Comment le malaise s’exprimera-t-il après la Coupe du Monde ? Interview exclusive avec Rodrigo Nunes

 | Par IHU - Instituto Humanitas Unisinos

« La Coupe du Monde est symbolique parce que, vendue comme quelque chose où ‘tout le monde est gagnant’, il s’agit en réalité d’un phénomène où certains ont tout perdu, pour que quelques-uns gagnent beaucoup, permettant à d’autres encore de gagner quelque chose ».

Traduction par Pascale VIGIER pour Autres Brésils
Relecture : Piera SIMON-CHAIX)

Durant la semaine du début de la Coupe du Monde au Brésil, après tant de manifestations qui scandaient Não vai ter copa - [La Coupe du Monde n’aura pas lieu], « peu de gens allaient jusqu’à croire qu’il serait possible d’empêcher la tenue de la compétition », estime Rodrigo Nunes dans une interview à IHU On-Line, accordée par e-mail. Avec autant d’argent investi dans le Mondial, insiste-t-il, il était difficile que l’événement « n’aboutisse pas, même s’il fallait – comme nous sommes en train de le constater – lancer les Forces Armées dans la rue ».

Cependant, le fait que la Coupe du Monde ait été ponctuée par d’innombrables protestations indique qu’une partie de la population était en train de dire : « ne comptez pas sur nous pour être des figurants heureux dans une fête que nous savons ne pas être la nôtre. Les gens ont refusé le rôle qui leur a été attribué dans cette histoire », dit le chercheur. Pour lui, le mouvement « La Coupe du Monde n’aura pas lieu » était démonstratif : le simple fait que le slogan soit repris par des milliers de personnes le rendait déjà réel. Pourquoi ? Parce que ce type d’événement est bâti sur l’idée d’une unité indivise : la Coupe du Monde est bonne pour tout le pays, c’est une grande opportunité pour le Brésil, ce sera une grande fête pour tous... Mais, bien sûr, la réalité n’est pas tout à fait ainsi. La Coupe du Monde est une bonne affaire pour un groupe très restreint : pour la FIFA – à laquelle, selon la loi, il est littéralement interdit de porter préjudice, conformément à la législation qu’elle impose aux pays siège de la Coupe du Monde [1], pour les sponsors, les entreprises de construction, etc. ».

Et il ajoute : « Pour les 250 000 personnes qui ont été ou continuent à être menacées d’expulsion, pour les parents et amis des travailleurs morts, pour les travailleurs vivants confrontés à des conditions de travail désastreuses, pour les habitants ou les vendeurs de rue touchés par les mesures d’hygiène des villes, elle a été catastrophique ».

Dans l’interview suivante, Nunes attire aussi l’attention sur les conséquences de la Coupe du Monde et signale que les dépenses excessives de l’argent public et la corruption autour de la Coupe du Monde ne sont pas quelque chose « d’exceptionnel dans le cas du Brésil. Il est nécessaire de comprendre qu’il ne s’agissait pas d’un modèle particulièrement mal appliqué ; le modèle est ainsi. La FIFA et le Comité Olympique International – COI sont deux entités privées, sans aucune accountability  [2], connues pour les dénonciations de corruption qui les entourent. Leur business est de vendre (littéralement, à en juger par l’histoire concernant le choix du Qatar comme siège de la Coupe du Monde), de vendre ce que nous pourrions nommer un « paquet pour état d’exception » à des pays intéressés par l’appât des investissements ».

Ce qui est propre au pays, souligne [Nunes], «  c’est une série de revendications sociales réprimées : la répartition du capital, le problème du logement, l’exclusion de la jeunesse noire et pauvre, la mauvaise qualité des services publics, l’imperméabilité du système politique. Bien que des avancées importantes dans certains de ces domaines aient été effectuées au cours des dix dernières années, tout cela surgit au moment de la Coupe du Monde. En ce sens, elle n’est qu’un point de focalisation temporaire pour un malaise social beaucoup plus étendu, profond et (de plus) ancien, et en réalité la grande question est de savoir comment ce malaise s’exprimera une fois passée la Coupe du Monde. Il semble clair qu’il ne disparaîtra pas de sitôt, mais la manière dont s’arrangeront entre elles les diverses forces, quelles formes d’organisation et quelles relations elles établiront avec les institutions n’est pas évidente ».

