Création d’une association d’aide aux victimes des entreprises complices de la dictature

Auteur : Marcelo Oliveira
Edição : Thiago Domenici
Le 17 décembre 2024
Traduction : Bertrand Carreau
Relecture : Roger Guilloux

Des juristes créent une association pour aider les victimes des entreprises poursuivies pour complicité avec le coup d’État de 1964.

Lors d’un événement à la Faculté de Droit du Largo São Francisco, Université de São Paulo, marqué par divers symboles, des juristes, des défenseurs des droits humains et des chercheurs ont annoncé la création de l’Association des Activistes pour la Réparation. Avec cette entité, ils veulent aider à s’organiser les victimes des entreprises qui font l’objet d’enquêtes pour complicité avec le coup d’État militaire de 1964 et avec la dictature qui a suivi. Ils veulent aussi représenter légalement ces victimes dans les enquêtes ouvertes par le Ministère Public Fédéral (MPF) et le Ministère Public du Travail (MPT) et dans toute action ou accord qui en résulterait. L’Université de São Paulo (USP) a été choisie pour accueillir cet événement pour deux raisons : pour remédier au manque d’attention portée à la justice transitionnelle dans les études de Droit au Brésil, où elle n’est habituellement enseignée que dans les cours de troisième cycle, et pour accroître l’implication de l’USP dans ce sujet. Elle permettra de souligner l’importance d’avoir des juristes qui défendent ces connaissances devant les tribunaux.

« L’USP a beaucoup collaboré avec les auteurs du coup d’État et avec l’AI-5 [1] et n’a pas fait de travail mémoriel à ce sujet, c’est donc un acte d’insurrection important pour nous que de créer cette association ici-même », a déclaré le professeur de droit de l’USP, Jorge Souto Maior, docteur en Droit du Travail et organisateur de l’événement.

Pour Sebastião Neto, coordinateur de l’IIPE (Échanges, Information, Études et Recherche), une entité qui cherche à restaurer la mémoire politique des travailleurs, qui lutte pour la mémoire, la vérité, la justice et les réparations, et qui a organisé l’événement, « l’association assurera une représentation juridique, mais surtout, elle formera du personnel, car les professionnels du Droit connaissent peu la justice transitionnelle. Nous ne savons pas, par exemple, qui siègera dans les audiences en Amazonie et la justice transitionnelle a ses propres enjeux ; il ne s’agit pas de se limiter à indemniser », explique-t-il.

Ce n’est pas par hasard qu’il mentionne l’Amazonie. Parmi les entreprises faisant l’objet d’une enquête, Petrobras, Paranapanema et Josapar avaient, dans la région, des activités qui violaient les droits des populations indigènes, des riverains et des travailleurs, et les enquêtes ont notamment des répercussions au Pará et dans l’Etat d’Amazonas.

Le 5 décembre, le ministère public du travail (MPT) a d’ailleurs annoncé avoir intenté une action civile publique contre Volkswagen pour l’utilisation de main-d’œuvre esclavagisée dans une ferme gérée par le constructeur automobile à Santana do Araguaia, Pará, dans les années 1970 et 1980. L’entreprise participait aux discussions avec le MPT sur cette affaire, mais elle s’est retirée des négociations et a commencé à alléguer que les infractions survenues au Pará sont couvertes par le TAC (Accord Transactionnel) de 2020 [2].

Volks, le commencement de tout

L’IIPE a organisé et dirigé le Groupe de Travail Syndical de la Commission Nationale de la Vérité. C’est au sein de ce Groupe de travail syndical que l’on a commencé, à partir de 2013, à réfléchir à la manière de mettre en cause la responsabilité des entreprises pour leur complicité avec la dictature. Le travail a abouti au TAC signé par Volkswagen en 2020 avec le MPF, le MPT et le ministère public de São Paulo. L’accord, d’une valeur totale de 36 millions de réaux, a été à l’origine des fonds utilisés pour financer une recherche académique, coordonnée par le Centre d’anthropologie et d’archéologie médico-légales de l’Université fédérale de São Paulo (Caaf/Unifesp), au sujet de 13 autres entreprises brésiliennes qui ont également soutenu le coup d’État et sont accusées d’être impliquées dans des violations des droits humains subies par leurs travailleurs et par des personnes affectées par leurs activités.

Jusqu’à présent, les recherches universitaires confortent les enquêtes du MPF et du MPT concernant Petrobras, Folha, Cobrasma, Docas, Paranapanema, Aracruz, Josapar, Itaipu, CSN, Fiat, Belgo-Mineira, Mannesmann et Embraer. Les principales conclusions de cette recherche ont été rapportées par Agência Pública dans la série de publications « Entreprises complices de la dictature ».

