Alors que l’ancien ministre de l’Environnement Ricardo Salles suggérait de profiter de la pandémie pour faire « passer en force [sur la réglementation environnementale] », au moins 351 députés fédéraux sonnaient la corne de brume. Une plateforme interactive exclusive développée par le journal Repórter Brasil révèle que 68% de la Chambre, soit 2 députés sur 3, sont complices du démantèlement socio-environnemental promu par l’administration de Jair Bolsonaro (PL ).
Lire aussi Ruralometro 2014-2018 La majorité des députés a reçu des donations de ceux qui se livrent à la déforestation. Comment cela se reflète-t-il dans leur activité parlementaire ?ZOOM sur l’Amazonie : 72% des députés pour les 7 Etats de l’Amazonie légale [3] ont agi contre la défense de la forêt, de l’agriculture familiale et des droits des populations traditionnelles entre 2014 et 2017.
Ces députés ont présenté des projets de loi et voté des modifications législatives qui nuisent au contrôle environnemental, favorisent les activités économiques prédatrices, fragilisent la législation du travail, entravent l’accès aux prestations sociales et freinent la réforme agraire, entre autres reculs signalés par les organisations socio-environnementales.
Ces conclusions font partie du Ruralomètre 2022, une plateforme de données et de consultation sur les activités de la Chambre des députés, développée par Repórter Brasil et qui mesure la "fièvre ruraliste" des parlementaires. Cet outil, qui en est à sa deuxième édition, indique si un député agit positivement ou négativement à l’égard de l’environnement, des travailleurs ruraux, des populations autochtones et des autres populations traditionnelles.
Pour évaluer les députés, 28 votes par appel nominal [4] et 485 projets de loi présentés au cours de la législature actuelle, qui a débuté en février 2019, ont été analysés. Les propositions et les votes ont été classés comme "favorables" ou "défavorables" par 22 organisations spécialisées dans les questions sociales, environnementales et de travail. Chaque député a reçu une note comprise entre 36⁰ C et 42⁰ C – faisant référence à la température du corps. Plus la performance du député est mauvaise, plus sa température est élevée. Des valeurs supérieures à 37,4° C indiquent une "fièvre ruraliste" - ou une action défavorable (voir la plateforme).
Les résultats de l’analyse indiquent l’avancée de la "nouvelle droite" dans l’arène législative et montrent également le pouvoir, à Brasilia, du Front parlementaire pour l’agriculture et l’élevage, connu sous le nom de bancada ruralista, qui détient aujourd’hui une influence sur deux tiers de la Chambre, dans un contexte où le Congrès prend les rênes de l’agenda politique national, en accord avec l’Exécutif. Selon les spécialistes, ce scénario favorise l’approbation de lois anti-environnementales et contraires aux droits sociaux et du travail.
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"Avec la vague bolsonariste de 2018, un Congrès beaucoup plus à droite que les précédents a été élu. Par ailleurs le gouvernement, qui est contre les autochtones et l’environnement, a construit sa base de soutien dans l’arène législative avec le centre (centrão), qui soutient cet agenda radical et rétrograde", évalue le politologue Cláudio Couto, professeur de sciences politiques à la Fondation Getulio Vargas (FGV).
Selon les analystes, le penchant ruraliste de la Chambre était déjà une réalité. L’ancienne présidente de l’Ibama et spécialiste des politiques publiques à l’Observatoire du climat, Suely Araújo, affirme qu’il a toujours été possible d’adopter des lois protectrices, même face à cette majorité ruraliste. Pour cela, cependant, le soutien d’une partie de l’Exécutif pesait. "Mais cela s’est perdu, et le ministère de l’environnement est désormais le premier à soutenir au Congrès le renversement de la protection de l’environnement", dit celle qui a travaillé pendant 29 ans à la Chambre des députés en tant que consultante parlementaire sur les dossiers environnementaux.
"Ça a été un combo parfait contre l’environnement, la pire législature depuis la redémocratisation", estime Raul Valle, directeur du département de Justice Socio-environnementale du WWF Brésil.