Rodrigo Guimarães Nunes est docteur en Philosophie du Goldsmiths College, Université de Londres et professeur à l’Université Pontificale Catholique de Rio de Janeiro – PUC Rio. Il est collaborateur de diverses publications nationales et internationales, telles que Radical Philosophy, Mute, Le Monde Diplomatique, Serrote, The Guardian et Al Jazeera. En tant qu’organisateur et éducateur populaire, il a participé à différentes initiatives activistes, comme les premières éditions du Forum Social Mondial et la campagne Justice for Cleaners, à Londres.

En outre, il a été membre du collectif éditorial de Turbulence, une revue qui a influencé les mouvements sociaux d’Europe et d’Amérique du Nord au cours de la seconde moitié des dix dernières années. Il est l’auteur du livre The Organisation of the Organisationless : Organisation After Networks [3].

Nunes a publié récemment un article dans le numéro spécial de la revue Les Temps Modernes fondée par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, consacré aux manifestations au Brésil. Le dossier rassemble des analyses des chercheurs tels que Marcos Nobre, Idelber Avelar, Vladimir Safatle et Jessé Souza.
Voyez ci-dessous l’interview.

IHU ONLINE – Comment interprétez-vous les manifestations « La Coupe n’aura pas lieu » qui se produisent sur les réseaux sociaux et dans la rue avant la Coupe du Monde au Brésil, alors que c’est le pays du football ? Y a-t-il quelque chose d’étrange dans cette coïncidence ?

RODRIGO NUNES – Pour moi, à partir du moment où le mouvement« La Coupe n’aura pas lieu » est né, il a été clair qu’il pouvait être lu de deux façons. La première était conditionnelle : s’il n’y a pas de signaux clairs en réponse aux demandes qui surviennent (transports publics, services publics en général, expulsions provoquées par la Coupe du Monde, manquement aux promesses du « legs » [ce que la Coupe laisserait en héritage pour le pays], la violence policière lors des manifestations et dans les favelas...), l’insatisfaction et la mobilisation ne fera qu’augmenter.

Et si elles augmentent, tout peut arriver. Les gens avaient (re)trouvé confiance en leur pouvoir collectif, en leur capacité à interrompre le fonctionnement si habituel d’un système politique aussi peu transparent que le nôtre ; ils étaient conscients que cette capacité de mobilisation subitement (re)découverte effraierait la classe politique. Dans ce contexte, « La Coupe n’aura pas lieu » était une menace : vous allez nous écouter, sinon...

D’un autre côté, je pense que peu de gens allaient jusqu’à croire véritablement qu’il serait possible d’empêcher la réalisation de la compétition. Il était très difficile, avec tant d’argent investi, avec tant d’intérêts impliqués, que l’événement n’aboutisse pas, même s’il fallait – comme nous le constatons – lancer les Forces Armées dans la rue.

Unité indivise
Mais peu importe, parce que l’autre signification du mouvement« La Coupe n’aura pas lieu » relevait de la performance : le simple fait que le slogan soit repris par des milliers de personnes le rendait déjà réel. Pourquoi ? Parce que ce type d’événement est construit sur l’idée d’une unité indivise : la Coupe est bonne pour le pays, c’est une grande opportunité pour le Brésil, ce sera une grande fête pour tous... Mais, bien sûr, la réalité n’est pas tout à fait ainsi. La Coupe du Monde est une bonne affaire pour un groupe très restreint : la FIFA – à laquelle, selon la loi, il est littéralement interdit de porter préjudice, conformément à la législation qu’elle impose aux pays-siège - , les sponsors, les entreprises de construction, etc. pour les 250 000 personnes qui ont été ou continuent à être menacées d’expulsion, pour les parents et amis des travailleurs morts, pour les travailleurs vivants confrontés à des conditions de travail épouvantables, pour les habitants ou les vendeurs de rue touchés par les opérations d’hygiène des villes, elle a été catastrophique. Et pour la majorité de la population, elle a représenté le gaspillage d’énormes quantités d’argent public pour construire des structures privées ou qui seront privatisées, ou qui deviendront immédiatement obsolètes – alors que presque rien ne s’est réalisé du « legs » promis.

