Absence de culture politique, faiblesse des institutions, poids des inégalités et de la corruption : l’urbaniste João Whitaker [1] expose dans cet entretien les causes de l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite au Brésil.
Les causes de la « débâcle »
La Vie des idées : João Whitaker, comment analysez-vous aujourd’hui la victoire de Jair Bolsonaro le 28 octobre 2018, avec 55,1 % des suffrages et près de 58 millions de voix, et son accès au palais du Planalto le 1er janvier 2019 ?
João Whitaker : De nombreux facteurs ont joué, mais je pense que l’une des principales raisons tient au faible degré de politisation et au manque de culture politique de la société brésilienne, même 34 ans après la fin de la dictature. Comme tous les pays sous-développés (je parle ici des pays profondément marqués par les inégalités indépendamment de leur position dans la hiérarchie économique mondiale), le Brésil vit une situation dichotomique marquée par une très forte concentration des richesses et un accès inégal à l’information et à l’éducation. L’Institut brésilien de géographie et statistique (IBGE) travaille avec une échelle de cinq classes sociales (A, B, C, D, E, des plus hauts aux plus faibles revenus) auxquelles s’ajoutent de fortes disparités régionales. Si beaucoup de progrès ont été faits pendant les gouvernements de Luiz Inácio Lula da Silva (2003-2010) et Dilma Roussef (2011-2016), ces avancées se sont concentrées sur certains territoires et certaines populations. La petite classe moyenne a vu son niveau de vie augmenter (elle est passée de D à C), mais ces évolutions se sont principalement traduites par un accès aux biens de consommations – avec tout ce que la société de consommation charrie. Elles n’ont pas été accompagnées d’une meilleure formation critique ou d’une plus grande conscience politique.
La Vie des idées : Cela signifie-t-il que les politiques sociales déployées durant les années Lula n’ont pas eu les effets escomptés ?
João Whitaker : Les politiques sociales de Lula ont eu un réel impact pour les populations très pauvres du Nord et du Nordeste, dans les milieux ruraux où le PT conserve jusqu’à aujourd’hui une grande force électorale. Mais cette base n’est pas suffisante à l’échelle du Brésil, comme on l’a observé lors des dernières élections. Et la question urbaine demeure un grand impensé. Dans les grandes agglomérations, des millions de personnes sont confrontées à des problèmes de logement, de mobilité, d’assainissement, aux maladies qui en découlent, etc. Les revenus sont certes plus élevés que dans l’intérieur du Nordeste par exemple, mais à Rio, São Paulo, Belo Horizonte, Porto Alegre et dans toutes les villes importantes, le coût de la vie est très élevé. Il y a une très grande pauvreté dans ces grands centres urbains qui n’a pas été prise en compte même si, à São Paulo, les deux maires du PT, Marta Suplicy (2001-2004) et Fernando Haddad (2013-2016), ont mené une politique d’aménagement du territoire avec des mesures concrètes en faveur de la mobilité (couloirs de bus, pistes cyclables, etc.) ou la création de centres d’éducation et de réseaux culturels en périphérie qui ont permis – partiellement du moins – de reconstruire des tissus sociaux.