Une quatorzième enquête a été ouverte fin 2023 par le MPF du Minas Gerais sur Usiminas, théâtre du massacre d’Ipatinga, fin 1963, au cours duquel la Police Militaire du Minas Gerais, sous l’autorité du gouvernement de Magalhães Pinto, banquier et partisan déclaré du coup d’État, a tiré des rafales de mitrailleuses sur des travailleurs qui manifestaient pour de meilleures conditions de travail et de logement.

Le bilan officiel est de 8 morts, mais les enquêtes de la Commission nationale de la vérité et des chercheurs qui ont étudié le massacre indiquent que le nombre de victimes pourrait se situer entre 30 et 80. Il n’y a plus cependant, pour l’instant, de ressources disponibles pour financer de nouvelles recherches universitaires, du type de celles menées jusqu’à présent.

Ce n’est pas qu’une question d’indemnisation

Le juriste Belisário dos Santos Júnior, ancien Secrétaire de la Justice de São Paulo et ancien membre de la Commission spéciale sur les morts et disparitions politiques, a indiqué les particularités des processus de réparation dans la justice transitionnelle, lesquels doivent suivre les dispositions de la Résolution 60 de l’ONU.

« Il ne s’agit pas seulement d’indemnisation. Il y a plusieurs autres choses, comme la construction d’un système éducatif différent. Car lorsque nous remuons le passé et disons la vérité, nous devons garder un œil sur la situation actuelle, car elle reproduit, et de manière très significative, ce qui s’est passé pendant la dictature militaire ». Il a fait une analogie : « C’est comme pour la caméra que portent les policiers. Si le gouverneur a accepté [que les policiers militaires l’utilisent], ce n’est pas suffisant. Il s’agit de changer les mentalités, de mieux éduquer », a-t-il expliqué.

L’avocate Rosa Cardoso, qui était également coordinatrice de la Commission nationale de la vérité, a déclaré que son objectif et celui de l’IIPE est que l’association soit opérationnelle au cours du premier bimestre de 2025 et a confirmé son engagement envers le groupe. Elle va déjà commencer à travailler sur les statuts, qui devraient être aussi informels que possible, pour encourager la participation des parties intéressées. Elle a expliqué ce que devraient être les prochaines étapes des enquêtes sur les entreprises et signalé que la participation des victimes et de leurs descendants est essentielle.

« Nous disposons de toutes ces preuves contre les entreprises, et celles-ci seront invitées à conclure un accord avec nous. Dans cet accord, nous souhaitons réclamer les réparations que chaque groupe de recherche a evaluées, convenues et discutées avec les victimes de chaque catégorie. Il s’agit d’indemnisations matérielles, mais il existe également un ensemble d’autres actions réparatoires qui doivent être différenciées selon qu’il s’agit de travailleurs, de quilombolas ou de populations autochtones, par exemple. Mais savons-nous si la population autochtone préfèrera une compensation sous forme de bourse d’études ou pour la création d’un musée ? Cela doit être discuté avec les victimes », a-t-elle expliqué.

« Notre défi est de disposer d’ une entité juridique qui soit un instrument de lutte. Mais la différence, c’est qu’en disposant d’un instrument juridique, nous pouvons demander, entre autres, dans les accords qui sont en train d’être passés avec les entreprises, des sommes importantes à titre d’indemnisations collectives », a déclaré Ney Strozake, avocat du Mouvement des Travailleurs Sans Terre (MST). Sans cette structure, estime l’avocat, l’argent pourrait aller au Fond de Défense des Droits Diffus [3]– géré par un conseil fédéral – et pourrait être utilisé sans rapport avec les faits indemnisés.
Interrogée après l’événement, Rosa Cardoso a confirmé que l’association disposera d’un CNPJ [4] pour pouvoir être partie prenante dans les actions en justice et même pouvoir porter plainte, seule ou solidairement.

Neto affirme que l’Association ne modifie en rien les autres formes d’organisation des victimes, qui continueront à faire vivre le Forum pour la Vérité, la Justice et la Réparation, qui rassemble non seulement les victimes, mais aussi les mouvements sociaux, les syndicats, les centres de mémoire et les entités de défense des droits humains, dans une campagne permanente pour rechercher la responsabilité des « patrons de la dictature ».

