Dans le Brésil du juge Moro

 | Par Kakie Roubaud

Un juge fédéral transformé en héros met la démocratie en danger et il soulève l’indignation d’une partie de la société brésilienne. L’avocat Wadih Damous, président de la Commission Vérité chargée d’enquêter sur les crimes de la dictature, dénonce les graves irrégularités commises par le juge Moro dans la plus vaste opération anti-corruption jamais réalisée.

Dans le Brésil du juge Moro, la présomption d’innocence n’existe plus. Il n’y a plus que des accusateurs, des délateurs et des balances. Promu au rang de héros national, le juge de Curitiba a contribué à mettre à jour le gigantesque système de corruption institutionnalisé depuis des lustres, entre grandes entreprises et pouvoir politique, mais au mépris de la loi, il a organisé la fuite des dépositions, dans une médiatisation très partisane des faits, faisant d’un procès qui aurait pu être exemplaire, un cirque permanent. Sept cent avocats ont demandé que le Juge Moro soit dessaisi pour « violation permanente du principe constitutionnel de présomption d’innocence ».

A la veille d’une destitution de la Présidente du Brésil qui semble inéluctable tant la machine à lyncher le gouvernement s’est emballée et alors que le PMDB, parti de toutes les coalitions depuis la dictature vient de lâcher spectaculairement son allié, l’éclairage juridique que jette Wadih Damous sur les derniers rebondissements de cette « novela » nationale est édifiant. On alléguera que cet ex-Président de l’Ordre des Avocats du Brésil, section Rio de Janeiro, également Président de la Commission Vérité est aussi député du Parti des Travailleurs. D’ailleurs l’actuelle direction nationale de l’OAB n’a-t-elle pas pris une position « pro-destitution » diamétralement opposée à la sienne ?

C’est vrai mais la position radicale de la direction nationale de l’ordre des avocats brésiliens a immédiatement soulevé une levée de boucliers à sa base, d’aucuns rappelant que l’OAB avait contribué à légitimer la dictature militaire au moment du coup d’État de 1964. On l’avait oublié… On croyait la démocratie installée. Mais les fantômes sont bien présents et les survivants des deux camps n’ont guère plus de 60 ans. Même un chien portant foulard rouge dans la rue est suspect. Même une employée de maison poussant poussette pour ses patrons verts et jaunes est suspecte. Dans le Brésil du juge Moro, la liberté de parole n’existe plus et chacun désormais est sommé de choisir sa couleur… et son camp.

Le juge fédéral Sergio Moro en 2015, avec les chefs d’entreprises de São Paulo- EBC - libre de droits

AB - Peut-t-on vraiment faire un parallèle entre 1964 et les évènements qui éclaboussent l’actuel gouvernement ?

WD - Il y a des convergences. Comme dans les années 70, on est face à de grandes entreprises, des segments du pouvoir judiciaire, de la presse, des grands propriétaires et une part de l’église conservatrice qui refusent de façon viscérale, les gouvernements populaires. Comme dans les années 70, tous les moyens de communication sont concentrés entre les mains de six à sept grandes familles. Comme dans les années 70, les États de São Paulo et du Minas Gérais qui ont appuyé le coup d’État militaire de 64 sont actifs dans la crise actuelle.

AB- Y-a-t-il des différences ?

WD - Des acteurs importants en 1964 sont aujourd’hui en retrait. Les militaires, pour parler d’eux, ne sont plus nécessaires au Coup d’État. Ils ont été remplacés par un pouvoir juridico-médiatique partisan. Il y a une mise en scène sensationnaliste du procès pour corruption. Au premier signe de crise économique et de faiblesse du gouvernement, le Journal National Télévisé fonctionne comme un tribunal populaire. La présomption d’innocence n’existe plus.

AB - En quoi le juge Moro participe-t-il de ce système ?

WD - Il y a encore deux ans, le juge Moro était un obscur juge de province dans un état peu important pour la vie politique du pays. Aidé d’un bataillon de stagiaires, il est devenu un héros national en bousculant la Constitution. Il inaugure un nouveau mode d’investigation, alliant prisons préventives et délations récompensées et il organise la fuite médiatisée et sélective d’informations dans un procès où à peine un cinquième des prévenus sont du PT.

AB – Ces délations rémunérées sont-elles légales ?

WD – C’est légal mais immoral. Le Juge Moro place en garde en vue sans limitation dans le temps. Lorsque le prévenu accepte de témoigner, il négocie sa sortie et une récompense financière. En droit, cette dénonciation doit rester secrète car elle ne constitue pas une preuve. Pourtant, le juge Moro organise la fuite d’informations triées sur le volet et censées rester confidentielles à destination des grands médias. Ces méthodes sont inimaginables dans n’importe quelle démocratie car elles se substituent à l’enquête. Elles piétinent le secret de l’instruction et le droit fondamental à la présomption d’innocence.