Parmi les reculs approuvés par la Chambre depuis 2019, Kenzo Jucá, conseiller législatif de l’ISA (Institut Socio-environnemental), pointe du doigt trois projets du "paquet de destruction". Il s’agit du Projet de Loi (PL) 6.299/2002, ou "loi du venin" (qui autorise l’utilisation de pesticides, y compris de ceux dont il est prouvé qu’ils sont cancérigènes, sans qu’il soit nécessaire d’obtenir l’approbation de l’Agence nationale de surveillance de la santé du Brésil (Anvisa), du Projet de Loi 2633/2020, connu sous le nom de "loi de l’accaparement des terres " (qui assouplit l’inspection foncière et facilite l’accaparement des terres publiques), et du PL 3729/2004, ou Loi générale sur les licences environnementales (qui supprime les licences dans certains cas, crée des « auto-licences » dans d’autres, et affaiblit le rôle des agences environnementales). Les trois mesures, qui font partie de la base de données du Ruralomètre, sont en cours de traitement au Sénat.
La députée Joenia Wapichana (Rede-RR, 36,6° C), seule parlementaire autochtone au Congrès depuis plus de 30 ans [5], affirme qu’avec le renforcement de la base ruraliste, les environnementalistes ont été contraints d’être sur la défensive, sans grande marge de manœuvre pour avancer des propositions. "Nous avons tout fait pour éviter un démantèlement total des quelques droits des peuples autochtones".
Les rois du rodéo
Au milieu de ce parfait combo, ceux qui se sont le plus distingués par des propositions et des votes considérés comme anti-environnementaux et anti-autochtones sont des députés masculins, élus dans les États de l’Amazonie légale et de la région Sud, ainsi que les représentants de la "nouvelle droite". Sur les 20 élus ayant les plus mauvais scores du Ruralomètre 2022, 14 en sont à leur premier mandat et 13 d’entre eux sont issus du PL, le parti du président Jair Bolsonaro. Ce sont des parlementaires novices élus dans le sillage du phénomène Bolsonaro en 2018, qui ont dépassé les défenseurs traditionnels de l’agrobusiness dans le démantèlement socio-environnemental.
C’est le cas de Nelson Barbudo (PL-MT, 42º C), le "champion" du classement des parlementaires les plus mal notés. Ses huit projets de loi inclus dans l’enquête ont tous été considérés comme nuisibles à l’environnement.
C’est par exemple le cas du projet de loi qui empêche la saisie et la destruction des équipements impliqués dans des infractions environnementales, et qui conduit à affaiblir les opérations de contrôles, selon Greenpeace. Dans un autre projet de loi, Barbudo a défendu ses propres intérêts en proposant de réduire le plafond des amendes environnementales de 50 millions de R$ à 5 000 R$ - une mesure qui lui est potentiellement bénéfique, puisqu’il doit 25 000 R$ à l’Ibama depuis 2005.
Sollicité par Repórter Brasil, Nelson Barbudo n’a pas commenté le fait qu’il était le plus mal noté. Il a toutefois précisé se définir comme un "conservateur libéral".
En juillet, Nelson Barbudo a déclaré à la commission de l’environnement de la Chambre des députés que l’État du Mato Grosso était un "modèle de préservation de l’environnement". "De manière générale, le Brésil a donné une leçon au monde entier en matière d’agriculture durable", a-t-il dit. Pourtant, les données de l’ Agence nationale de recherche spatiale (Inpe) indiquent que le Mato Grosso a enregistré 5 682 km² de déforestation au cours des trois premières années du mandat de Jair Bolsonaro, soit une hausse de 32 % par rapport aux trois années précédentes (4 294 km²).
Le deuxième député le plus mal noté par Ruralomètre est une exception parmi les nouveaux venus à Brasília : Lucio Mosquini (MDB-RO, 41,3° C) est au Parlement depuis 2015 et est considéré comme un ruraliste traditionnel - il a déclaré aux tribunaux électoraux qu’il possède deux propriétés évaluées à 2,6 millions de R$.
Au cours de cette législature (2018-2022), Lucio Mosquini a été l’auteur du projet de loi 195/2021, qui modifie le Code Forestier afin d’augmenter de 20 à 40 m3/an l’extraction de bois de la réserve légale [6] sans autorisation. Sa justification repose sur le fait que les agriculteurs familiaux ont besoin de bois sur leur propriété, mais les environnementalistes estiment de leur côté que la mesure est susceptible d’encourager la déforestation, et d’alimenter les cargaisons de bois exploité illégalement.
