Dans l’attente du virage politique promis

 | Par Christophe Koessler, Marcos Arruda

Dix-huit mois après l’arrivée de Lula, les Brésiliens attendent toujours le
virage politique promis. Après l’intronisation de Luiz Inácio « Lula » da Silva, le plus grand pays d’Amérique latine n’a toujours pas rompu avec les politiques néolibérales. Pour l’économiste brésilien Marcos Arruda, la patience n’est plus de mise : des alternatives existent et Lula serait en mesure de les appliquer.

<img1303|left> Luiz Inácio « Lula » da Silva n’en finit plus de susciter espoirs et désillusions au Brésil. Les réformes sociales décidées par le gouvernement restent très timides et la politique macroéconomique ne se démarque en rien des préceptes du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale.

Cependant, dans un contexte latino-américain propice aux changements d’envergure, avec notamment la présence de gouvernements de gauche au Venezuela et en Argentine, tout espoir n’est pas perdu de voir le Brésil changer de cap en prenant appui sur ses voisins. C’est en tout cas le souhait de Marcos Arruda, économiste et éducateur brésilien, figure marquante de l’économie sociale et solidaire et membre du Parti des travailleurs (PT), qui a livré récemment lors d’une rencontre publique à Genève son analyse de la situation économique
et sociale que traverse actuellement le pays.

Fin 2002, quelques semaines avant la prise de pouvoir effective de Lula, M. Arruda confiait au Courrier ses espoirs de voir le Brésil changer enfin. Dix-huit mois plus tard, il ne peut contenir sa déception. S’il se plaît à répéter que « Lula est ce que nous avons eu de mieux en cinq cents ans », le résultat n’est pour l’instant pas à
la hauteur de ses expectatives : « Lula demande aux travailleurs d’attendre, de
prendre patience. C’est révoltant ! Je pensais réellement que Lula en tant
qu’ancien ouvrier, d’origine paysanne, allait plutôt le demander aux banques
qui se sont enrichies pendant des siècles.
 »

POLITIQUE DUALE

La politique sociale est présentée comme le grand objectif du nouveau gouvernement. Plusieurs programmes sociaux ont effectivement été mis en place,
comme les plans « Faim zéro » et « Bolsa familia », afin d’éradiquer la faim
dans le pays. Marcos Arruda reconnaît l’importance de ces programmes et espère
qu’ils seront orientés dans le sens de l’autonomie des populations. Il relève
néanmoins les limites de cette approche : « L’objectif de Lula semble se
limiter à trois repas par jour pour tous les Brésiliens
 ». Pour l’économiste,
cela reste très insuffisant.
D’autant plus que la politique macro-économique, qui est le véritable « guide du
gouvernement
 », va dans le sens contraire. « Les quatre ministres qui ont le
vrai pouvoir au Brésil sont des conservateurs ou des libéraux . Leur mot
d’ordre est de ne rien changer, ils ont même aggravé la situation : le ministre
des Finances, qui est l’homme du FMI, a par exemple augmenté la part du budget consacrée au paiement des dettes financières
 », explique le militant. Or, ces remboursements entravent l’adoption d’une politique économique et sociale d’envergure : « Alors que le budget du programme Faim zéro était de 1,7milliard de reals en 2003, le paiement des intérêts de la dette représentait 145,4 milliards de reals ».

PATIENCE, PATIENCE...

A son avis, pour résoudre ce problème, il convient de renégocier les dettes
financières qui sont souvent injustifiées : « Il faut mener un audit pour identifier ce que l’on a trop payé : certaines sommes ne sont jamais rentrées au Brésil. Des intérêts prohibitifs sans aucune proportion avec la réalité sont versés. Nous payons des intérêts sur des intérêts dans une spirale suicidaire ! »
A ceux qui réclament encore un peu de patience de la part des mouvements
sociaux, la réponse de M. Arruda est sans appel : « On ne peut accepter
d’attendre encore car il n’y a aucun signe de changement. Il n’y a pas de
projet de développement national. Lula gouverne sur l’immédiat, sur la
conjoncture. Il n’y a aucune ligne directrice qui guide les options de la
politique économique. Il répond aux demandes des plus forts et reste sourd à
celles du peuple.
 »
Au dire de l’économiste, il n’y a pourtant aucune raison valable d’attendre pour
mener des changements d’envergure : « Cela aurait déjà dû être fait dans les six
premiers mois du gouvernement, lorsqu’il était puissant et peu critiqué. Il
disposait alors d’un mouvement de soutien très important au niveau national (53
millions d’électeurs) et international.
 »

PAS D’ALTERNATIVES ?

