“C’est un moment de grande incertitude”, dit le directeur de la 66ème Fête du Livre de Porto Alegre

 | Par Brasil de Fato, Fabiana Reinholz

Dans une interview de Brasil de Fato Rio Grande do Sul, Jeferson Tenório, premier directeur noir de la Fête, parle de cet événement qui a commencé le 30 octobre et s’est terminé le 15 novembre 2020.

Traduction de Pascale VIGIER pour Autres Brésils
Relecture de : Roger GUILLOUX

Parler des changements provoqués par la pandémie est désormais devenu un lieu commun. Pour la Fête du Livre de Porto Alegre qui commence, il n’y a pas eu de différence. Sans le toucher physique, sans le contact des livres ni le face à face, il reste les fenêtres digitales. Et bien que très austère, la fête continue sur le thème “si le peuple ne va pas à la librairie, nous allons amener la librairie au peuple”, grâce aux partenariats et à l’univers numérique.

Outre que, pour la première fois, elle n’occupe pas son espace physique et historique sur la Praça da Alfândega, et qu’elle est totalement on-line, elle aura aussi, de façon inédite, un écrivain noir comme directeur.

Né à Rio de Janeiro, en 1977, Jeferson Tenório a déménagé à Porto Alegre, encore enfant, à l’âge de 13 ans. Il a obtenu une licence en Lettres à l’Université fédérale du Rio Grande do Sul (UFRGS), où il a fait partie de la première promotion du programme de quotas raciaux. Il y a obtenu son master de professeur de littératures luso-africaines avec une thèse sur le mozambicain Mia Couto. Actuellement, il est doctorant en théorie littéraire de l’École des Humanités de l’Université pontificale catholique du Rio Grande do Sul (PUCRS) et professeur de portugais et de littérature dans les établissements publics de Porto Alegre.

Il a inauguré sa carrière comme romancier avec l’œuvre “O beijo na parede” (non traduit), publiée en 2013, par Sulina. Ce livre lui a valu le prix du Livre de l’Année de l’Association du Rio Grande do Sul des Écrivains. En 2018, le livre a fait partie du Plan National du Livre et du Matériel Didactique (PNLD) du Ministère de l’Éducation et a commencé à être distribué aux écoles publiques, aux élèves des 8ème et 9ème années de l’Ensino Fundamental et aux élèves de l’Ensino Médio [1]. Plus de 60 mille exemplaires de l’ouvrage ont déjà été distribués par le biais de ce programme. Son second roman,“Estela sem Deus”(non traduit), a été publié en 2018 par l’éditeur Zouk.

Son livre le plus récent, "O Avesso da Pele [2]", publié par la Companhia das Letras, fait l’objet d’acclamations et de recommandations aussi bien de personnes “anonymes” que de "célébrités". Le livre raconte l’histoire de Pedro, un jeune de 22 ans qui cherche à reconstituer l’histoire de son père, Henrique, victime de la violence policière. Les droits d’adaptation de l’œuvre ont déjà été vendus pour le cinéma, ainsi que les droits de publication en Italie et au Portugal.

Entre une interview et une autre, entre des jurys d’examens, des cours et des obligations personnelles, Tenório “a échangé ses idées”, par e-mail, avec Brasil de Fato RS, sur le moment actuel et sur son œuvre.

“Être directeur d’une telle Fête historique est une lourde responsabilité. Cet hommage a une signification fortement symbolique, surtout pour un fragment de population qui depuis des années ne se voyait pas représenté à la Fête du Livre. En ce sens, la représentation noire est importante, mais non pas suffisante. On ne peut déduire du choix d’un directeur noir sur 66 éditions que le racisme structurel est terminé. J’ai conscience d’être une exception. Il faut poursuivre le projet de diversité dans le secteur culturel. C’est dans la diversité que réside une littérature de qualité et non dans l’exclusion”, considère l’écrivain et professeur.

La Fête du Livre de Porto Alegre a ouvert ses portes le 30 octobre 2020 en présence de l’écrivaine chilienne Isabel Allende, elle s’est poursuivie jusqu’au 15 novembre.

Voyez ci-dessous l’entretien :
Brasil de Fato RS – Votre livre “O Avesso da Pele” a eu un énorme succès, au point que les droits d’adaptation ont été achetés pour le cinéma. Le racisme, la violence policière, la question de la couleur de peau y sont traités, ainsi que la subjectivité des relations affectives. Comment envisagez-vous ces questions dans le contexte que nous vivons ?
Jeferson Tenório - Je crois que 2020 sera une année qui laissera des traces pour longtemps. La pandémie a amené une série de demandes anciennes, de discussions et de problèmes d’ordre social. O Avesso da Pele arrive à un moment où sont mises en évidence les questions raciales liées à la violence policière. Pour autant, la thèse que je propose dans le roman n’est pas une nouveauté pour une société dont la base est un racisme structurel ; je vois donc mon livre comme une contribution de plus à un débat complexe au travers de la littérature.

