Selon les données du Réseau brésilien de recherche sur la souveraineté et la sécurité alimentaires et nutritionnelles (Rede Pennsan), plus de 70 % de la population brésilienne connaît un certain degré d’insécurité alimentaire. Mais l’augmentation de la faim, en particulier dans les campagnes, n’est pas due au manque de nourriture mais à la force de l’agrobusiness. C’est la conclusion que tire l’agronome José Graziano da Silva, ancien directeur de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et directeur de l’Institut Fome Zero, créé en octobre dernier.
Lors d’un cours magistral à l’Institut d’économie de l’Université d’État de Campinas (Unicamp), mardi soir (20/04), il a rappelé que le Brésil est un grand producteur d’aliments et a souligné la responsabilité de ce secteur dans l’augmentation des inégalités :
« Il existe un conflit entre la valorisation extrême du secteur de l’exportation de matières premières, la répartition des revenus locaux et l’accès des travailleurs à une bonne alimentation. Les revenus du secteur de l’exportation, de l’agrobusiness, sont extrêmement concentrés. Et ce secteur verse des salaires dérisoires aux travailleurs et conserve la plus grande partie des gains. »
M. Graziano a fait remarquer que ce secteur d’exportation du pays a battu tous les records durant la pandémie, en exportant non seulement du maïs, du soja et du café, mais aussi des produits qui ne figuraient pas dans la liste des exportations traditionnelles, comme le riz et les haricots. « Ils disent que cela leur rapporte des dollars, des devises étrangères ; à ceux qui exportent, certes, mais pas aux travailleurs. »
De Olho nos Ruralistas a réalisé une vidéo il y a deux ans montrant le rôle de l’agrobusiness dans le maintien des inégalités : "O agro não é terra."
L’INSÉCURITÉ ALIMENTAIRE EST MULTIPLIÉE PAR DEUX DANS LES ZONES RURALES
Selon l’enquête du réseau Penssan, publiée début avril, sur 211,7 millions de Brésiliens, 116,8 millions vivent avec un certain degré d’Insécurité Alimentaire (IA). Parmi eux, 43,4 millions n’ont pas assez de nourriture et 19 millions sont confrontés à la famine. L’IA, dans sa forme la plus grave, est multipliée par deux dans les zones rurales du pays, en particulier lorsqu’il n’y a pas d’eau en quantité suffisante pour la production alimentaire (elle passe de 21,1% à 44,2% dans les zones rurales) et pour la consommation animale (de 24% à 42%).
Ces taux sont les plus mauvais depuis 2004, année où 64,8 % de la population disposait d’une alimentation adéquate, contre 44,8 % aujourd’hui. Dans le Nord-Est, ce pourcentage tombe à 28,1% alors que, jusqu’en 2013, toutes les enquêtes montraient une régression de la faim.
« Je voudrais souligner deux choses : la diminution du taux d’alimentation adéquate a été rapide, et, au même moment, la hausse des prix, de 14,5%, a été pratiquement deux fois plus importante, dit Graziano. "Le deuxième point, c’est que dans le Nord-Est, les données sont toutes plus mauvaises " Il raconte qu’en 2020, au Brésil, alors que 9 % de la population souffrait de la faim, ce taux était de 14 % dans le Nord-Est. Un autre chiffre qu’il juge significatif est celui de l’insécurité alimentaire légère, des personnes qui subissent des restrictions en raison du prix des produits : "Elle atteint 34,77% [au niveau national] et plus de 41% dans le Nord-Est. En d’autres termes, plus de 70 % de la population est confrontée à une forme d’insécurité."
Il y a un an, dans une interview accordée à De Olho Nos Ruralistas, il avait déjà attiré l’attention sur la possibilité que le pays réapparaisse sur la Carte de la Faim [2] pendant la pandémie et critiqué le gouvernement de Bolsonaro pour sa politique de démantèlement des structures d’approvisionnement et de promotion des coopératives de petits agriculteurs.