À Rio, au contraire, où Bolsonaro a réalisé des scores spectaculaires, la situation est critique. Les favelas sont soumises à une triple emprise : celle du trafic de drogue qui engendre une situation de guerre entre deux grandes entreprises criminelles, Comando Vermelho et Amigos dos Amigos, alors qu’à São Paulo, l’organisation mafieuse baptisée Premier Commando de la Capitale (PCC) règne seule sur les périphéries ; celle des milices paramilitaires, qui ont occupé des favelas et repris les mêmes pratiques que le crime organisé ; celle des églises évangéliques qui exercent une forte emprise sur le territoire. Personne ne s’est réellement rendu compte de cette situation alors même que quelqu’un comme Sérgio Cabral, un véritable bandit lié à tous ces groupes, a été élu au gouvernement de l’État. Cela n’a pas empêché Lula de lancer les Jeux Olympiques à Rio, deux ans après la Coupe du monde de football dont la finale a eu lieu au stade Maracanã, ce qui correspondait à sa vision de l’exercice du pouvoir, selon laquelle il fallait toujours négocier et faire des compromis pour que le Brésil avance, « faire avec » en quelque sorte. En réalité, c’était inacceptable d’apporter un appui politique à Cabral, mais à l’époque il n’y avait pas d’alternative pour Rio. Après il y a eu Marcelo Freixo, et le Parti Socialisme et Liberté (PSOL) s’est développé. Mais cela n’a pas empêché un évêque évangélique, Marcelo Crivella, d’être élu maire en 2016. On ne s’est pas rendu compte de la gravité de la situation, politiquement et culturellement parlant. Crivella n’est finalement pas très différent de Bolsonaro, dont le premier acte public a été une prière après sa victoire. J’utilise l’exemple de Rio, mais ces éléments sont aussi présents à São Paulo ou dans le Minas Gerais. L’éclatement du tissu social urbain et l’absence de l’État ont laissé la place à des organisations religieuses qui se transforment parfois en prestataires sociaux et se montrent désormais capables de capter ou orienter des millions de votes.
La Vie des idées : On comprend donc que l’ère PT a été marquée par certains aveuglements qui ont coûté cher – nous aurons l’occasion d’en reparler. Mais, pour revenir aux dernières élections, quelles ont été les bases sociologiques de la victoire de Bolsonaro ?
João Whitaker : Trois grands groupes d’électeurs ont contribué à sa victoire : la petite classe moyenne consommatrice que j’évoquais tout à l’heure, les pauvres des grands centres urbains où prospèrent les églises évangéliques et les milices, séduits par le discours sécuritaire, et l’élite. Et j’utilise le mot élite avec tout son poids sociologique ici. Pour résumer brièvement les travaux de Florestan Fernandes [2], la bourgeoisie brésilienne est une élite patrimoniale – et non pas une bourgeoisie industrielle « traditionnelle » – qui plonge ses racines dans l’élite coloniale du XVIe siècle et sa logique esclavagiste. D’un petit groupe de propriétaires fonciers, elle a évolué au cours des temps, devenant certes plus diversifiée et complexe, mais en demeurant toujours composée par une minorité de grands propriétaires, industriels, banquiers ou entrepreneurs médiatiques, et s’est maintenue au pouvoir jusqu’à l’élection de Lula en instrumentalisant l’État selon ses intérêts particuliers. Il ne faut pas oublier qu’au Brésil, les 1 % les plus riches détiennent près de 28 % des richesses (le taux le plus élevé au monde) selon les études récentes de Thomas Piketty.
Dans la dernière élection, les partis qui représentent traditionnellement cette élite, le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) et le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB), se sont fait surprendre et doubler par l’arrivée de Bolsonaro. Et pourtant parmi cette élite (la classe A et le sommet de la classe B, c’est-à-dire le cinquième le plus riche des Brésiliens), il y a aussi des électeurs de gauche – liés notamment aux milieux académiques – qui ont eu un rôle important dans les victoires du PT. Il existe un grand nombre de nouveaux riches, qui ont gagné beaucoup d’argent grâce au dynamisme des secteurs bancaires et financiers dans les années 2000. Sur le plan politique, ces nouveaux riches penchent nettement vers l’extrême droite. Racistes, antisémites, anti-musulmans, anti-pauvres, ils habitent dans des gated communities protégées par des gardes armés et entourés de barbelés – une forme urbaine qui est d’ailleurs illégale, mais que les juges et les promoteurs ont laissée prospérer puisqu’ils y habitent. La question du flou entre la légalité et l’illégalité n’est pas née avec Bolsonaro, mais s’inscrit de longue date dans l’espace urbain et dans le fonctionnement politique brésilien.