« Ce qui est le plus difficile à accepter, c’est la responsabilité du pouvoir judiciaire dans le coup d’État »

 | Par Miguel Martins

Interview de Boaventura Santos par Miguel Martins
Pour Carta Capital - Le 02 novembre 2016
Traduction :Anne-Laure Bonvalot pour AutresBrésils
Relecture : Roger Guilloux

« Le pouvoir judiciaire se doit d’apporter une réponse à la société brésilienne », affirme Boaventura Santos.

Boaventura de Sousa Santos
par Gustavo Lopes Pereira
Gustavo Lopes Pereira

Une fois les liens coloniaux défaits, la proximité entre le Brésil et le Portugal s’étend bien au-delà des vieilles routes maritimes de l’Atlantique. Dans les anciennes colonies et les anciennes métropoles, les trajectoires républicaines se négocient sous des tempêtes chargées d’enseignements valables de part et d’autre de l’océan.
La vague néolibérale qui atteint aujourd’hui le Brésil par le biais du gouvernement de Michel Temer s’est abattue en 2011 comme un tsunami sur les terres lusitaniennes.
Passos Coelho, alors Premier ministre, a tenté d’approfondir les politiques d’ajustement structurel exigées par le Fonds Monétaire International, la Banque Centrale Européenne et la Commission Européenne, mais la déferlante des régressions a faibli face à la résistance unifiée du camp progressiste au Portugal.

Se fondant sur cette analyse, le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos attend un comportement comparable de la part des gauches brésiliennes, afin de réagir à ce qu’il qualifie de « coup d’État constitutionnel-judiciaire » et aux régressions défendues par l’actuel gouvernement. De passage au Brésil à l’occasion de la sortie de son livre La difficile démocratie, publié aux éditions Boitempo, le sociologue se montre attentif aux mouvements du gouvernement Temer. Dans un entretien accordé à la revue CartaCapital, il propose une radiographie de la crise politique brésilienne, qualifie le gel des investissements publics pour une durée de vingt ans de « scandale constitutionnel et politique » et fait part de son indignation face au manque d’impartialité de la Justice. « Ce qui est le plus difficile à accepter, c’est la participation agressive du pouvoir judiciaire dans la conduite du coup d’État ».

CartaCapital : Vous analysez, au début de La difficile démocratie, la période qui va de 2011 à 2013, une période marquée par les mouvements Occupy aux États-Unis, par les Indignados dans le Sud de l’Europe, par le Printemps Arabe en Tunisie et en Égypte et par les mouvements de contestation de juin 2013 au Brésil. Trois ans après, vous constatez un désenchantement des gauches. À quoi l’attribuez-vous ? 

Boaventura de Sousa Santos : Les situations ont été très diverses, toutes n’ont pas permis d’établir une distinction nette entre la gauche et la droite et, à chaque fois, des facteurs spécifiques ont influencé les résultats. Il nous faut distinguer entre les pays qui avaient une démocratie un minimum crédible et ceux qui n’en avaient pas. Dans ces derniers, le combat mené était un combat pour la démocratie. Seule en Tunisie, il a connu un certain succès. Dans les autres pays, le combat visait une démocratie réelle, c’est-à-dire une plus grande redistribution de la richesse et la fin de la corruption du pouvoir politique.

Malgré la radicalité des discours, les objectifs politiques, lorsqu’il y en avait, n’allaient pas au-delà d’une réforme du pouvoir politique et du renforcement de la social-démocratie. En Espagne, il y a eu un certain renouveau politique via l’émergence d’un nouveau parti, Podemos, et de nombreuses associations politiques autonomes qui organisent aujourd’hui la vie politique au niveau local. Au Brésil, l’ambiguïté politique des mouvements de contestation n’était détectable, au début, que sur Twitter. Le gouvernement n’a pas été capable de voir cette ambiguïté ni d’appuyer les requêtes et les forces de gauche.

CC : L’essor du conservatisme explique-t-il ce désenchantement ?

