Dans le complexe de l’Alemão, la voix active contre le covid-19, ignorée par le gouvernement

 | Par Ana Paula Grabois, El País Brasil

René Silva a contribué à organiser une réponse communautaire à la pandémie dans le complexe de l’Alemão [1], là où l’État n’arrive pas. « Nous avons reçu des messages de personnes disant ’j’ai faim et je n’ai pas à manger’ ».

Traduction : Roger Guilloux pour Autres Brésils
Relecture : Marie-Hélène Bernadet

Dans le complexe de l’Alemão, l’un des plus grands ensembles de favelas de Rio de Janeiro, le communiquant [2] René Silva, 26 ans, est devenu une voix active dans le combat contre le covid-19. Eloigné de sa famille depuis plus de cinq mois, René vit le début de la pandémie avec huit volontaires au siège de la Voix des communautés (Voz das Comunidades), ONG qu’il a fondée dans le but de traiter les questions d’intérêt de la favela autres que la criminalité.

"Depuis mars, je ne suis retourné chez moi que le jour de la fête des mères et celui de l’anniversaire de celle-ci. En prenant toutes les précautions nécessaires et en ne restant que peu de temps. A d’autres occasions, je me suis arrêté au portail de la maison" nous dit-il, lors d’une conversation par visioconférence.

Sa vie quotidienne inclut l’insertion d’informations journalistiques sur le site de l’institution et sur l’application créée pour aider à la prévention du covid-19, la distribution mensuelle de paniers alimentaires [3] aux populations les plus vulnérables et l’enregistrement des familles bénéficiaires de la favela. Il participe également à l’organisation de la livraison quotidienne de 1.000 repas effectuée par les livreurs de plateformes qui ont vu leurs revenus chuter depuis le début de la pandémie. René participe également sur les réseaux sociaux aux campagnes internes de prévention contre la maladie et de collecte de fonds destinés à la distribution de nourriture.

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Depuis qu’il a 11 ans, c’est un militant de l’information à l’intérieur de la favela. Il s’est toujours efforcé de lancer le débat sur des sujets dépassant les questions de criminalité associée aux trafics de drogues. Il a commencé avec un journal de l’école distribué aux habitants de la favela de l’Alemão. En 2005, il a été l’un des fondateurs de la Voix des communautés qui met l’accent sur les problèmes locaux tels que le manque de services publics et la violence policière. Il s’est fait connaître durant l’occupation par la police militaire de la favela en 2010 [4], lorsqu’il s’est transformé en une sorte de reporter de guerre diffusant ses messages sur Twitter. Les images aériennes de la méga-opération, montrées en direct à la télévision, ont fait le tour de la planète. On y voit une longue file de trafiquants, en majorité noirs, fuyant la police à travers les fourrés.

"J’avais deux cents abonnés. J’essayais d’informer les gens, d’une manière ou d’une autre. J’ai commencé à répondre à ceux qui me posaient des questions. Cela représentait 200 à 300 messages, des habitants qui décrivaient la situation à l’intérieur de la communauté et des personnes extérieures souhaitant savoir ce qui se passait", rappelle-t-il. En l’espace d’une heure, ce nombre est passé de 200 à 10.000. « Il y avait beaucoup de gens qui voulaient raconter leur histoire et de journalistes qui voulaient savoir ce qui se passait à l’intérieur de la favela de l’Alemão. A cette époque, les chaînes de télévision montraient la favela depuis l’hélicoptère, au-dessus de la communauté. Personne n’avait accès aux informations venant de l’intérieur. », se souvient René.

A partir de ce moment-là, la vie de ce jeune, qui n’avait alors que 17 ans, a changé. Pour la première fois il a voyagé à l’extérieur de Rio. Il a pris la parole à la Campus Party [5], à São Paulo et à l’université de Harvard ; il a été scénariste de novelas de la TV Globo et a interprété son propre rôle dans des feuilletons. Il fut l’un des Brésiliens sélectionnés pour porter la torche olympique lors des jeux olympiques de Londres en 2012.

René Silva au complexe de l’Alemão.
© Fernando Souza

René habite dans l’un des quartiers les plus pauvres de la ville. Selon le dernier recensement (2010), le complexe de l’Alemão, avec près de 100.000 habitants, a le pire Indice de Développement Humain (IDH) de Rio de Janeiro. Le rapport de la Fondation Oswaldo Cruz (Fiocruz) - réalisé à partir des bulletins épidémiologiques de la municipalité comptabilisés jusqu’au 21 juin – indique que, malgré tous ces handicaps, la favela a eu l’un des taux de contamination du covid-19 les plus bas des communautés de Rio.

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Le pire de la pandémie est déjà derrière nous, indique René en s’appuyant sur les informations de professionnels du Système Unique de Santé qui travaillent dans ces communautés. Selon une enquête de la Voix des communautés, sur un total de 25 favelas de Rio, 4.816 habitants ont été contaminés et le nombre de décès s’élève à 655. Mais un grand nombre d’habitants ne disposent pas de documents d’identité et les données obtenues sont sans doute au-dessous de la réalité. En ce qui concerne le complexe de l’Alemão, on comptait – tout au moins officiellement - 38 décès à la date du 14 août. René indique que la région a vécu un des drames de la pandémie qui a atteint tout particulièrement les plus pauvres, celui de voir mourir les gens chez eux, sans possibilité d’arriver dans un hôpital. La Fiocruz elle-même admet, dans son enquête, que le faible taux de dépistage à Rio a pu biaiser les résultats. Elle reconnaît que "l’absence d’actions promues par l’État, mieux adaptées à la réalité des favelas a généré un mouvement de « nous pour nous » [6] comme celui qui a été dirigé par la Voix des communautés.
La pauvreté, la faim, la difficulté d’accès aux services d’eau, d’égouts et de ramassage des ordures font partie du quotidien de cette région, encore alourdi par la violence policière. C’est là, par exemple, qu’est morte la petite Agatha, huit ans, victime d’un coup de fusil dans le dos. La pandémie a conduit à la création d’un Cabinet de crise de l’Alemão, une initiative de la Voix des communautés, du Coletivo PapoReto [7] et du groupe Mulheres em ação [8]. Parmi les campagnes de ce groupe, celui de la distribution de l’eau a commencé à fonctionner dès le début de la pandémie.

