- Piero à répondu à nos question par email, l’association a traduit les réponses -
Autres Brésils : La présence en force des militaires dans l’exécutif fédéral renvoie à des analyses de jeux de pouvoir entre un groupe unifié ou pas. Quel est votre avis ?
Piero Leirner - Si de nombreuses interprétations à l’université et dans la presse trouvent des "ailes" ou des "groupes" au sein du gouvernement et au sein des Forces armées au niveau fédéral et des états, cela s’explique par un effet de miroir avec le Coup d’État de 1964. Pour ma part, plusieurs éléments m’amènent à penser que cette analyse ne s’applique pas au moment présent : les groupes politiques au sein de l’armée ont disparu du fait de la restructuration de la carrière militaire, du système éducatif, de la vulgarisation des éléments idéologiques et doctrinaires. Et puis l’effet de chacun de ces éléments sur les autres. Cela dit, ces éléments n’empêchent pas des formations "groupistes" : les "Forces spéciales", les "Parachutistes", les différents corps "Armés" (par exemple "artillerie", "cavalerie", etc.).
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Ces « groupes » identifiables ne constituent pas pour autant une unité indivisible unifiant les individus entre eux ou l’ensemble des Forces armées. Ils sont des « lieux de passage », des voies des différentes carrières militaires où se forment des réseaux de solidarité et de connaissance. Ensuite, dans l’évolution de la carrière, il est possible que les nouvelles fonctions administratives soient occupées par « l’ami de l’ami de l’ami » plutôt que de procéder à des nominations au sein d’un même « groupe ».
Enfin un des groupes importants que vous avez identifiés : ceux qui étaient à la MINUSTAH (Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti). L’expérience en Haïti est plus complexe. Elle a été centrale pour constituer le laboratoire où se sont formées les gâchettes qui prennent le contrôle de l’État.
Autres Brésils : Quel serait le projet de politique générale des militaires actuellement au pouvoir ? Est-il compatible avec celui des autres groupes qui composent le gouvernement Bolsonaro ?
Piero Leirner - J’appelle ce projet un "reboot" de l’État. Une métaphore empruntée à l’informatique pour décrire un "redémarrage" du système en "mode sûr". C’est-à-dire rendre aux "administrateurs du système" le pouvoir de décision et de gestion.
Concrètement, il s’agit de mettre en place un gigantesque appareil de contrôle définissant « comment » la politique et les politiques seront menées au Brésil et « par qui ». Une sorte de version tropicalisée du Pentagone et des agences de renseignement nord-américaines. D’une certaine manière, c’est un processus qui a déjà pris forme avant les élections de 2018, et qui exerçait une mainmise sur le processus électoral par le biais de la « garantie de la loi » et de systèmes d’informations privilégiées obtenues auprès d’agences de renseignement de différents niveaux, des agences qui ne sont pas uniquement militaires.
Ce système de contrôle, entre autres choses, définit les paramètres de gestion des groupes soi-disant "opposés" au sein du gouvernement lui-même, tels que les groupes dits "idéologiques". Ces groupes ont leur plus grande utilité dans la fonction de leurres ou de pyrotechnie. Par jeu fonctionnel, les agents du système apparaissent finalement comme ceux qui vont "éteindre le feu". Ils sont les garants de l’ordre… si personne ne sait qu’ils ont eux-mêmes produit le chaos. Bolsonaro lui-même est un de ces leurres [1].
Pour aller plus loin, lire aussi : Le chemin de Bolsonaro vers le pouvoir a suivi une « logique de guerre » selon un anthropologue qui étudie les militaires Thiago DOMENICI, pour Agencia PúblicaAprès cent jours de gouvernement [Bolsonaro], Piero Leirner affirme que, depuis la campagne présidentielle, nous vivons une sorte de « guerre hybride ». Il explique les motifs qui ont incité les militaires à se lancer dans un nouveau cycle de participation politique.
Question Autres Brésils : Pensez-vous qu’il y ait un fil conducteur ou un plan amenant à l’occupation du gouvernement ?
Piero Leirner - Je vous propose de connecter ces éléments : entre 2008 et 2010, les premières manifestations politiques des militaires commencent. Elles culminent alors que Dilma Rousseff est élue en octobre 2010. Les Forces armées recommencent alors à élaborer (au moins dans l’armée) un protoplasme de lecture incluant un "ennemi interne". Rousseff, dans ce scénario, est instrument de vengeance communiste.
À cette époque, ils ont commencé à mettre en pratique une série de dispositifs doctrinaux et conceptuels qui préparaient les troupes à un projet plus vaste, qui allait conduire au "redémarrage" dont j’ai parlé. En 2012, une grande partie du personnel militaire se mobilise pour mener des actions politiques contre la Commission nationale de la vérité. En 2014, juste après la réélection de Rousseff, la campagne politique "Bolsonaro-2018" commence dans les casernes. En 2016, elle est déchue et les Forces armées y voient la fenêtre d’opportunité de réalisation de leur projet.