BS :Au cours des trente dernières années, la plupart des mouvements de poussée démocratique ont eu lieu dans des périodes de renforcement du néolibéralisme – la version la plus antisociale du capitalisme. C’est ce qui s’est passé lors des transitions de la dictature à la démocratie des années quatre-vingt et lors des mouvements de contestation de 2011, après que la crise financière de 2008 eut renforcé le pouvoir global du capital financier qui l’avait provoquée et « résolue » en sa faveur. Alors que le combat pour la démocratie profitait aux forces de gauche, la pénétration de l’orthodoxie néolibérale favorisait celles de droite. Avec le temps, la droite, non sans imagination, a su capter la pulsion démocratique en sa faveur, usant pour ce faire de nombreux stratagèmes. Au Brésil, par exemple, elle a séduit la gauche treize ans durant pour lui soutirer de gros avantages dans une période de croissance et de gouvernements progressistes sur le continent. Quand elle l’a jugé opportun, elle lui a asséné le coup d’État constitutionnel-judiciaire qui, s’il ne l’a pas tuée, l’a profondément atteinte. 

CC : Dans l’introduction de La difficile démocratie, vous affirmez que les pays d’Amérique latine et du Sud de l’Europe se caractérisent tendanciellement par une grande instabilité politique. Le Brésil a confirmé cette thèse, à l’occasion du coup d’État traumatique à l’encontre de Dilma Rousseff. Quelle est votre analyse du processus ?

BS : Il y a eu une interruption de la démocratie, sur le modèle de ce qui s’est passé au Honduras et au Paraguay et, comme dans ces deux derniers cas, elle fut menée à bien avec l’approbation active des États-Unis. On est brusquement passé, sans aucun fondement constitutionnel, d’une démocratie à bas régime – puisqu’on connaissait bien les limites du pouvoir politique et du système électoral à refléter la volonté des majorités – à une démocratie à très bas régime : une plus grande distance entre le pouvoir politique et les citoyens, une plus grande agressivité de la part des groupes de pouvoir, une moindre protection sociale des classes les plus vulnérables, une confiance amoindrie dans l’intervention modératrice des tribunaux. 

Dans le cas du Brésil, ce qui est le plus difficile à accepter, c’est la participation agressive du pouvoir judiciaire dans la conduite du coup d’État. Il faut prendre en compte deux facteurs qui constituaient la grande occasion historique pour le pouvoir judiciaire de s’affirmer comme étant l’un des piliers les plus solides de la démocratie brésilienne. D’une part, c’est durant les gouvernements du Parti des Travailleurs (PT) que le pouvoir judiciaire et le système d’investigation criminelle ont reçu le plus grand soutien, non seulement au niveau financier, mais aussi sur le plan institutionnel. D’autre part, il était évident depuis le début que Dilma Rousseff n’avait commis aucun crime de responsabilité qui puisse justifier sa destitution. Les conditions étaient réunies pour entreprendre un combat radical contre la corruption sans perturber la normalité démocratique en renforçant, au contraire, la démocratie. Pourquoi une telle opportunité a pu être si grossièrement gaspillée ? Le pouvoir judiciaire se doit d’apporter une réponse à la société brésilienne.

CC : Que pensez-vous des premières mesures de Temer au pouvoir ?

BS : Elles ne sont absolument pas surprenantes. Elles se contentent d’appliquer le bréviaire néolibéral global dans un contexte de déclin international des prix des matières premières, des ressources naturelles : créer de nouvelles opportunités d’accumulation du capital via une nouvelle vague de privatisations sauvages comme au temps de Fernando Henrique Cardoso, réduire les dépenses publiques, en particulier celles concernant les politiques sociales, empêcher une quelconque réforme du système fiscal ou des taux d’intérêt, augmenter la répression quand la population reviendra de l’orgie anti-PT et commencera à comprendre, étourdie et choquée, ce qui s’est effectivement passé concernant le logement, la santé ou l’éducation.

Notons que cette logique d’austérité était déjà amorcée lors du second mandat de Dilma Rousseff. Mais il y a une différence qualitative. Avec le gouvernement du PT, cette logique se traduisait par certaines mesures d’urgence, et par la croyance erronée qu’elles permettraient à court terme le retour à la normalité d’un gouvernement un minimum inclusif sur le plan social. Avec le gouvernement Temer, de telles mesures – une liste immense – sont devenues la nouvelle normalité.

CC : Le mardi 25 octobre 2016, la Chambre des Députés a approuvé un amendement à la Constitution en vue de geler les dépenses publiques sur les vingt prochaines années, ce qui aura un profond impact sur des secteurs comme la santé, l’éducation et l’aide sociale. Comment qualifieriez-vous cette mesure ?

