Comment l’éducation brésilienne a commencé à changer

 | Par Tathyana Gouvêa

Tathyana Gouvêa est pédagogue, administratrice, maître en éducation à l’Université Pontificale Catholique de São Paulo. Elle effectue son doctorat en éducation à l’Université de São Paulo. Elle a géré des projets sociaux et a été professeure. Elle touche actuellement la bourse de la CAPES pour se dédier à la compréhension de nouvelles méthodes pédagogiques.

Source : Outras Palavaras - 23/06/2014
Traduction pour Autres Brésils : Raphaëlle LOERH (Relecture : Sifa LONGOMBA)

Juin 2013. Des hommes et des femmes de tous âges, classes sociales et ethnies dans les rues du Brésil. Du Nord au Sud, des mégalopoles aux petites villes de l’intérieur du pays, les manifestations populaires ont gagné les rues et les médias brésiliens. Parmi les nombreuses revendications se trouvait l’amélioration de l’éducation. Afin de comprendre une telle clameur des rues, il faut comprendre que le Brésil, pendant plusieurs siècles, a eu un système éducatif accessible à peu. Ce n’est qu’avec le Manifeste des Pionniers de 1932 que l’éducation laïque, publique, gratuite, obligatoire et unique est entrée dans le programme des politiques publiques.

Atelier du Projet Autonomie, initiative de l’UnB (Université), à Brasília. Lancée en 2012, son objectif est d’examiner et de réfléchir sur des méthodes pédagogiques innovantes.

Tout au long du 20ème siècle, la lutte fut d’assurer l’éducation de tous (une nation qui comptait déjà à l’époque plus de 100 millions d’individus). Jusque dans les années 70, les difficultés étaient grandes. Bien que l’objectif d’inscrire tous les élèves en première année ait été atteint, l’abandon et l’échec étaient très élevés, puisqu’ à peine 40% des élèves restaient inscrits l’année suivante. Le système s’est peu à peu adapté pour que les élèves restent à l’école : des cycles, la progression automatique et de nombreuses autres stratégies furent créés pour consolider l’école comme étant la principale et unique institution officielle de transmission des connaissances socialement valorisées, demande notamment introduite par des organismes internationaux. À la fin du 20ème siècle, le pays était parvenu à faire en sorte que 98% des enfants âgés de 7 à 14 ans – chiffre atteint en 2006 - entrent et restent à l’école.

Pacte entre les éducateurs et les élèves , au cours de l’une des initiatives du Projet Autonomie, de l’UnB. Quelques exemples : « Ne pas se disputer avec ses camarades de classe », « Ne pas insulter ses camarades », « Ne pas voler les affaires des autres », « Aider ses camarades », etc.

Cependant, ce résultat fut atteint grâce à l’augmentation du nombre d’écoles et de professionnels de l’éducation sans valoriser la culture locale, la formation des professionnels, les conditions de travail adéquates, etc. La conséquence en est un enseignement de masse, basé sur du soutien scolaire et des examens (internes et externes). C’est face à cette situation qu’ont surgit les manifestations de 2013, dont la clameur était « améliorer la qualité » sans proposer de solution à cette demande, sans spécifier ce que la population entendait par qualité. Si d’un côté la revendication est générique dans les rues, les nombreuses personnes qui œuvrent déjà pour une meilleure éducation aux quatre coins du pays sont apparues à ce moment-là comme des facilitateurs, esquissant de possibles réponses. Bien qu’ils soulignent ou non dans leurs paroles et actions la corrélation avec les manifestations (notamment parce que la grande majorité d’entre eux développait déjà ses projets avant cela), le fait est que l’on peut noter dans le pays un nouveau discours qui se forme en opposition à l’école conventionnelle.

Les projets qui existaient déjà sont aujourd’hui plus forts et attirent un plus grand intérêt. De nouveaux projets sont créés et quelques réseaux commencent à se former et à gagner du terrain (comme le Réseau National de l’Éducation Démocratique), culminant, par exemple, en un nouveau manifeste, intitulé « III Manifeste pour l’Éducation » (faisant ainsi référence aux manifestes de 1932 et 1959, tous deux suivis et « étouffés » par les coups d’État). Contrairement aux autres manifestes, celui-ci a été rédigé par des éducateurs et conteste la structure même de l’école.

Ses propositions vont de la communauté d’apprentissage et de l’éducation intégrale à temps complet à l’autorisation de l’instruction à domicile. Ce document a recueilli des signatures via internet et reste ouvert à de nouvelles contributions et au débat. Il a été remis au Ministère de l’Éducation lors de la première Conane (Conférence Nationale d’Alternatives pour une Nouvelle Éducation) qui a eu lieu en novembre 2013, à Brasília.

La Conane représente un pas dans le mouvement qui prend de l’ampleur au Brésil en attirant diverses initiatives sur tout le territoire national, en offrant une plus grande visibilité à chacune d’elles et en favorisant aussi l’échange d’expériences et la création d’un réseau. L’événement est le résultat collectif d’une série d’initiatives qui valent la peine d’être décrites pour illustrer les réseaux qui se forment et la manière dont ils agissent. Le professeur José Pacheco, de l’école du Pont au Portugal, a déménagé au Brésil et a commencé à travailler avec des écoles et projets brésiliens (en 2013, il a effectué environ trois cents voyages pour rendre visite aux plus de cent projets qu’il suit dans le pays). Inspiré par ce dernier, un groupe d’éducateurs a créé en 2008 le réseau « Romantiques Conspirateurs ». Ce réseau se mobilise principalement sur internet, échangeant informations et contenu, mais il organise aussi des rencontres physiques, visant à dépasser le paradigme éducatif actuel. En 2012, ils ont organisé la 3ème Rencontre Nationale du Réseau Romantiques Conspirateurs.