Ce qui s’est passé depuis juin dernier, c’est que les gens se sont rendu compte à quel point cette « grande opportunité » était mal répartie, à quel point cette unité à laquelle la Coupe du Monde était supposée se destiner était un rideau de fumée cachant un processus extrême de privatisations des bénéfices et de socialisation des dommages. Dire « « La Coupe n’aura pas lieu », alors, signifiait dire : ne comptez pas sur nous pour être des figurants heureux dans une fête que nous savons ne pas être la nôtre. Les gens ont refusé le rôle qui leur avait été attribué dans cette histoire.

Et c’est sans retour : comme le montrent les recherches, le consensus autour de la Coupe et des Jeux Olympiques et, par conséquent, la prétendue unité à laquelle ils se réfèrent, est terminée. En ce sens, il n’y a déjà pas eu de Coupe du Monde.

IHU ONLINE – Pourquoi les manifestations n’ont- elles commencé qu’entre deux et un an avant la Coupe du Monde ? À l’époque où Lula a annoncé le Mondial, le pays a vibré. Espérait-on un autre modèle de gestion relatif aux investissements ? Ou bien les manifestations de juin ont- elles aussi rendues possibles de nouvelles critiques de la Coupe ?

RODRIGO NUNES – L’argument du « pourquoi n’a-t-on pas protesté avant ? » serait comique s’il n’avait pas été utilisé par tant de personnes ayant un historique de mobilisation politique. Autrement dit, si elles avaient expliqué à la population la vérité sur ce qui arriverait, il serait difficile de justifier ne serait-ce que la candidature du Brésil à être pays-siège !

Les gens protestent « tard » parce que l’information dont ils ont besoin pour se faire une opinion est « administrée » de façon à ce qu’ils ne s’aperçoivent qu’ensuite des répercutions de « faits accomplis » sur leurs vies. Si idéalement être bien informé était un pré-requis pour pouvoir s’exprimer politiquement, nous serions perdus – parce qu’une des choses pour lesquelles les gens ont toujours lutté est justement le droit à ce qu’il n’y ait pas de décisions prises en leur nom ou à leur insu, sans que les conditions ne soient pleinement remplies pour prendre position sur elles.

Ce qui s’est passé entre l’annonce du choix du pays-siège et maintenant, ce fut justement que les gens ont été informés – dans la pratique. Mais ici il faut se défaire d’une idée reçue. Les mega-événements ne sont pas quelque chose de « bien » qui au Brésil « a mal tourné ». Il est certain qu’il y a eu de la corruption et de l’incompétence administrative au niveau municipal, au niveau des états et au niveau fédéral ; peut-être plus que dans certains endroits, peut-être moins que dans d’autres. Mais il n’y a rien de très exceptionnel dans le cas du Brésil. Il faut comprendre qu’il ne s’agissait pas d’un modèle particulièrement mal appliqué ; le modèle est ainsi. La FIFA et le Comité Olympique International – COI sont deux organismes privés, sans aucune accountability, connus pour les dénonciations de corruption qui les entourent. Leur business est de vendre (littéralement, à en juger à travers l’histoire du choix du Qatar comme siège de la Coupe), de vendre ce que nous pourrions nommer un« paquet pour état d’exception » à des pays intéressés par l’appât des investissements. Ceci offre à ces pays les conditions idéales – le consensus autour de l’unité nationale, l’excuse de l’intérêt public, « l’urgence » à terminer les ouvrages « en retard », la législation déjà prête – pour une tournée d’accumulation capitaliste violente. Ou autrement dit : pour un processus brutal, mais parfaitement légal, de privatisation des bénéfices et de socialisation des coûts.