« Nous avons utilisé des affiches car nous savions que, très souvent, la communication des grands médias arrivait difficilement dans les favelas ». « On a commencé à penser à la manière d’informer les personnes qui vivent sur ces territoires, de l’importance de rester chez soi, de respecter les mesures d’hygiène. Nous avons commencé par poster des affiches dans différents secteurs de la communauté. Ensuite des véhicules publicitaires ont circulé, du matin au soir, pour informer sur l’importance de rester chez soi toute la journée, de se laver les mains avec de l’eau et du savon ; on ne parlait pas encore du masque », ajoute-t-il

Beaucoup de gens, cependant n’avait pas accès à l’eau.

Distribution de repas chauds dans le quartier de la Palmeira du complexe de l’Alemão.
© Fernando Souza
"Il y a toujours des personnes qui souffrent du manque d’eau, n’ayant pas accès au réseau urbain d’eau courante. On voit des personnes qui transportent l’eau sur la tête. L’été, il y a même des branchements clandestins. Les gens font passer des tuyaux de caoutchouc sous les dalles afin de pouvoir se raccorder à d’autres qui ont accès à l’eau".

Quant à la campagne de dons destinés à la distribution de paniers alimentaires de base, elle a rapidement été soutenue par les réseaux sociaux. Fin juillet, 13.000 paniers avaient été distribués. Un grand nombre de travailleurs locaux vit dans l’informalité et la faim s’est rapidement fait sentir.

« Nous avons reçu des messages de personnes nous demandant de la nourriture, nous disant qu’elles n’avaient plus rien parce qu’elles ne pouvaient pas sortir pour travailler. Des autonomes, de petits entrepreneurs, des personnes qui travaillent dans le métro, dans les trains, sur la plage nous ont envoyé des messages nous disant ’pour l’amour de Dieu, aidez-moi, j’ai besoin de nourriture, je n’ai rien à manger chez moi’ »

Ensuite le Cabinet de Crise s’est rendu compte que le panier alimentaire de base ne suffisait pas, ne répondait pas aux besoins des personnes âgées vivant seules, sans possibilité de cuisiner ou encore d’habitants ne disposant pas de gaz ou de cuisinière. Nous avons mis en place une campagne de distribution de plats préparés.

"Parmi ceux qui reçoivent le panier alimentaire, beaucoup reçoivent également un plat chaud en complément. Ainsi vous n’avez pas besoin de préparer le repas, de dépenser du gaz et vous économisez des aliments. En effet, le panier alimentaire de base censé couvrir les besoins pour une durée d’un mois, ne dure pas plus de 15 jours", nous dit René.

Selon René, l’aide d’urgence venant du gouvernement fédéral a réduit la demande d’aliments à partir de la fin avril mais cela n’a pas été suffisant. La faim persistait.

"Bon nombre de personnes de la favela n’ont pas de document d’identité, pas accès à Internet, ni la possibilité de s’enregistrer sur des programmes d’aide, elles n’ont pas les moyens de faire quoi que ce soit. Et alors, beaucoup de personnes dans le besoin n’ont pas eu accès à ces aides. La demande d’aide continue et nous nous sommes retrouvés avec cette mission d’aider les familles. La campagne continue".
Quartier du complexe de l’Alemão, ordures et égouts à ciel ouvert.
© Fernando Souza

Selon René, le manque d’intérêt et d’aide de la part de l’État vis-à-vis des plus pauvres durant la pandémie est indiscutable et sans le travail des ONG, la situation serait plus grave encore : « La situation serait bien pire. En termes de faim, de mortalité, de cas de covid-19 et même de violence. L’organisation non gouvernementale joue le rôle qui devrait être celui du gouvernement », dit-il pour conclure.

Photo de couverture : Réné devant le Complexe de l’Alemão ©Fernando Souza

[1Complexo do Alemão. Ensemble de 13 favelas situées dans le nord de la ville de Rio

[2Comunicador. Personne dont les activités relèvent du monde de la communication, capable de créer des messages, des publicités. Il élabore et diffuse des programmes sur les médias, il conçoit des campagnes, crée des événements.

[3Cesta basica. Ce panier alimentaire est composé d’un ensemble de produits devant satisfaire aux besoins alimentaires d’une famille pour une durée d’un mois. En réalité, la taille et le contenu de ces paniers alimentaires varient selon les régions. Certains incluent des produits d’hygiène et d’entretien.

[4Occupation militaire des favelas de Rio à partir de 2010.

[5Campus Party. Evénement festif, réunissant des étudiants, des entreprises et des universités. Il met l’accent sur la créativité visant à trouver des solutions aux défis actuels.

[6Nos-por-nos. « Nous pour nous » ou encore « chacun pour soi » dans le sens ou chaque communauté doit se débrouiller pour faire face à ses problèmes et ne pas trop compter sur l’aide des pouvoirs publics.

[7Coletivo Papo Reto. Collectif de communication indépendant composé de jeunes des favelas de l’Alemão et de la Penha. Il informe les habitants sur les événements, les manifestations et les revendications.

[8Mulheres em ação. Groupe de femmes qui luttent contre la violence domestique et les inégalités de genre.

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