Quant au Collectif Gaia Brasília, formé en 2012 et lié aux pratiques durables, et au Projet Autonomie, créé en 2010 à l’Université de Brasília (UnB) pour étudier et réfléchir sur les pratiques éducatives innovantes, ils ont commencé à s’organiser pour préparer un événement à Brasília qui donnerait suite aux activités du Manifeste. En 2013 encore, arrivent quatre européens au Brésil, motivés par les nouvelles concernant les manifestations, réunis autour d’un projet nommé « EduOnTour ». Ce collectif avait pour ambition de faire le tour du pays répertoriant diverses initiatives, articulant et mobilisant le réseau. Ces jeunes ont rassemblé tous ces intérêts et ont proposé le Conane. En plus de l’événement, l’initiative a alimenté la carte du Brésil sur Reevo et produira encore un documentaire. L’idée d’une étude des pratiques a également été développée par le collectif Educ-Action dans le livre « le Tour du Monde en 13 écoles » et dans « Caindo no Brasil », qui sortira bientôt un livre et une cartographie. À propos des cartographies, il est important de noter que c’est la sociologue brésilienne Helena Singer qui, en 1995, a réalisé l’étude pionnière au monde en réalisant l’inventaire des pratiques éducatives démocratiques sur les cinq continents.

Au-delà des innombrables collectifs qui se créent, favorisant un nouveau regard sur l’éducation, les fondations ont aussi eu un rôle important au sein du mouvement. Elles rendent possibles certaines initiatives et organisent diverses rencontres pour penser le futur de l’éducation. De manière générale, elles agissent d’un point de vue technologique, cherchant à attirer des entreprises de software, notamment des start-up, et des entreprises éducatives, dans le but d’apporter de l’innovation au domaine, en repensant ainsi l’organisation scolaire.

On peut remarquer que le mouvement qui consiste à repenser le modèle scolaire actuel gagne aussi du terrain dans le pays en raison des contenus qui commencent à être diffusés par les médias. La chaîne Globo et le groupe April ont diffusé des reportages, documentaires, interviews, etc, dans lesquels les écoles non-conventionnelles sont présentées au grand public. A moindre échelle mais bénéficiant d’une communication plus efficace et profonde, il existe une série de films qui proposent un nouveau regard sur l’éducation et l’école, comme le documentaire argentin qui a eu une grande répercussion au Brésil « Éducation Interdite » (2012), ou encore « Sementes do nosso quintal » (2012) et « Quando Sinto que Ja Sei », qui sortira cette année. Ces films et d’autres qui traitent de cette thématique, en mettant l’accent sur l’enfance, ont été présentés à la Ciranda de Filmes [1] en 2014, stimulant le regard de nombreux paulistas [habitants de São Paulo] sur une éducation nouvelle et possible.

Les pratiques alternatives à l’école conventionnelle ont toujours existé dans le pays et dans le monde, quelques-unes ont été étouffées par des mouvements dictatoriaux, comme les Collèges Vocationnels des années 60 à São Paulo. D’autres se maintiennent et deviennent de plus en plus structurées et d’intérêt public, et ce depuis le début de leurs activités, comme les écoles Waldorf. La différence que nous mettons en évidence à présent est la convergence des discours pour parvenir à aller au-delà de l’école conventionnelle. Éducateurs, journalistes, entrepreneurs et gouvernement reconnaissent, pour diverses raisons, l’échec du système d’enseignement brésilien et du modèle scolaire actuel et collaborent afin d’établir quelque chose de nouveau qui est encore un peu incertain. L’intérêt de l’enfant, dans le respect de son rythme et de ses centres d’intérêts, dans une école qui dialogue plus avec la communauté, avec des contenus directement liés à la réalité des enfants et des jeunes, avec un espace flexible, ouvert et dynamique, semble être une tendance.

Cependant, sur certains points importants, ce débat n’est pas encore parvenu, probablement parce qu’il s’agit de thèmes divergents, à un mouvement dont la structure est encore en formation. Quelques-unes de ces questions seraient : le rôle du professeur, le programme d’études, les formes d’évaluation, l’encouragement de projets à caractère personnel, le transfert de fonds publics, la coexistence de modèles face à un réseau public structuré, basé sur le vestibular [2] et sur des évaluations externes, entre autres. Quoiqu’il en soit, l’avancée que le mouvement a eue en moins d’un an de manifestations au Brésil est notable. Que les débats se poursuivent et que les possibilités fleurissent !

Cet article est basé sur la thèse de doctorat sur laquelle je travaille depuis 2012 et qui s’achèvera en 2016 à la Faculté d’Éducation de l’USP. L’objectif de cette étude est d’analyser le mouvement de réforme éducative qui a eu lieu au Brésil. Si vous avez des commentaires, des critiques ou des suggestions qui peuvent contribuer à cette étude, écrivez-moi s’il vous plaît ! (tathyana.gouvea@gmail.com)

Notes de la traduction :
[1] Festival de cinéma autour de l’éducation et de l’enfance au Brésil.
[2] Examen équivalent du baccalauréat,français.

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