BS : La PEC 2411 [1] est un scandale constitutionnel et politique, le produit d’un fondamentalisme idéologique effréné, dépourvu de toute efficacité et seulement adopté au nom de deux objectifs hautement symboliques. Premièrement, montrer au peuple pauvre et appauvri l’impossibilité d’attendre quoi que ce soit de l’État, comme si personne ne pouvait rien lui promettre au-delà de ce que la droite est disposée à lui donner. Deuxièmement, souligner, dans un grand éclat de rire législatif, le mépris, le revanchisme et l’arrogance avec lesquels, du haut de sa victoire, la droite contemple la défaite de la gauche. La démesure de cette de cette disposition, qui n’a jamais été adoptée dans aucun pays au monde pour une période de vingt ans, doit être interprétée par la gauche comme un signe de faiblesse.

CC : Comment faire face à une telle régression ?

BS : Le cas portugais est intéressant dans ce contexte. Les Portugais ont été victimes entre 2011 et 2015 d’un fondamentalisme idéologique du même type. Le Premier ministre de l’époque, Passos Coelho, est allé jusqu’à dire qu’il fallait aller plus loin dans les politiques d’ajustement structurel que ne l’exigeait la troïka pro-austérité elle-même, composée du FMI, de la Banque Centrale Européenne et de la Commission Européenne. Le maximalisme conservateur a sonné l’alerte dans les partis de gauche, une alerte que l’on n’avait pas entendue depuis soixante-dix ans : l’arrogance de la droite menaçait de détruire tout ce qui, en termes d’inclusion sociale, avait été démocratiquement construit par le pays après la Révolution des Œillets du 25 avril 1974.

Le pays se trouvait dans une situation de fascisme social qui tôt ou tard pouvait mener au fascisme politique. Face à cela, il fallait oublier provisoirement toutes les différences idéologiques qui pouvaient empêcher une alliance des forces de gauche pour mettre un terme au cauchemar réactionnaire. C’est ainsi que s’est construite une alliance de gouvernement entre le Parti Socialiste, la coalition CDU (Communistes et Verts) et le Bloc de Gauche. Cet exemple peut aider les forces de gauche au Brésil – lequel, contrairement au Portugal, compte un fort mouvement populaire frontiste – à oublier les différences et à s’organiser ensemble en cherchant à appliquer la sagesse populaire : dans des moments comme celui-ci, il faut sauver les meubles.

Manifestation contre la PEC 241
Photo : Roberto Parizotti / CUT
Photo : Roberto Parizotti / CUT

CC : Les secteurs qui sont les plus menacés au Brésil sont la santé, l’éducation et l’aide sociale, qui forment notre État-Providence tel que le prévoit la Constitution de 1988. Pourquoi le fait de préserver l’État-Providence est-il devenu une tâche si ardue ?

BS : L’État-Providence consiste en l’ensemble des politiques sociales au travers desquelles il a été possible de rendre compatibles la pulsion de concentration de la richesse propre au capitalisme et la pulsion d’inclusion sociale minimale, le contrat social, caractéristique de la démocratie représentative libérale. Une telle compatibilisation a permis une série d’interactions non-mercantiles entre les citoyens, parmi lesquelles on trouve le SUS [Système Unique de Santé], l’éducation publique ou les retraites, pensées selon un système de répartition intergénérationnelle. Tout ceci a été rendu possible grâce à une fiscalité élevée. Après 1945, certains pays ont imposé très fortement les revenus les plus élevés.

À partir des années 1980, et face à une crise de l’accumulation née du premier choc pétrolier, le néolibéralisme a commencé à faire la guerre à l’État-Providence, et ce sur deux fronts. D’une part, la guerre contre les politiques sociales et les services publics dans des domaines comme la santé, l’éducation et les retraites, dans lesquels la privatisation a pu créer de nouveaux domaines d’investissement hautement rentables. D’autre part, la guerre contre la fiscalité élevée et surtout progressive. Face à la diminution des recettes, les États ont dû recourir à la dette publique, considérée – c’est un euphémisme – comme étant souveraine. Les États étaient souverains lorsqu’ils prélevaient l’impôt, mais pas lorsqu’ils avaient recours au crédit international. Dans ce dernier cas, ils se trouvaient dépendants du capital financier qui progressivement est devenu la force dominante du capital global. C’est ainsi qu’a surgi l’ajustement structurel ou la mort annoncée de l’État-Providence. Il y a encore peu de temps, le président de la Banque Centrale Européenne, Mario Draghi, un clone de Goldman Sachs, a déclaré que la social-démocratie avait vécu.