BDFRS - Outre la pandémie, 2020 a aussi été l’année où le débat sur Vidas Negras Importam (#BlackLivesMatter) a été ravivé. Le débat sur ce thème nous rappelle que, dans notre pays, le racisme est structurel et pourquoi ne pas le dire, structurant. Comment voyez-vous cela ? Vous estimez qu’un jour nous évoluerons, que nous dépasserons les regards biaisés et les préjugés. De quelle manière nous pouvons évoluer dans le dialogue.
Tenório - Je ne suis malheureusement pas très optimiste quant au progrès des politiques antiracistes au Brésil. En termes de réflexions et de mise en œuvre d’actions pour diminuer le racisme, je crois que nous sommes bien en retard. Je pense que le premier pas consiste à reconnaître que nous sommes un pays raciste, et que ce n’est pas seulement un problème des noirs, mais de nous tous. Car une démocratie ne s’accomplit pas dans un scénario d’inégalité raciale. Le débat n’évoluera que lorsque nous assumerons un affrontement constant et solide contre le racisme.

BDFRS - Dans une interview récente, vous disiez, en commentant votre nomination comme directeur de la Fête, qu’elle est due à la reconnaissance de votre travail. Comment avez-vous ressenti que cette nomination vous soit attribuée “comme le fruit de votre travail” cette année ? Comment ressentez-vous d’être, en quelque sorte, le “père” de cette Fête et que signifie pour vous d’avoir été choisi comme son premier directeur noir ?
Tenório - Pour employer les mêmes termes, je crois que j’apprends à être “père”. Tout est très nouveau. Être directeur d’une fête historique telle que celle-ci est une lourde responsabilité. La signification de cet hommage est fortement symbolique, surtout pour une partie de la population qui depuis des années ne se voyait pas représentée à la Fête du Livre. En ce sens, la représentativité noire est importante, mais pas suffisante. On ne peut déduire du choix d’un directeur noir sur 66 éditions que le racisme structurel est terminé. J’ai conscience d’être une exception. Il faut que le projet de diversité dans le secteur culturel ait une continuité. C’est dans la diversité que réside une littérature de qualité et non pas dans l’exclusion.

BDFRS - Cette année la Fête a pour thème la culture, la diversité, la science et la préservation. Vous avez également dit que l’édition de cette année est une avancée sans possibilité de retour en arrière. J’aimerais que vous en disiez un peu plus. Qu’attendre de cette Fête ?
Tenório - Cette Fête est différente car elle est liée aux demandes sociales de son époque. Nous sommes arrivés à un point où un événement culturel est indéfendable s’il ne dialogue pas avec son temps. Cela a été le cas avec la FLIP (Fête littéraire internationale de Paraty) et à présent avec la Fête du Livre de Porto Alegre. Et on ne peut y échapper parce que le public s’apercevra que le maintien d’un programme plus diversifié et varié rend la Fête beaucoup plus attractive.

BDFRS - Comment percevez-vous la participation d’écrivaines et d’écrivains noir.e.s dans notre pays ? Et puis quelle est votre opinion sur une taxation possible des livres dans le pays ?
Tenório - Bien que ce soit encore insuffisant, je crois que la place d’auteurs noirs a progressé, à la fois chez les grands éditeurs et dans les grands festivals. Cependant il faut faire attention à ce que ces participations ne soient pas considérées comme un “mouvement” ou une “mode”, mais bien comme une politique de réparation.

BDFRS - Pour finir, non seulement vous êtes écrivain, mais aussi professeur. Quelle appréciation portez-vous sur l’éducation, en ce moment ?
Tenório - La pandémie a mis en évidence le fossé existant dans l’éducation publique [3]. Le pire de tout est que les effets provoqués par le covid auront des conséquences négatives dans l’enseignement pour de longues années. Je suis convaincu qu’il s’agit d’un moment de grande incertitude et que les prochains gouvernements auront la charge de réduire ces effets.

Voir en ligne : Brasil de Fato Rio Grande do Sul : "“O momento é de grande incerteza", diz patrono da 66ª Feira do Livro de Porto Alegre"

Photo de Couverture : “O Avesso da pele arrive à un moment où sont mises en évidence les questions raciales liées à la violence policière” © Diego Lopes/Feira do Livro Porto Alegre

[1Ce qui correspond en France aux classes de 4ème, 3ème du Collège et seconde, 1ère et terminale du Lycée

[2Titre du dernier roman de Jeferson Tenório, non traduit. En français, le sens serait : l’envers, le mauvais côté de la peau.

[3En 2020, 26% des enfants scolarisés dans l’enseignement public sont sans ressources éducatives en ligne. Pour aller plus loin voir https://lebresilresiste.org/education/

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