Que les études sur les droites [1] aient été négligées en Amérique latine est aujourd’hui un consensus largement partagé. Le Brésil n’échappe pas à cette critique et est un bon exemple de la complexité de ce sujet réputé « sensible ». Comme le rappelle Power (2000, 94), la préoccupation affichée par de nombreux secteurs de la société et par l’écrasante majorité de la classe politique de ne pas s’identifier à la droite a conduit Antonio Flávio Pierucci (1987, 38 apud Power 2000, 93) à inventer le terme de direita envergonhada [droite complexée] pour la désigner. Leôncio Martins Rodrigues a réalisé une enquête auprès de l’Assemblée constituante de 1986 et a constaté qu’à peine 6 % des députés se définissaient comme de droite. Le chercheur a commenté sarcastiquement ses résultats en suggérant qu’en « ne tenant compte que de la façon selon laquelle les députés se placent sur l’échiquier politique, le Brésil serait un pays sans droite » (Rodrigues 1987, 99 apud Power 2000, 94). Ces exemples en disent long sur la difficulté et l’urgence de mener des recherches sur les hommes politiques, les acteurs et les sensibilités de droite pour mieux les cerner et les comprendre.
La difficulté d’étudier la place des droites ou, dans un sens plus large, du conservatisme dans la vie culturelle, en particulier durant les années 1960 et 1970, est encore plus grande. L’indéniable essor de la gauche dans la création artistique a laissé dans l’ombre une élite conservatrice, issue d’une même génération que nous appelons ici « génération de 1922 », qui fut pourtant très active culturellement et politiquement depuis la dictature de Vargas jusqu’au régime militaire. Identifier ces intellectuels à partir de leurs itinéraires, de leurs réseaux et de leurs lieux de sociabilité est l’objectif de cet article. Il devrait permettre de dresser un profil de cet acteur méconnu ou oublié de la vie politique brésilienne des années 1960 et 1970. La notion d’intellectuel conservateur est certes floue et imprécise. Au risque de trop la simplifier, on peut la définir, dans le cadre de cette analyse, comme faisant référence aux hommes et femmes réfractaires aux changements progressistes dans les domaines politiques et sociaux et, par voie de conséquence, aux forces et gouvernements de gauche, qu’ils soient réformistes ou révolutionnaires.
Compte tenu de l’impossibilité d’étudier la totalité des hommes et des femmes susceptibles d’être regroupés sous l’étiquette « intellectuel conservateur » pendant la dictature militaire, une délimitation rigoureuse du choix des acteurs a été adoptée. Poursuivant une étude antérieure sur l’Académie brésilienne des Lettres (ABL) pendant la dictature militaire (Cunha 2014), nous avons dressé une prosopographie des personnes qui ont fait partie de cette institution entre 1961 et 1979 [2]. Le choix de l’ABL se justifie pour deux raisons. D’abord, parce qu’elle accueillit, tout au long du XXe siècle, les principaux noms de l’intelligentsia brésilienne et fut le principal lieu de leur consécration, au moins jusqu’aux années 1950. Ensuite, parce qu’il s’agit d’une institution manifestement conservatrice. Malgré son apolitisme officiel, son projet est de « conserver la littérature et les “vraies” valeurs de la culture brésilienne ». De plus, l’écrasante majorité de ses membres est issue des élites conservatrices brésiliennes. Enfin, le refus d’une prise de position politique, dans le cas de l’ABL, particulièrement pendant les périodes dictatoriales, relève d’une dimension tout aussi conservatrice. Comme le dit Daniel Roche (1988, 159), l’« innocence politique » de ce genre d’académie est une question qui peut se poser en d’autres termes. Il faudrait examiner, d’après lui, comment la politique est réintroduite dans le cénacle de l’institution, moins par la réflexion que par les habitudes et les manières (Roche 1988, 160).
S’il n’y eut pas de discours, du haut de la tribune académique, pour ou contre le régime militaire, il y eut des visites, des dons faits par le régime et la valorisation d’une mémoire et d’une conception de la culture brésilienne d’une portée hautement politique. L’ABL contribua à diffuser une vision de la vie sociale qui reposait sur l’acceptation de l’ordre établi comme seule solution viable pour le pays, sur l’intégration sociale et sur l’effacement des conflits. Pour reprendre les mots de Roche, elle fut le « couronnement culturel » d’un ordre politique. Il s’agit donc d’une étude de cas. Certes, tous les intellectuels conservateurs ne faisaient pas partie de l’ABL et il y eut même des « notables » qui n’y sont jamais entrés, à l’instar de Gilberto Freyre ; cependant, elle reste un excellent laboratoire pour étudier l’élite culturelle conservatrice brésilienne.
Nous sommes revenus sur la trajectoire de chacun des « immortels » de cette période en repérant son lieu de naissance et son origine sociale, les études qu’il a suivies, les activités exercées, les lieux de sociabilité fréquentés et les postes politiques et administratifs qu’il a occupés. L’emprunt de la voie prosopographique nous a permis de mettre à jour un secteur important du champ intellectuel brésilien des années 1960 et 1970, issu en grande partie d’une même génération connue plus particulièrement pour son rôle dans le renouveau des années 1920 et pour sa participation à la dictature imposée par Getúlio Vargas. De cette manière, nous avons pu aussi saisir le processus de formation de ce réseau et donner une perception plus fine des rapports que ses membres entretenaient, d’une part entre eux et, d’autre part, avec le pouvoir politique.
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