Les contraintes exercées par le FMI, la Banque mondiale et les multinationales
sur l’économie du pays sont généralement invoquées pour expliquer la continuité : en cas de changement de politique macroéconomique, le FMI gèlerait ses crédits
et les investisseurs étrangers quitteraient le Brésil. « Il faut restaurer la confiance » n’a de cesse de répéter le gouvernement. M. Arruda s’insurge contre cette justification. Selon lui, l’épargne nationale est suffisante pour générer les investissements. Le Brésil n’a pas besoin de nouveaux prêts du FMI ou des
banques, il serait largement capable de faire face à ses besoins financiers.

Or, à l’heure actuelle, une grande partie de cette épargne s’en va à l’extérieur du pays dans des paradis fiscaux, et ceci grâce à des mécanismes financiers que la Banque centrale brésilienne a elle-même offerts : « Ce sont 380 milliards de dollars qui ont fui à l’étranger de manière légale ou illégale ces dernières années. »

En outre, de nombreuses brèches permettent aux gros contribuables d’échapper à
l’imposition, et des renonciations fiscales importantes sont octroyées pour
encourager les entreprises à s’implanter dans le pays.
Quant aux multinationales étrangères, elles sont bien implantées au Brésil
depuis des décennies. « Voudront-elles vraiment partir alors qu’elles y ont
investi beaucoup d’argent et qu’elles réalisent des bénéfices importants ?
D’ailleurs, si les investisseurs veulent que nous remboursions nos dettes, ils
ont tout intérêt à rester afin que l’on puisse disposer de devises nécessaires
pour les payer
 », explique l’économiste. Enfin, selon M. Arruda, il est
possible aujourd’hui de créer des alliances internationales qui permettraient
de peser plus lourd face aux institutions de Bretton Woods et au capital
étranger : « Imaginez que l’on se mette ensemble avec l’Argentine, le Venezuela et l’Uruguay, le rapport de force serait bouleversé ! »

« LULA EST MALHEUREUX »

Alors, si le Brésil n’est pas vraiment contraint, pourquoi Lula continue-t-il
cette politique conservatrice ? « Il s’est laissé entouré des mauvaises
personnes
 », répond d’abord Marcos Arruda. « Les cadres de deuxième rang sont
des gens du passé, ce sont des néolibéraux, il sont là pour empêcher le
changement.
 » Dans ce contexte, nous faisons face à « un Lula schizophrène, qui
se sent partagé, qui n’est pas heureux
 ». Le militant n’exclut pas, par
ailleurs, que le président soit victime de l’attrait du pouvoir : « Le risque
est grand de remplacer le pouvoir de l’amour par l’amour du pouvoir.
 » Lula a aussi pris des engagements fermes auprès des institutions financières
internationales et des Etats-Unis lors de sa campagne électorale. Il ne semble
pas pouvoir ou vouloir s’en défaire : « Au PT, nous étions sûr que ces
promesses avaient été faites pour les élections et qu’après, on rediscuterait
ces accords sur la base d’un projet national de développement, conçu par
nous-mêmes et cohérent.
 »

Si de nombreux militants ont quitté le PT, Marcos Arruda a décidé de continuer
le combat de l’intérieur. Il souhaite que le parti conserve sa tradition
pluraliste et non dogmatique et sa philosophie politique : « Le PT est un outil
pour que le peuple gagne de la force. Il ne peut devenir un parti du pouvoir, il
appartient surtout à la société civile. Certains de ses membres sont bien sûr au
sein de l’Etat, mais il s’agit d’une minorité qui ne doit pas prévaloir.
 »
Selon M. Arruda, il n’est pas exclu que Lula réagisse et change de politique :
« Va-t-il nous surprendre maintenant ? Je ne sais pas. Nous avons l’espoir et
continuerons à lutter jusqu’à la dernière goutte de sang. Nous n’avons pas le
droit de renoncer
 », conclut le fougueux économiste.


Par Christophe Koessler

Source : Le Courrier de Genève - 24/07/2004


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