Source : Outras palavras - 16/03/2015
Traductions pour Autres Brésils : Zita FERNANDES
(Relecture : Piera SIMON-CHAIX)
Durant une décennie, le PT [Parti des Travailleurs] a cherché à construire une démocratie sociale développementaliste qui puisse supplanter l’antagonisme « Casa Grande e Senzala » [Maître et esclave]. Cette conjecture s’est terminée : le « Maître » est descendu dans les rues. Image : Ana Menendez, des Jornalistas Livres
Les manifestations qui ont eu lieu ce mois de mars confirment que le Brésil connaît une grande crise sociale, avec des implications économiques, politiques et culturelles. Il y a un consensus émergent parmi les intellectuels de gauche selon lequel la crise serait associée à l’épuisement du Lulisme. Je définis le Lulisme comme un modèle de développement socio-économique mis en œuvre par le PT au sein du gouvernement fédéral, basé sur le trépied : présidentialisme de coalition, prospérité économique mondiale et développement social-démocrate. En d’autres termes, avec l’aggravation de la crise économique, la couverture est devenue trop courte pour répondre aux demandes croissantes de la parcelle de la société qui a évolué socialement durant la dernière décennie et aux coûts de cooptation des partis politiques habitués à former la base des alliés du PT au Congrès National.
Face à ce tableau, le PT n’a pas innové en politiques publiques et en stratégie politique. Pire, après avoir vaincu l’élection présidentielle avec un programme de propositions de gauche, il s’est plié à ses adversaires, adoptant une politique d’austérité et le discours moraliste du combat contre la corruption. Cela n’a été suffisant, ni pour calmer les animosités du « marché », ni pour diminuer l’opposition des grandes entreprises de communication, ni pour contenir la rage des secteurs conservateurs de la classe moyenne, ni pour regrouper de nouveau la « base des alliés ». Le PT n’a pas voulu assumer les risques d’une radicalisation et maintenant, il paie le prix d’avoir parié sur un programme conservateur.
D’un autre côté, les forces conservatrices d’opposition se galvanisent dans un mouvement de contre-réforme. Dans ce mouvement, plusieurs courants convergent. Premièrement, il y a le conservatisme de classe – de ceux qui ont toujours détesté la gauche et le PT, ceux qui ne parviennent plus à assurer le salaire de l’employé domestique, ceux ont vu leur bénéfice diminuer à cause de l’augmentation des salaires des employés, ceux qui ont commencé à partager l’aéroport, le centre commercial et l’université avec des personnes de la « périphérie ». Deuxièmement, il y a le conservatisme moraliste – de ceux qui voient dans l’Eglise et dans l’Armée des institutions capables de résoudre, par la voie autoritaire et fondamentaliste, les problèmes d’une démocratie dysfonctionnelle. Un des principaux – sans doute le principal – acteur de ce mouvement de contre-réforme conservatrice est le média capitaliste. Son massacre idéologique contre le PT a généré, depuis des années, un climat de nihilisme politique et une instabilité qui favorise le radicalisme de droite.
Durant plus d’une décennie, le PT a cherché à construire de manière consensuelle une social-démocratie développementaliste qui serait capable de dépasser l’antagonisme du « Maître et de l’Esclave » [1]. Cette conjecture est terminée. Le « Maître » est descendu dans les rues le 15 mars. Le fait que la plupart des manifestants opposés au gouvernement soient de classe moyenne ne fait pas moins de cette manifestation celle du « Maître ». Dans des pays centraux, avec une faible inégalité sociale, une classe moyenne nombreuse sert de pilier à la démocratie. Au Brésil, ce n’est pas le cas. La classe moyenne brésilienne agit comme le « Maître » et, de plus en plus, « ose dire son nom », s’admettant fasciste, classique, raciste et machiste. Il suffit de voir le contenu des banderoles des manifestations de droite qui ont eu lieu ce 15 mars.
Certes, il y a des individus de classe moyenne qui ne sont pas conservateurs et autoritaires, mais qui sont très vulnérables à la manipulation idéologique réduisant tous les problèmes du pays à la corruption associée à Dilma et au PT (lesquels, dans la pratique, contrôlent à peine un fragment du système politique brésilien). La classe moyenne brésilienne mesure le monde depuis la perspective de sa terrasse couverte, mais ne s’en aperçoit pas. Ce ne sont pas des individus qui ont vu l’un des membres de leur famille passer à un niveau supérieur pour la première fois, ils n’ont pas vu leurs documents régularisés pour la première fois, ils n’ont pas voyagé en avion pour la première fois durant les gouvernements du PT. Il est alors logique qu’ils aillent sur leur balcon taper sur des casseroles, enragés après avoir lu la couverture de Veja pendant qu’ils faisaient la queue à la caisse du Pain de Sucre [supermarché destiné aux consommateurs aisés]. Et le taux de change est une variable très importante dans cette dynamique de politique de classe. Le dollar élevé éloigne la classe moyenne brésilienne du modèle de consommation des pays avancés et génère, presque immédiatement, de la frustration politique.
A mesure que la crise du Lulisme s’aggrave, non seulement les politiques développementalistes et redistributives se démantèlent, mais la propre démocratie brésilienne est menacée. Le PT est l’otage des forces conservatrices et de son propre gouvernement. La contre-offensive conservatrice est forte et bien organisée, comptant sur son pouvoir économique, son apparat médiatico-idéologique et ses sièges parlementaires. Il faudra beaucoup de mobilisation et d’intelligence politique de la part des mouvements sociaux, des partis de gauche et des secteurs éclairés de la société civile pour éviter que le Brésil, au lieu de dépasser la crise du Lulisme en commençant un nouveau cycle de développement, ne face volte-face vers le néolibéralisme et l’autoritarisme. Il y a beaucoup de choses à réparer au Brésil, y compris les erreurs commises par le PT en dépit des avancées encouragées par le Lulisme, mais un impeachment motivé par la haine de classe, par le fondamentalisme religieux et par l’idéologie fasciste ne fait qu’aggraver nos problèmes.
Notes de la traduction :
[1] Casa grande e senzala, traduit en français sous le titre Maîtres et esclaves, est un livre du sociologue Gilberto Freyre publié en 1933, dans lequel il s’intéresse à la société brésilienne en étudiant tout autant la « casa grande », où résident les maîtres, que la « senzala », où sont entassés les esclaves, pour établir les rapports noués entre les deux et promouvoir un discours de valorisation du métissage de la société brésilienne.