Au Brésil, les médias sous la menace Bolsonaro

 | Par Mélanie Toulhoat

Le président brésilien Jair Bolsonaro cultive une troublante ambiguïté avec les médias de son pays, dont il dénonce le rôle tout en prétendant défendre la liberté d’informer. De leur côté, les grands médias semblent plus préoccupés par l’attitude du chef d’État que par ses idées politiques.

Image : Le 4mars, le président brésilien invite un humouriste à parler aux medias à sa place lors de la conférence de presse sur le PIB.

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« Elle voulait un scoop contre moi à n’importe quel prix. » C’est avec ces mots que Jair Bolsonaro, président brésilien, parle de Patricia Campos Mello, journaliste de la Folha de São Paulo victime d’une campagne haineuse depuis octobre 2018. Elle avait à l’époque révélé l’affaire de la caisse noire (« Caixa 2 ») de celui qui était alors candidat, un ensemble de fonds privés utilisés illégalement pour influencer l’électorat en diffusant massivement des fausses informations au sein de groupes privés sur Whatsapp.

Daté du 18 février, ce commentaire présidentiel relaye le faux témoignage de Hans River do Rio Nascimento, ancien salarié d’une entreprise de marketing numérique auditionné dans cette affaire en tant que témoin par la Commission parlementaire contre les fake news (CPMI). Le 11 février 2020, cet homme avait accusé la journaliste de lui avoir proposé des relations sexuelles en échange d’informations. Des attaques immédiatement démenties, mais largement relayées à l’assemblée et sur les réseaux sociaux par le fils du président et député fédéral Eduardo Bolsonaro, avant d’être à nouveau propagées par Jair Bolsonaro. ce qui en dit long sur le rapport du président à l’État de droit. Multipliant les provocations polémiques vouées à détourner l’attention des scandales impliquant les membres de sa famille ou de son gouvernement, le chef de l’État semble parfaitement rôdé aux enjeux de pouvoir régnant dans la sphère politico-médiatique.

Des rapports ambigus dans un paysage médiatique concentré

Cette configuration traditionnelle des liens entre le pouvoir politique et la sphère médiatique a-t-elle évolué avec l’arrivée au pouvoir de l’actuel président brésilien ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord rappeler la concentration médiatique dans le pays. À l’heure actuelle, cinq groupes ou individus y possèdent plus de la moitié des 50 médias (TV, radio, presse écrite), propriétés de 26 groupes de communications ou entreprises, constate Reporters sans frontière. Plus grande société médiatique d’Amérique latine, le groupe audiovisuel O Globo est à ce titre emblématique de pratiques de contrôle de la population émanant de ces empires de la communication. Au Brésil, O Globo détient à lui seul pas moins de neuf médias (36,9 % de part d’audience à la télévision, 4e et 7e radios les plus écoutées, 5e site internet brésilien le plus visité), tandis que le secteur audiovisuel public survit dans l’ombre — ses chaînes TV sont très peu suivies, avec moins de 4 % de parts d’audience.

Historiquement, c’est au cours de la seconde moitié du XXe siècle que les plus importants groupes de presse, stations de radio et chaînes de télévision se sont retrouvés aux mains de quelques familles influentes. Le régime militaire brésilien (1964-1985) fut en effet le théâtre d’un intense développement des moyens de communication de masse et de l’accélération du regroupement des entreprises médiatiques. Le rôle de la presse libérale-conservatrice dans la déstabilisation et la chute du président João Goulart (1961-1964), à travers la construction et la diffusion de l’image d’un pays au bord du précipice communiste, n’est plus à prouver.