CC : Peut-on sauver la social-démocratie ?

BS : Il n’y a qu’une seule issue pour sauver l’État-Providence : la fin du néolibéralisme. En attendant, on peut mener des actions partielles, défensives, en marge du modèle dominant, mais qui précisément signifient beaucoup pour les couches sociales marginalisées, lesquelles sont en constante augmentation. Pour ce faire, il faut des alliances politiques innovantes, claires et risquées, de nouvelles formes de participation populaire autonome, de nouveaux militants et leaders des partis de gauche présents en permanence dans la rue, dans les quartiers pauvres des villes et dans les champs des paysans et des Indigènes dévastés par l’agro-industrie et par une industrie minière socialement criminelle. Tant que le néolibéralisme s’imposera, une volonté révolutionnaire sera nécessaire pour conquérir les espaces réformistes les plus modestes.

CC : Vous défendez une sorte de « division du travail de l’anticonformisme », au sein de laquelle il y aurait une articulation entre les trois stratégies de la gauche : tenter d’améliorer ce qui existe, tenter de rompre avec ce qui existe et tenter de ne pas dépendre de ce qui existe. Mais les gauches ne montrent-elles pas de la difficulté à se trouver des points communs en vue d’une unité plus solide ?

BS : Historiquement, les gauches se sont divisées suite à l’émergence du monde soviétique. Elles se sont organisées selon cette division durant plus de soixante ans et elles ne se sont pas encore remises de la fin de ce monde. Les divisions existantes sont en bonne part le produit d’une inertie historique. De nouvelles divisions seront nécessaires ou inévitables, mais c’est surtout une nouvelle forme d’affirmer, de construire et de consolider les divisions qui sera nécessaire, une forme qui permette une lecture dynamique du monde et de la société concrète, qui sache percevoir les signes avant-coureurs du danger avant que celui-ci ne devienne réellement destructeur, qui ne s’inquiète pas des avant-gardes et qui soigne son arrière-garde, qui soit tout aussi inter-politique et interculturelle que ne le sont le monde et la société, qui considère que, tant que le capitalisme s’imposera, on ne pourra en finir ni avec le colonialisme, ni avec la violence faite aux femmes – ceux-ci ne faisant que se métamorphoser.

CC : Au Brésil, l’analyse selon laquelle les gouvernements du PT ont abandonné la formation politique et culturelle des classes les plus basses et se sont excessivement focalisés sur la question matérielle est courante. En ces temps de crise économique, ceux dont la condition s’est améliorée ces dernières années ont tourné le dos au parti. Pourquoi la population la plus pauvre semble-t-elle rejeter le discours de gauche au Brésil ?

BS : Cette analyse mérite une profonde réflexion, car de telles politiques seront encore nécessaires à l’avenir, mais elles devront être envisagées différemment. Le PT a effectué une extraordinaire redistribution de la richesse, paradoxalement sans que la société brésilienne n’ait pour autant cessé d’être l’une des plus inégalitaires au monde. Pour éviter le clientélisme d’État, il a livré aux mains du secteur bancaire des millions de citoyens que l’on a abreuvés d’assurances vie, de plans d’épargne, de consommation à crédit – dont ces fameux voyages en avion pour ceux qui étaient auparavant démunis. L’énorme effort de socialisation des Brésiliens a été fait en promouvant des subjectivités individualistes et antisociales. La théologie de la prospérité et le remplacement progressif de l’idée de justice sociale par celle de la réussite individuelle ont beaucoup contribué à ce mouvement. La population brésilienne ne rejette pas le discours de gauche. Au contraire, elle n’a que trop bien appris ce que le discours et les pratiques de gauche lui ont dicté.

CC : Durant les élections municipales brésiliennes du 2 octobre dernier, on a assisté à une ascension des grands noms du conservatisme. São Paulo a élu João Doria, du PSDB, un chef d’entreprise au discours pro-privatisation, qui a cherché à diaboliser la classe politique traditionnelle et s’est vanté d’être un self-made man, à l’image de ce qui se passe avec Donald Trump aux États-Unis. Le vote Doria dans les régions périphériques de São Paulo a été très au-delà des attentes. Est-ce parce que les plus pauvres sont séduits par le discours de la méritocratie ?