AB – Est-ce que cette affaire relève de sa compétence ?

WD - A l’origine, il y a le « doleiro » Alberto Youssef, délateur de prédilection du juge Sergio Moro. Celui-ci a été condamné pour fraude lors d’un précédent procès le Banestado, banque publique de l’Etat du Parana dont Curitiba est capitale. Procès archivé en 1998 en raison de la bonne volonté de Youssef à dénoncer à tout va. (NDR- le « doleiro » est un personnage clef de l’économie brésilienne. Il échange, entre autres, des montagnes de dollars au marché noir ce qui est totalement illégal mais absolument courant) – Mais en 2014, Alberto Youssef réapparait comme pièce maitresse d’un système de blanchiment d’argent qui inclut la participation d’un ex-directeur de l’entreprise Petrobras. Condamné une première fois, il n’aurait en principe pas dû témoigner… Mais il habite Curitiba, le territoire du juge Moro. Pour enquêter et juger un Ministre, Moro en revanche n’est pas compétent. Cette fois, le Tribunal Supérieur Fédéral le lui a fait savoir.

AB - Que dire de la divulgation des écoutes téléphoniques de l’ex-Président Lula ?

WD - Un juge peut autoriser l’interception de conversations téléphoniques pour produire des preuves. Mais les conversations annexées au procès doivent être en rapport direct avec l’enquête et elles ne peuvent pas être révélées. Qu’on avertisse Lula qu’on va lui transmettre un document qui le nomme ministre n’est pas un délit. C’est arrivé à d’autres ! Mais c’est surtout sans rapport direct avec l’enquête qui le vise, autour de supposés achats de triplex et de maison de campagne par des entreprises en échange de marchés publics. Ces écoutes sont illégales et leur diffusion aussi. Le droit à la vie privée est une garantie constitutionnelle. En associant ces méthodes à la force de frappe des grands médias, on met le feu à la rue. Le pouvoir judiciaire fait de la politique.

AB - Nommer l’ex-Président Lula au poste de Ministre ne serait pas une façon déguisée de le soustraire au pouvoir de la Justice ?

WD - Pas du tout car dans la justice commune qui est celle du juge Moro, on peut faire appel plusieurs fois et aller en cassation. En se plaçant dans l’orbite du STF (Suprême Tribunal Fédéral) seul tribunal compétent pour juger un ministre, Lula au contraire prend un risque. Car le STF ne tire qu’une seule fois : ses décisions sont sans appel ! Si Dilma a demandé de l’aide à Lula, c’est parce que le moment est politique et que la Présidente déteste la politique. C’est une gestionnaire. Elle n’a pas comme Lula, le pouvoir de convaincre et de renverser le cours des choses. Lula reste le plus important leader politique du Brésil.

A Brasilia, le portrait du juge fédéral et le slogan « Nous sommes tous Sergio Moro » - @ Agencia Brasil

AB – Pourra -t-il empêcher la destitution de son héritière ?

WD – Pour que Dilma Rousseff tombe, il faudra blesser à mort Luis Inacio Lula da Silva. Il est un symbole et un rempart. En s’attaquant à lui, en allant dénicher un triplex dans une station balnéaire secondaire quand l’ex président Fernando Henrique Cardoso s’est offert lui un appartement avenue Foch, les partisans d’une destitution veulent garantir leur succès. Il y a eu beaucoup d’ingénuité et de républicanisme du PT à penser qu’il ne fallait pas réguler la presse, à croire qu’entre réguler et juguler, il n’y avait qu’un pas.

AB - Pourquoi parle-t-on de Coup d’État ?

WD - Parce que l’État d’exception s’installe et en se consolidant, tout ce qui n’est pas inscrit dans la Constitution devient la règle. Il y a deux poids, deux mesures. Sur 150 prévenus dans cette enquête fédérale de grande envergure, le premier inculpé, c’est Eduardo Cunha. Le Président de la Chambre des Députés est accusé d’avoir détourné à son profit 5 millions de dollars. Or il va présider la Commission de destitution chargée de juger Dilma ! Et contre elle, rien de concret, à part l’impopularité… Maquiller les comptes publics pour limiter le déficit de l’État n’est pas « un crime de responsabilité ». Dilma a été élue par 54 millions de brésiliens et la démocratie exige qu’elle aille au bout de son mandat. Si ce procès a lieu, il durera deux mois et ce sera d’abord un jugement politique. Le droit importera peu …

(Extraits de l’entretien réalisé le 18/03/2016 par plusieurs correspondants de la presse étrangère)

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