Tout au long de la campagne, O Globo relativise l’impact des « fake news » dans le succès annoncé du candidat

Au début de la campagne électorale qui a mené le 28 octobre 2018, à sa victoire face au candidat du Parti des travailleurs (PT) Fernando Haddad, les grands groupes de presse n’ont pas encore jeté totalement leur dévolu sur le candidat du Parti social libéral (PSL). Celui-ci en est alors à son septième mandat en tant que député fédéral et a amené tous ses fils vers la politique. Il s’est fait remarquer par ses déclarations conservatrices et sécuritaires en faveur du port d’arme, du pouvoir militaire ou de la réduction de la majorité pénale, ainsi que ses propos racistes, misogynes, violents et homophobes relayés par les médias, qui ont contribué ainsi à la mise en scène de son personnage. Pour les propriétaires des groupes médiatiques qui s’unissent progressivement autour de sa candidature, Bolsonaro apparaît comme le seul capable de vaincre le PT et mettre sur les rails l’agenda de réformes qui leur seraient favorables. Tout au long de la campagne, O Globo relativise par exemple l’impact des « fake news » dans le succès annoncé du candidat. Dans un éditorial daté du 19 octobre 2018, O Estado de São Paulo attribue même au « désespoir » les suspicions de diffusion illégale de fausses informations via les réseaux sociaux.

Cette ambiguïté du comportement des grands médias face au président et ses ministres est dénoncée le 13 août 2019 par l’Observatoire de la presse, association émanant du Laboratoire d’études avancées en journalisme de l’université de l’État de Campinas— il peut être comparé, en France, à Acrimed. Si ces médias ont parfois critiqué certaines déclarations fracassantes, polarisantes et haineuses, ils ne se sont en aucun cas émus des privatisations et de la destruction de l’environnement proposées par l’actuel gouvernement, retranché dans la défense des élites traditionnelles. Pour les médias dominants, l’attitude outrancière du président prête davantage le flanc aux critiques que la teneur néo-libérale de sa pratique politique.

Pour les médias dominants, l’attitude outrancière du président prête davantage le flanc aux critiques que la teneur néo-libérale de sa pratique politique

Certes, de nombreux éditorialistes issus de ces groupes médiatiques ont récemment pris position contre le président brésilien, mais leurs employeurs respectifs ont largement contribué depuis 2014 à la vague conservatrice ainsi qu’à la destitution de la présidente Dilma Rousseff en 2016. Ce revirement n’est pas homogène : certains groupes médiatiques soutiennent de manière inconditionnelle l’actuel président, à l’instar du groupe Record, propriétaire du réseau RecordTV. Dirigé par Edir Macedo, pasteur évangélique et fondateur de l’Église universelle du royaume de Dieu, le groupe s’est converti en porte-parole du gouvernement, diffusant son fondamentalisme religieux et alimentant la mise en scène de la vie publique par des clichés sensationnalistes.

Un président des réseaux sociaux qui méprise les journalistes

La pratique médiatique de Bolsonaro est la réciproque de ce comportement ambivalent entretenu par la presse. Mais les nouveaux canaux de communication permis par les réseaux sociaux, dont il fait un usage intensif, sont-ils contradictoires avec ce rapport équivoque ? Très actif sur Twitter, le chef de l’État s’y exprime fréquemment à propos de sa conception des médias traditionnels dans la société brésilienne. En septembre 2018, il les accuse ainsi de constituer une menace pour son idéal démocratique : « Il semble qu’une partie de la presse d’appareil ne soit pas intéressée par la liberté, mais seulement par les relations intimes avec la gauche, nocives pour l’information et pour la démocratie. » Le vaste corpus de ses déclarations en ligne témoigne de son mépris pour la médiation opérée par les journalistes entre le pouvoir politique et la société et de sa volonté de court-circuiter les médias.

Si Jair Bolsonaro n’a évidemment pas le monopole dans la sphère politique brésilienne de l’usage des réseaux sociaux pour communiquer avec ses électeurs et partisans, notamment via les émissions diffusées en direct sur Facebook, et ainsi court-circuiter la presse traditionnelle, il en fait toutefois un usage spécifique et radical. Il aura fallu attendre quatre jours après le second tour de l’élection présidentielle pour qu’il organise sa première interview collective — chez lui. Au cours de cet exercice, les agences de presse internationales et les grands périodiques imprimés tels que O Estado de São Paulo, Folha de São Paulo, O Globo et Valor Econômico, sont exclus et la part belle est faite aux chaînes de télévision : TV Globo, GloboNews, Band, Jovem Pan, Record TV... C’est devant cette audience de journalistes sélectionnés minutieusement, que le président brésilien affirme d’ailleurs avoir été élu « grâce aux médias sociaux ».