LE MONDE COMPTE 2 MILLIARDS DE PERSONNES SOUFFRANT D’UN TYPE DE FAIM
Graziano souligne que l’insécurité alimentaire dans le monde a de nouveau augmenté depuis 2014, en raison de la récession économique, et que les projections faites en 2020 ne prévoyaient pas encore de seconde vague de la Covid-19. Même dans le meilleur des scénarios, il existait déjà une tendance à la hausse du nombre de personnes sous-alimentées, dont le total passait d’environ 696 à 828 millions, soit plus de 10 % de la population mondiale.
Ces données proviennent de la FAO, elles ont été publiées la semaine dernière et correspondent à l’objectif numéro 2 du développement durable : la faim zéro.
"Avant la Covid, si l’on ajoute l’insécurité modérée et sévère, environ 2 milliards de personnes dans le monde souffraient d’une certaine forme de faim", souligne-t-il. "Ces chiffres sont malheureusement pires aujourd’hui".
Pendant ce temps, [au Brésil], l’agrobusiness continue de se développer, sans se soucier de la crise économique, de la pandémie et du génocide en cours. De janvier à octobre 2020, la balance commerciale du secteur a enregistré un excédent record, avec un solde positif de 75,5 milliards de dollars.
Les recettes provenant de l’exportation ont atteint la somme de 85,8 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,7 % par rapport à la même période de l’année précédente. Ces informations proviennent de la Confédération brésilienne de l’agriculture et de l’élevage (CNA) et sont basées sur les données du Secrétariat du commerce extérieur du Ministère de l’économie.
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À un moment très particulier, alors que la Chine reconstitue ses stocks, l’agro-industrie exportatrice montre un très fort dynamisme Mais celui-ci n’irrigue pas, ne transfère pas les revenus à la population, il les concentre de plus en plus. Il y a une concentration brutale des terres et des propriétés.
NOUS NE POUVONS PAS ATTENDRE LE CHANGEMENT DE PRÉSIDENT
Face aux immenses étendues de production de maïs, de soja et d’autres cultures, Graziano note que les gens ne disposent plus d’un espace suffisant leur permettant d’assurer la production de leur propre nourriture.
« Ce modèle brésilien d’exportation de matières premières, qu’elles soient minières ou agricoles, ne laisse pas assez de valeur ajoutée dans le pays et ne permet pas de maintenir des emplois, ni une bonne répartition des revenus », dit-il.
« Nous voyons le Brésil s’appauvrir en tant que nation et concentrer les richesses dans les mains de quelques-uns, les grands propriétaires terriens. »
Il estime que le niveau de concentration de l’agrobusiness est incroyable et inacceptable : « Une demi-douzaine d’entreprises sont responsables de la commercialisation, de la transformation et de la distribution de la plupart des produits agricoles. Un nombre de plus en plus restreint d’exploitations sont à l’origine du plus grand volume d’exportations. »
Est-ce dû à l’efficacité du secteur ? Selon Graziano, ce n’est pas le cas : le mérite de l’agrobusiness est de réussir à capitaliser sur le soutien politique d’une majorité au Congrès [3] , qui approuve tout ce qui est dans son intérêt, « mais pas dans celui du peuple brésilien. » Selon l’agronome, il est nécessaire de changer la politique fiscale et de mettre fin à l’exonération des intrants. « Nous n’avons des exonérations que pour les produits chimiques, les engrais, les pesticides, utilisés par ce secteur. »
Graziano défend la restitution des aides d’urgence [4] à un niveau couvrant les besoins de base et pour aussi longtemps que cela est nécessaire ; il demande également la réinstauration des politiques sociales permettant de combattre la faim et de promouvoir la sécurité alimentaire. Et plus encore : l’abolition de l’amendement constitutionnel du plafond des dépenses [5] et l’engagement des différentes sphères de pouvoir dans la lutte visant à réduire les inégalités.
« Nous ne pouvons pas attendre la fin du mandat du président ; 2021 menace d’être une tragédie jamais vue dans ce pays si la société civile et le pouvoir public municipal ne s’organisent pas pour faire face à cette situation. »