Hommage

L’événement à l’USP était également un hommage à Jair Krischke, leader du Mouvement pour la justice et les droits de l’homme (MJDH), l’un des Brésiliens connaissant le mieux ce qu’a été l’Opération Condor, une action politico-militaire concertée des dictatures du Cône Sud [5] dans les années 1970 et 1980, lesquelles s’entraidaient pour persécuter, arrêter, tuer et faire disparaître leurs adversaires.
La séance a débuté avec la projection du documentaire « Imprescindível » [6], de Milton Cougo, qui cherche à présenter le travail de Krischke et du MJDH qui ont mis en place une voie sûre pour l’exil politique de plus de 2000 personnes persécutées par les dictatures de la région. « Au Brésil, on dit que je défends les criminels ; en Uruguay, je reçois des hommages », déplore Krischke dans un extrait du documentaire.

L’ancienne présidente de la Commission Vérité du Paraná, Ivete Maria Caribé da Rocha, a souligné le rôle de Krischke. « Jair a risqué sa vie à plusieurs reprises, en organisant le départ de plusieurs personnes qui avaient besoin d’échapper à la mort et à la persécution dans le Cône Sud », a-t-elle déclaré.

Krischke a été invité à lire le manifeste des travailleurs dans lequel ils demandent que les entreprises soient tenues responsables des violations des droits de l’homme.

« Depuis la dictature, les violences policières quotidiennes perdurent dans les banlieues. Et une atmosphère antidémocratique persiste dans notre société, notamment parmi les militaires, comme l’a démontré le 8 janvier 2023 [7]. En raison de l’absence d’enquêtes et de condamnations pour les crimes commis par les entreprises, une culture de l’impunité prévaut encore aujourd’hui dans la société : les cas les plus aberrants étant considérés comme « normaux » et banalisés. Si des progrès démocratiques ont été réalisés après l’Assemblée Constituante [8], ceux-ci n’ont pas atteint les usines, les champs ni les lieux de travail en général », affirme le manifeste.

Mémoire et vérité

Le journaliste et avocat Dojival Vieira, fondateur du PT à Cubatão, se bat depuis 40 ans pour obtenir justice pour les victimes de l’incendie de Vila Socó [9], une communauté de personnes habitant des maisons sur pilotis située dans une mangrove qui a été pratiquement détruite par un incendie le 24 février 1984. L’incendie avait été provoqué par une fuite d’essence qui aurait commencé dans les pipelines de Petrobras qui reliaient la raffinerie de la ville au port de Santos. Bien que la mauvaise odeur ait été ressentie dès le matin et signalée aux autorités, ni Petrobras ni la mairie de la ville n’ont agi pour évacuer les habitants.

Selon les chiffres officiels, 93 personnes auraient péri dans l’incendie, mais des enquêtes indépendantes indiquent que le nombre total de victimes pourrait être de 508, des familles entières ayant disparu après la tragédie. Ce chiffre tient compte également des enfants qui ont arrêté de fréquenter l’école. « Cette association est un instrument de plus pour garantir que la mémoire et la vérité ne soient pas effacées, comme cela s’est produit il y a des années à Vila Socó », a-t-il déclaré.

Cet article fait partie du numéro spécial « Entreprises complices de la dictature militaire », qui révèle que des entreprises qui auraient participé, à un degré ou à un autre, au système répressif qui a persécuté, arrêté, torturé et assassiné des opposants sous le régime de la dictature militaire. La couverture complète du sujet est disponible sur le site Web du projet : https://apublica.org/especial/as-empresas-cumplices-da-ditadura-militar/

Voir en ligne : Article original en portugais

[1« Acte institutionnel numéro cinq », le cinquième d’une série de décrets promulgués par la dictature militaire au Brésil après le coup d’État de 1964

[2« Termo de Ajustamento de Conduta » : Accord signé le 23/09/2020 entre Volkswagen et le Ministère Public pour solder les actions reprochées à Volkswagen sous la dictature militaire, notamment d’avoir aidé et participé à la répression contre ses salariés

[3qui recueille les indemnisations pour la réparation des dommages causés à l’environnement, au consommateur, aux biens et aux droits de valeur artistique, esthétique, historique, touristique ou paysagère, en raison de violations de l’ordre économique et d’autres intérêts diffus et collectifs

[4Cadastro Nacional da Pessoa Jurídica, numéro d’enregistrement d’une entité juridique au Brésil

[5Argentine, Brésil, Chili, Uruguay et Paraguay

[6en français : « irremplaçable »

[78 janvier 2023 : tentative de putsch menée à Brasilia par des soutiens de l’ancien Président Jair Bolsonaro, contre le nouveau Président élu, Lula

[8Mise en œuvre en 1987-1988, cette Assemblée a donné le jour à la Constitution actuelle du Brésil, rétablissant une démocratie après la dictature militaire

[9à Cubatão, SP

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