Naomi Klein parle de « stratégie du choc » [4] en référence à la manière dont le capitalisme néolibéral prend des situations extrêmes telles que guerres et désastres naturels pour « des opportunités d’affaires » ; le modèle des méga-événements consiste en la création d’une situation extrême. Que ce soit si amplement accepté comme « opportunité de développement » donne la mesure de la pénurie d’imagination politique et économique dans laquelle nous vivons depuis l’ascension du néolibéralisme. Que ceci commence à être plus amplement mis en question est, sans doute, le grand « legs » de juin 2013 au monde.

IHU ONLINE – Beaucoup de gens voient le problème comme spécifique au Brésil ?

RODRIGO NUNES – Il existe une tentative, de la part du gouvernement, de coller sur le mouvement « La Coupe n’aura pas lieu » le défaut du « complexe du chien-battu ». Cette composante, le fait de penser que rien de ce que nous faisons ne peut aboutir, qu’un certain atavisme compromet tous nos efforts, est sans aucun doute un facteur pour une certaine classe moyenne de profil dépolitisé ou carrément conservateur.

Il s’agit de l’horreur de « ce Brésil attardé », où « l’ attardé » est toujours les autres – en dernière analyse, les pauvres, qui existent en soi, miraculeusement séparés des conditions sociales qui les maintiennent et reproduisent leur pauvreté, et qui les impliquent tous excessivement.

Mais il est tout à fait clair que ce n’est pas de cela que parlent les mouvements descendus dans la rue. Au contraire, ils ont parlé exactement de la façon dont cette reproduction de l’inégalité sociale continue à fonctionner, et de la façon dont quelque chose comme la Coupe du Monde sert à la renforcer. Il est étonnant, par ailleurs, que les deux seuls acteurs qui persistent à confondre ces deux discours (l’un clairement de gauche, l’autre du centre ou de droite), soient les média corporatifs et le gouvernement.

Je n’ai pas vu de recherche en ce sens, mais j’ai la certitude que, contrairement à ce qu’on essaie de suggérer, le contre/pour la Coupe du Monde et le contre/pour le gouvernement sont deux divisions loin d’être équivalentes. Le groupe de supporters qui a hué la présidente lors du match d’ouverture, un public de la classe supérieure « modèle FIFA », est historiquement anti-petiste, mais vibre avec la Coupe du Monde. Et pourquoi ne le ferait- il pas ? C’est un événement pour eux. Déjà dans la base historique du PT il y a beaucoup de gens contre l’événement. Malheureusement, la manière dont les questions politiques sont réduites à des polarisations partisanes étouffe cela.

Télécharger l’intégralité de l’entretien sur le document PDF ci-dessous :

Voir en ligne : Como o mal-estar se exprimirá depois da Copa ? Entrevista especial com Rodrigo Nunes

[1Loi Générale de la Coupe imposée par la FIFA pour préserver ses intérêts. Des tribunaux d’exception pour juger ceux qui contrevenaient à cette loi ont même été créés, modifiant la constitution brésilienne selon laquelle la justice doit être la même pour tous.

[2En anglais dans le texte, terme pouvant être rendu par la notion de « transparence ».

[3L’Organisation de l’absence d’organisation : Organisation après les réseaux sociaux. Non traduit.

[4Naomi Klein, journaliste canadienne militante altermondialiste, fait un parallèle entre les chocs infligés par la torture qui amènent les victimes à une régression totale et les chocs sociaux, économiques, politiques, qui permettent la mise en œuvre de réformes néolibérales majeures.

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