Autre exemple de sa défiance envers les médias : lors de son investiture, le 1er janvier 2019, d’importantes restrictions sont imposées aux journalistes, conduisant Miriam Leitão, présentatrice de la TV Globo, à critiquer l’utilisation du prétexte sécuritaire pour « restreindre le travail de la presse » de manière « impensable et inacceptable ».

Pour Jair Bolsonaro, Twitter constitue une réelle matrice de communication devenue partie intégrante de la gestion politique

Ces pratiques d’obstruction, dénoncées par d’autres professionnels au cours de l’année 2019, sont particulièrement contradictoires avec les déclarations mises en ligne sur Twitter par un président soi-disant défenseur de la liberté d’information, comme lorsqu’il publie le 13 janvier 2019, après une critique formulée à l’encontre de O Estado de São Paulo : « La liberté de presse est nécessaire et c’est quelque chose que les gouvernements précédents tentaient de contourner. Bon travail à vous et que la vérité prévale toujours ! ». Mais pour Jair Bolsonaro, le réseau social de microbloging constitue une réelle matrice de communication devenue partie intégrante de la gestion politique.

Des médias indépendants aux audiences confidentielles

Dans ce contexte médiatique, peut-on envisager l’émergence de lignes éditoriales et de prises de position réellement critiques vis-à-vis du gouvernement ? Au cours de la dernière décennie, les initiatives indépendantes se sont considérablement développées. Mídia Ninja, un média social créé en 2011 à São Paulo et dont la page facebook compte actuellement plus de deux millions d’abonnés, s’est rendu célèbre pour avoir couvert les manifestations de 2013 en produisant des reportages en immersion dans la foule et souvent, au cœur de la répression. Les jeunes journalistes, (à l’image de Taha Bouhafs ou Rémy Buisine en France,) sont devenus des spécialistes des captations avec smartphone et des transmissions en direct sur les réseaux sociaux. Aux quatre coins du Brésil, les émissions de radio indépendantes et les blogueurs diffusent également leurs analyses du contexte politique, économique et social. Mais ces initiatives ne bénéficient pas d’une couverture d’envergure, et le secteur audiovisuel public, censément consolidé en 2007 par la création fédérale de l’Entreprise brésilienne de communication (EBC) et la TV Brasil, est trop faible pour concurrencer les grandes chaînes privées et semble par ailleurs menacé dans son existence même.

Si le soutien populaire de Bolsonaro s’est quelque peu effrité au fil des mois, celui-ci bénéficie encore d’un appui inconditionnel de la part de larges secteurs

Mondialement célèbre pour avoir publié les révélations d’Edward Snowden, le journaliste et écrivain nord-américain Glenn Greenwald s’est installé au Brésil en 2005. Responsable du magazine en ligne The Interceptcréé en 2014, il est devenu l’ennemi juré du président brésilien en révélant à partir de juin 2019 des preuves de la partialité des promoteurs de l’opération Lava-Jato ("Kärscher"), une vaste opération policière anti-corruption lancée par le juge Sergio Moro et qui a conduit à l’emprisonnement de l’ancien président Lula en avril 2018 . À la suite de ces révélations, le journaliste a fait l’objet d’accusations de cybercriminalité par le parquet brésilien— un juge fédéral a toutefois refusé de donner suite à cette plainte —, ce qui atteste les réelles difficultés rencontrées par des projets basés sur la diffusion d’une information indépendante au Brésil. Si le soutien populaire du président Bolsonaro s’est quelque peu effrité au fil des mois, celui-ci bénéficie encore d’un appui inconditionnel de la part de larges secteurs de la société brésilienne.

L’analyse formulée fin 2018 par les chercheuses Deysi Cioccari et Simonetta Persichetti semble en ce sens tout à fait visionnaire : « La haine de Bolsonaro est intensément relayée par les médias. […] La vérité est que les médias ont besoin de la politique, et cette dernière a, chaque fois plus, besoin des médias. Même si, dans son cas, Bolsonaro prétend que non, il ne survit pas sans la logique spectaculaire qui l’entoure. » Et qui, semble-t-il, fait oublier toutes les irrégularités de sa pratique politique à un pan majoritaire de la population séduit par sa rhétorique haineuse, manichéenne et discriminatoire.

Voir en ligne : La Revue des médias| INA

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