BS : Dans la logique de l’idéologie néolibérale dominante, la politique, en tant que choix entre des options idéologiques différentes, tend à disparaître. Comme il n’y a pas d’alternative, les gouvernants n’ont pas besoin du consensus des citoyens, leur résignation leur suffit. La démocratie à très bas régime consiste en la conversion des différences idéologiques en différences de n’importe quel type, tant que celles-ci peuvent garantir le spectacle de l’alternance. Surgissent ainsi de nouvelles polarisations qui s’affirment comme étant les deux faces du système néolibéral : la face du système et la face de l’antisystème.

Cela a deux conséquences. La première est que, s’agissant des deux faces du même système, ceux qui s’affirment en tant qu’antisystème sont ceux qui en bénéficient le plus. C’est pourquoi les millionnaires qui ont été élus dans les grandes villes brésiliennes n’ont pas eu de difficultés à se présenter en tant qu’antisystème – au sens de ceux qui ne sont pas des professionnels de la politique parce qu’ils ont eu assez d’argent pour imposer leurs vues aux professionnels de la politique. La seconde conséquence est que, comme la politique des partis se dégrade peu à peu – et avec elle, la formation politique qu’elle supposait –, les qualifications requises pour être dirigeant politique ne sont plus nécessaires.

CC : Le culte de la célébrité touche-t-il désormais la politique ?

BS : La notoriété publique, dans n’importe quel domaine – que ce soit le spectacle, le football ou le cinéma –, peut faire office de qualification suffisante. Il n’est ainsi pas surprenant que le président du Guatemala, Jimmy Morales, soit un ancien acteur de la télévision, que Beppe Grillo, le clown italien, soit à la tête d’un parti très dynamique (Cinco Stelle), ou qu’un homme d’affaires venant du show business comme Trump soit arrivé là où il est.

« La difficile démocratie » de Boaventure de Sousa Santos

CC : Nous nous sommes récemment entretenus avec Slavoj Zizek, qui a affirmé que la gauche avait besoin de redécouvrir « la force de l’État ». David Harvey, pour sa part, défend un humanisme révolutionnaire, dans lequel les différentes tendances de gauche réorganiseraient le travail de manière associative pour construire une économie alternative au capitalisme. Quelle est votre proposition quant à l’avenir de la gauche ?

BS : La gauche du futur doit s’appliquer à elle-même la devise « démocratie infinie ». Si nous ne voulons pas appeler cela du socialisme, cela ne me pose pas de problème. Démocratie, pas seulement au niveau du pouvoir politique, mais aussi dans les entreprises, dans l’espace public, dans les églises, dans les écoles et les universités, dans les familles, dans les transports et dans le rapport à la nature. Chacun de ces espaces requiert une forme spécifique de démocratie, puisque les formes les plus connues, la représentative et la participative, sont seulement une petite partie du menu démocratique.

Il n’y aura pas de démocratie à haut régime tant que resteront en vigueur les trois formes modernes de la domination : capitalisme, colonialisme et patriarcat. Ces trois formes ont toujours partie liée. Un des problèmes de la gauche du passé a été, dans ses meilleurs moments, de se concentrer sur le combat anticapitaliste et de considérer comme étant secondaire ou négligeable le combat contre le colonialisme et le patriarcat. D’ailleurs, elle a accepté de manière acritique l’idée selon laquelle le colonialisme prend fin avec le colonialisme d’occupation territoriale étrangère, et n’a pas vu qu’il s’était maintenu jusqu’à aujourd’hui sous d’autres formes, comme le racisme, la xénophobie, le colonialisme territorial interne, l’expulsion et le massacre des Indigènes. La gauche s’est félicitée d’avoir remporté de petites victoires dans le domaine patriarcal sans prendre en compte que le capitalisme et le colonialisme sont profondément solidaires du patriarcat.

CC : Capitalisme, colonialisme et patriarcat doivent-ils être déconstruits ensemble ?

