange impersonnel sur les réseaux numériques, gagnant en rapidité et en volume de communication, mais perdant sur le plan de l’imaginaire et de la densité de réflexion, et, surtout, sur le sens de la rencontre avec un ami qu’on peut serrer dans ses bras, qui nous emplit de joie, de force et qui humanise la politique et le combat démocratique. Pire, nous associons de plus ou moins loin le processus politique dominant à nos plus grandes angoisses. Quelle erreur ! Rien ne pourra remplacer notre vigilance citoyenne. Nous ne pouvons reporter plus longtemps ce devoir de nous réunir à nouveau. Cependant, nous réunir et débattre à nouveau implique que nous sachions aborder une réalité nouvelle. Comment rendre les réseaux plus amicaux et en faire autant d’instruments pour alimenter des rêves mobilisateurs, des rencontres en chair et en os, plus denses, et plus solides en termes d’engagement dans le combat politique ?

Je constate que je suis en train de transformer mes angoisses de militant en une proposition collective pour la citoyenneté. J’éprouve encore pour notre Brésil un amour profond et une énergie intense mais, à 70 ans, ma seule façon d’apporter ma pierre à l’édifice est de penser et d’animer des dialogues, d’organiser de petits collectifs et d’aider à constituer des réseaux et forums. Je n’ai plus les jambes pour descendre dans la rue et fuir la police. Au cours de ma vie, j’ai eu la chance de connaître, d’avoir pour amis et de partager des complicités citoyennes avec des personnages de premier plan tels que des professeurs, des intellectuels, des militants, qui se sont engagés et ont consacré leur vie à rendre notre monde meilleur. Je ne les citerai pas tous ici car je risquerais d’en oublier. J’ai appris à pratiquer de manière radicale la liberté de penser et d’agir, d’échanger par le dialogue, à la fois dans le respect des connaissances et des propositions des autres, mais aussi dans celui de la diversité sociale et culturelle de personnes parmi lesquelles nous sommes devenus des citoyens aux droits et aux responsabilités partagés.

Le savoir politique et stratégique, comme tout savoir, ne se crée et ne se renouvelle que collectivement. Il s’agit d’un bien politique commun qui se développe à travers une participation engagée et réfléchie. Je pense que notre priorité actuelle est d’accorder une attention collective, respectueuse et partagée à la réflexion stratégique sur la politique. Une tâche hardie, voire pénible par moments, mais gratifiante. Elle exige que l’on s’y dédie patiemment, longtemps - pendant des décennies, peut-être. Peut être que ma propre histoire a déformé mon regard sur la situation actuelle, m’empêchant d’y voir une autre issue ?
Mais comment faire face au martellement incessant de la télévision, les grands journaux, les radios, voire des conversations que nous entendons çà et là ? Est-il possible que la seule actualité soit l’ajustement budgétaire du ministre Levy, le scandale du Lava Jato, la corruption, l’éventuel impeachment de Dilma, la fragmentation de la majorité gouvernementale, les bravades de Cunha et Collor auprès d’un Congrès perdu dans la tempête, la mini-réforme électorale, la proposition opportuniste d’abaisser la majorité pénale, la fin de la protection sociale et le rabot sur les retraites, l’inconséquence de Lula face à la crise, le congrès du PSDB, complètement dépassé par les évènements ? Dans tout cela, où est la Politique (avec un grand P) ? Nous parlons là de broutilles, pas de l’essentiel.

La démocratie conquise n’existe pas, il n’y a de démocratie qu’à l’œuvre, parce que la démocratie est essentiellement ce processus de construction durable d’une société juste, inclusive, participative, honnête avec elle-même - quelque chose qu’il faut réinventer en toutes circonstances. Quels sont donc les débats actuels qui ont un rapport avec cela ? Aucun ! Nous ne sommes pas en train de discuter de notre avenir à partir des difficultés et des possibilités présentes ici et maintenant. Nous sommes plongés dans un amas de confusions, enfumés par des querelles intrinsèques en quête des avantages conférés par le pouvoir. Les dirigeants politiques de notre pays adoré manquent de générosité, ce qui brouille le débat essentiel pour que progresse la démocratie, et le rend mesquin, atone. Nous n’avons pas souffert dans notre longue lutte contre la dictature et pour la démocratie pour nous arrêter là. Notre rêve était bien plus grand. L’est-il toujours ?

La grande question est de savoir comment sortir de l’impasse dans laquelle la situation actuelle nous bloque. S’adapter n’a rien de mobilisateur, bien au contraire. La propension au coup d’Etat pourrait presque mobiliser, mais uniquement dans le cas où notre déroute serait telle que nous ne sachions plus réagir en démocrates, car fouler aux pieds les institutions serait le pire échappatoire. Dans ce contexte, nous devons faire preuve d’audace, et prendre en compte l’état d’urgence, sans se départir de la patience qu’exige la pédagogie politique. Il nous faut investir dans un imaginaire mobilisateur. Il s’agit ici de dessiner un plan stratégique possible et viable, soit le débat nécessaire pour que les citoyens s‘enthousiasment et prennent des décisions. Nous sommes déjà passés par le développement national des années 1950, la révolution avec des réformes de base au début des années 1960, la lutte contre la dictature et pour l’amnistie, le mouvement “diretas já” [1], la constituante, la réforme agraire, le combat contre la faim et la pauvreté, la lutte pour l’égalité dans la diversité, les quotas.

Mais… nous sommes restés sur le bas-côté de la route et avons baissé la garde. La réalité conservatrice et désintégratrice s’est abattue sur nos têtes et sur notre quotidien de manière radicale. Ce n’est pas là que nous allons puiser la force de sortir de cette période de crise d’hégémonie, de manque de projet hégémonique. Mais cela apporte son lot d’antidémocratie et de frustration. D’où le mal-être.

Se remettre à élaborer des tranchées, dans un sens aujourd’hui différent, me paraît fondamental. La mission, pour ainsi dire, ne consiste pas à défendre, mais au contraire à créer des forces au sein desquelles la résistance puisse être une période de consolidation en vue du changement. Il nous faut créer des rêves et des utopies qui nous rassemblent et nous mobilisent. Attendre que cela vienne des partis et des milieux officiels se révèle être une erreur stratégique. Ce moment est le nôtre, celui de la citoyenneté active qui joue son rôle instituant et constituant, prenant toute l’initiative de l’autonomie totale. Il est certain – et cela manque totalement – que notre rêve, notre idéal enfin, ne sera mobilisateur que s’il résout l’équation de la construction démocratique d’une société à la fois pétrie de justice sociale et durable sur le plan environnemental. En d’autres termes, nous devons repenser la démocratie comme une stratégie pour construire la durabilité environnementale et, dans le même temps, construire la durabilité sociale. Cela implique de penser démocratiquement l’économie nécessaire à une société juste et respectueuse de l’environnement, à la fois pour nous, pour nos enfants et petits-enfants, et pour la planète altruiste que nous partageons.

Notes de la traduction :

[1Diretas já : expression signifiant « des élections directes maintenant ! », revendication d’un mouvement populaire brésilien en 1983-1984, réclamant des élections présidentielles directes.

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