Made, made, made... made in Brazil !
A vrai dire, le mirobolant régime de retraites dont bénéficiaient ( et bénéficieront encore, durant une transition graduelle) les fonctionnaires brésiliens ne tenait à aucune « conquête sociale », mais bien à l’héritage d’un Etat formé, au cours du siècle, à travers 40 ans de dictatures bureaucratiques et militaires. Il reflète, en même temps, une société exclusivement consacrée à la reproduction sociale de ses classes supérieures et dites moyennes, celles accédant à la consommation des biens marchands, et représentant environ un tiers de la population.
La notion de service public, au Brésil, n’existe qu’à l’usage exclusif de l’élite, et des classes sociales travailleuses dont elle a besoin de s’entourer pour s’assurer les services et les biens d’usages nécessaires à ses modèles d’existence et de consommation. Les transports publics d’Etat n’existent que pour les voies aériennes ou le métro dans les capitales. L’enseignement public gratuit ne fonctionne que dans l’enseignement supérieur, pour ceux qui ont pu payer des études primaires et secondaires coûteuses. La liberté publique de la presse est du monopole exclusif de la corporation des journalistes diplômés, qui seul ont le droit légal d’écrire et de publier des journaux... etc.
Que le Brésil soit bien la société où la concentration des richesse et des revenus est la plus élevée et inégalitaire du monde, cela ne tient pas, et de loin, aux seules politiques néolibérales. Cela s’inscrit dans les tendances longues des cinquante dernières années, voire du siècle, et repose sur une concentration en biens fonciers supérieure à celle en revenus. La croissance des revenus et celle de la consommation sont ainsi liées à la concentration des richesses, développant le marché dans une sphère chaque fois plus restreinte et l’exclusion dans des espaces plus vastes. Enfin, parmi les 5% les plus riches, la concentration de richesse croit de façon exponentielle, faisant de la richesse de quelques groupes le principal objet de la croissance générale.
Cette richesse foncière, base de l’élite sociale, reste la source quasi unique de la puissance exportatrice du pays, parmi les dix premiers producteurs dans pratiquement tous les domaines agro industriels et extractifs. Pour cette « bourgeoisie », mais le terme d’oligarchie lui convient mieux, la productivité industrielle en biens d’usages, le développement technologique, la production de biens d’équipements, l’énorme production d’activités de services, autrement dit toute la devanture d’un capitalisme américanisé et ultra développé que le Brésil présente, ne sont que les terrains de consommation de sa puissance financière. Consommation pour compte propre, qui délimite les « frontières » de ce marché interne de 50 millions de consommateurs.
Cela explique la place symbolique et politique de la notion de latifundio, comprise non pas comme simple disposition foncière mais comme représentation des rapports sociaux.
C’est sur ce paradigme que fonctionne la société toute entière, autour d’une oligarchie qui n’existe que par son rapport au marché mondial dont elle dépend structurellement pour la réalisation de ses produits, et qui assure sa domination par l’exclusion hors du marché intérieur de 60% de la population, soit 100 à 120 millions de personnes, à qui elle peut en redistribuer les biens et les accès au travail comme autant d’obligeances paternalistes source de redevabilité. Cela forme une culture du monopole et une culture d’élites qui se retrouvent dans tous les aspects de la représentation sociale.
Le néolibéralisme n’a fait que porter ces tendances profondes du modèle brésilien à des logiques extrêmes [3]. Ce n’est donc pas seulement le modèle néolibéral qu’il faut remettre en cause, mais c’est aussi le modèle brésilien. Rien ne sert par exemple d’avoir une politique des revenus si elle n’est pas liée à une réorganisation de la répartition des richesses, ce qui suppose agir sur le régime de propriété, c’est à dire des changements institutionnels.
Ces caractéristiques de la domination oligarchique et paternaliste ne se distinguent pas seulement des autres sociétés développées par l’exclusion du plus grand nombre du libre accès au marché, mais aussi par la place de l’Etat dans le dispositif de domination. Si le Brésil, comme le montre l’élection de Lula, est une démocratie, l’Etat et ses institutions sont, comme le dit Frei Betto organisateur de la campagne Faim Zéro, « une démocratie pour montrer aux touristes anglais. » Héritier de la
« République des propriétaires », et de l’épaisse couche bureaucratique de 40 ans de dictatures, il est le reflet et l’instrument de cette culture d’élites et de monopoles. Fragmentées en « autarchies » (sic) territoriales par le système fédéral, organisées sur le mode corporatif, les institutions sont entièrement et directement appropriées par les groupes oligarchiques maîtres du territoire et des richesses, qui s’en répartissent le monopole, formant ni plus ni moins ainsi la cartographie politique du pays. Quand, par exemple, le PT conquit pour la première fois la mairie de Sao Paulo, il découvrit que 53 entreprises seulement détenaient l’intégralité des marchés publics, des sous-traitances et des partenariats de la troisième ville du monde !
L’Etat, on l’a vu, reflète la concentration générale des richesses, en mobilisant pour son fonctionnement 57% du PIB, mais si la moitié des budgets publics sont illégalement détournés par les élites politiques qui les tiennent comme leur bien propre et en usent à titre de privilèges, protections, ou faveurs, pour pérenniser leur domination, cela relève du mode « normal » de fonctionnement du système bien plus que de sa « corruption ».
3) 1O à 15 ans de déréglementation néolibérales dans cette société structurellement inégalitaire aboutissent à un délitement social général et explosif que le système paternaliste ne peut plus contenir : 3 millions de personnes souffrent de la faim, 35% de la population vit sous le seuil de misère absolue avec moins de 50€ mois de revenu par foyer, 100 millions avec moins de 200€/mois par foyer, au point que 29,4% des naissances ont lieu sans acte de naissance légal, les parents ne pouvant en acquitter les frais, formant ainsi une génération de sans-papiers de naissance.