BS : La gauche du passé a accepté le fait que les mouvements sociaux se divisent entre ceux qui combattent le capitalisme, ceux qui combattent le colonialisme et ceux qui combattent le patriarcat. C’est pourquoi les forces de la domination sont plus unies que jamais, alors que les forces qui les combattent sont plus divisées que jamais. Qui peut encore s’étonner du fait que, quand Michel Temer arrive sans aucune légitimité au pouvoir et forme un gouvernement pour renforcer la domination capitaliste, les femmes et les afro-descendants disparaissent du pouvoir ?

Un des facteurs les plus prometteurs dans l’entreprise d’unité des gauches sera la nature, étant donné que c’est en son sein que se condense le plus fortement l’articulation entre capitalisme, colonialisme et patriarcat. La relation de la démocratie à la nature est le lieu où se verront le plus distinctement les points de contact entre la lutte anticapitaliste, anticolonialiste et anti-patriarcat. 

Le néolibéralisme ne poursuit pas son grand objectif, qui est de transformer le travail régi par des droits en travail sans droits, sans poursuivre en même temps l’objectif d’expulser les paysans et les Indigènes de leurs terres ancestrales, de polluer les eaux et d’arroser impunément d’insecticide les poumons des travailleurs ruraux, de surexploiter les femmes via le travail non-rémunéré et d’accepter la violence faite aux femmes comme faisant partie de la subjectivité entreprenante dominante, qui promeut une subjectivité qui tantôt encense à l’excès la réussite virile, tantôt s’angoisse et se perd dans la recherche d’ennemis ou de décharges émotionnelles faciles. 

CC : Et quel doit être pour cette nouvelle gauche, le rôle de l’État ?

BS : L’État est aujourd’hui un monstre nécessaire. C’est un monstre parce qu’il réduit toute la diversité économique, sociale et culturelle de la société à un modèle d’administration mono-culturel et homogène. L’alternative qui consiste à investir ou non le pouvoir de l’État est fausse, bien que celui-ci ne représente qu’une fraction de plus en plus petite du pouvoir social. Il faut prendre le pouvoir pour le transformer, et non attendre qu’il se transforme avant que la gauche ne se décide à l’occuper.

Mais, tant que les sociétés seront capitalistes, colonialistes et patriarcales, gouverner, pour la gauche, sera toujours un exercice à contre-courant. On ne peut gouverner comme gouverne la droite en ayant d’autres objectifs. Cela signifie, entre autres choses, une tolérance zéro face à la corruption et une réforme constitutionnelle qui vise à créer un quatrième organe de souveraineté : le contrôle citoyen par la voie de la participation organisée et autonome. Cela signifie aussi qu’entre deux maux, on doit toujours se méfier du moindre mal si celui-ci est présenté comme étant le seul moyen d’éviter le pire. Le moindre mal est bien souvent une version miniature du pire.

CC : Certains considèrent le projet d’un État comme n’étant pas une priorité.

BS : Prendre ou non le pouvoir en investissant l’État est une fausse alternative, de même qu’est fausse l’alternative entre les luttes institutionnelles, légales, menées dans le cadre du système politico-juridique existant, et les luttes extra-institutionnelles, les actions directes éventuellement illégales mais pacifiques – c’est-à-dire qui attentent éventuellement seulement à la propriété, jamais à la vie ou à l’intégrité physique de quiconque. L’évidement progressif de la démocratie réelle et la conséquente augmentation du caractère répressif de l’État et de la criminalisation de la contestation sociale conduiront à ce que de nombreuses luttes pour la démocratie se réalisent dans l’illégalité et hors du cadre institutionnel.

Aujourd’hui déjà, dans plusieurs pays d’Amérique latine, bloquer une route pour empêcher le passage des machines d’abattage et d’extraction minière dans les territoires indigènes ou afro-descendants est considéré comme étant un acte terroriste. Demain, n’importe quelle manifestation d’écologistes urbains peut connaître le même destin. Les paysans, les Indigènes et les populations des quilombos [2] qui défendent aujourd’hui la campagne contre l’exploitation agressive et sans contrôle des ressources naturelles, défendent en réalité les habitants des villes de demain.

Voir en ligne : Carta Capital numéro 925

[1PEC, Projeto de Emenda à Constituição : Projet d’amendement de la Constitution

[2Quilombos : Communautés établies dans des lieux d’accès difficile et formées par les descendants des esclaves noirs qui avaient fui l’oppression des colonisateurs portugais.

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