Lire aussi, de Eliane Brum :Le Brésil souffre du fétichisme de l’uniforme
Ils réactivent leurs services de renseignement à pleine vapeur. Ils neutralisent le président intérimaire Temer de l’intérieur du Palais. Son gouvernement est ruiné ainsi que ses alliances. En 2018, ils produisent une intervention fédérale à Rio de Janeiro. Celle-ci est d’une grande utilité au niveau fédéral : le Congrès est gelé. En effet, au Brésil, lorsqu’une intervention fédérale est décrétée, il n’est pas possible de voter des changements à la Constitution. Rappelez-vous que la réforme de la sécurité sociale entre autres sont ainsi immobilisées. Les entrepreneurs et la presse restent donc dans l’attente… ou plutôt, les militaires testent leurs capacités de contrôler l’opinion publique. C’est là le "test-drive" de ce que sera l’année 2019.
Autres Brésils : Connait-on les diagnostics que les Forces armées ont faits du « contexte national » et qui les amèneraient à s’engager dans une telle entreprise ?
Piero Leirner - Je dirais qu’ils se sont d’abord rendu compte que les élites brésiliennes étaient complètement désorganisées. Cela leur permettait de se constituer en "groupe organique" légitime pour gérer une transformation du Brésil. Ensuite, les militaires savaient que le Parti des Travailleurs avait des conseils d’administration. Ces conseils pouvaient être instrumentalisés pour forcer les dirigeants du parti à être au-devant de la scène publique pour régler tous les différends. La théâtralité de la Justice en quelque sorte, sans égard pour le fait que les propres agents de ce pouvoir judiciaire étaient eux aussi compromis.
Les militaires ont ainsi fait une reconnaissance stratégique des espaces institutionnels, des règles d’engagement et des secteurs contre le PT et du PT lui-même. Ils ont ensuite fait en sorte que tout se déroule dans l’apparence d’une normalité démocratique, dans le respect des règles du jeu.
Autres Brésils : La crise précipitée par l’arrivée de la pandémie et la gestion désastreuse par le gouvernement fédéral dégrade l’image du gouvernement militaire auprès de la population. On peut en dire autant de l’image des Forces armées ? Quelle est la conséquence de cette éventuelle dégradation ?
Ce n’est pas ce que les données indiquent. Bolsonaro continue à avoir 30% de soutien, et apparemment si l’élection était aujourd’hui, dans les mêmes conditions (c’est-à-dire face au PT au 2e tour), il gagnerait à nouveau. Le fait est que les membres du gouvernement déclenchent tant de contradictions et de dissonances dans la perception publique que même si on blâme Bolsonaro ; même si on voit une certaine relation entre les Forces armées et le gouvernement, il est possible que le système de contrôle dont on parlait, parvienne à manœuvrer l’opinion publique en faveur du pouvoir de garantie de l’ordre : le schéma narratif étant que les Forces armées sont une chose et Bolsonaro en est une autre.
La pandémie, en ce sens, peut être un facteur-surprise de déstabilisation. Aujourd’hui, on associe les Forces armées et la tragédie causée par le virus. Mais je ne sais pas si cette association est réellement étendue, si elle prend racine dans l’opinion publique ou si elle recule. Rappelez-vous des intermédiaires : Il est possible, par exemple, que les militaires utilisent des agents tiers qui jouent le rôle de « feu ami » pour tester la réactivité et adapter la réponse à l’opinion publique. C’est, à vos avis et au vu de son historique, ce qui se passe avec le ministre du Tribunal Supreme Fédéral, Gilmar Mendes, qui a récemment critiqué le général-ministre intérimaire, en charge de la santé en l’associant publiquement à des pratiques génocidaires.
Autres Brésils : Les peuples autochtones sont les plus affectés par le Covid-19. La pandémie arrive dans les régions plus isolées du pays comme les frontières nord. Voyez-vous un risque que l’armée soit un agent de contamination de ces populations ? Y a-t-il quelque chose qui est fait au sein des Forces armées pour prévenir ou atténuer ce problème ?
Piero Leirner - La situation est particulièrement grave car ces régions n’ont aucune infrastructure médicale. Elles sont démunies. Or, qui a démantelé le programme qui a permis la présence minimum de médecins (des Cubains, par exemple) ? Les choses suivent un certain schéma. Créer le chaos qui sera ensuite résolu par l’armée.
Bien sûr, il y a le risque que le plan tourne "mal". Malheureusement, dans ce cas, comment serait-il possible de savoir qui est l’agent responsable ? On peut certes parler des conséquences, mais les causes sont compliquées à définir du fait du contexte local. Les Forces armées mènent donc des actions mais, en fin de compte, ce sont des actions de remédiation aux vulnérabilités qu’ils ont provoquées.