Le troisième député le plus mal noté est Éder Mauro (PL-PA, 40,9 °C), qui se définit comme le "leader du lobby des armes [7] dans la région Nord". Bien que son travail soit davantage lié à la défense des armes, il s’est fait remarquer en tant que porte-parole des orpailleurs.
Ce député est l’auteur d’au moins deux projets qui fragilisent l’application de la législation environnementale et favorisent l’exploitation minière : le PL 5246/2019, qui permet aux autorités municipales de délivrer des permis environnementaux pour les activités minières (au lieu des autorités fédérales), et le PL 5822/2019, qui autorise l’exploration minière à petite échelle dans les réserves extractives [8].
Éder Mauro et Lucio Mosquini ont été contactés par Repórter Brasil mais n’ont pas répondu aux demandes d’interview.
Pour Raul Valle, la montée des "ruralistes bolsonaristes" contribue à faire "baisser le niveau des ruralistes traditionnels", qui semblent désormais presque modérés. "Les ruralistes traditionnels n’ont jamais cru qu’ils pouvaient s’opposer avec autant de véhémence à un sujet aussi cher à la population que celui de l’environnement, ils ont donc toujours essayé d’être plus modérés. Des propositions qui n’étaient pas imaginables auparavant, parce qu’elles vont à l’encontre du bon sens et de l’opinion publique, ont désormais gagné en force."
Le directeur du département de justice sociale et environnementale du WWF-Brésil estime que la tendance est qu’une partie considérable du groupe ruraliste traditionnel finisse par radicaliser son discours afin de disputer les électeurs aux représentants de la nouvelle droite.
Lors de sa première législature, avec huit députés, le parti Novo était le parti le plus mal noté au Ruralomètre (39,3° C, en moyenne). "J’avais l’espoir que le parti Novo puisse devenir un allié de la question environnementale, en apportant de nouvelles perspectives, comme le fait la droite européenne. Mais leur groupe s’est aligné sur le gouvernement et sur l’opinion selon laquelle les règles environnementales entravent les affaires, ce qui montre qu’il y a encore un long chemin à parcourir pour que le libéralisme brésilien intègre l’agenda environnemental", analyse Raul Valle. Contacté, le parti Novo n’avait pas répondu à la publication de ce reportage.
S’il s’agit bien d’une épidémie dans la droite brésilienne, la "fièvre ruraliste" touche également des députés de haut rang à gauche, comme Flávio Nogueira (PT-PI, 37,9° C). En 2021, alors qu’il était affilié au PDT, le député a voté en faveur du projet de loi dit « de l’accaparement des terres [9] ». Sollicité, il s’est refusé à tout commentaire.
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"Il est surprenant de constater que des parlementaires, de droite comme de gauche, ont désormais ces positions. Mais plus les partis s’approchent de l’extrême droite, plus la température des députés augmente, comme c’est le cas pour le PP, les Républicains et le PL qui est aujourd’hui le parti d’extrême droite au Brésil", explique la politologue Maria do Socorro Braga, professeure à l’Ufscar.
Un Congrès renforcé
Le rôle du président de la Chambre, Arthur Lira (PP-AL, 38,2° C), est crucial pour comprendre l’avancée de l’agenda anti-environnemental, selon les experts. Les projets du "paquet de destruction" ont principalement été votés au cours de sa mandature, qui a débuté en février 2021. Allié de Bolsonaro, Lira a cherché à favoriser l’approbation des projets qui intéressent l’exécutif.
"Le gouvernement a, dans une large mesure, cessé de chercher à diriger le processus législatif en faveur des leaders du Congrès. Lira a de cette manière été le principal auteur de la progression de cet agenda régressif", analyse Couto, de la Fondation Getúlio Vargas (FGV).
Son prédécesseur, Rodrigo Maia (PSDB-RJ, 37,3°C), s’est en revanche montré plus ouvert au dialogue avec l’opposition et a évité certains reculs environnementaux, indique Raul Valle, du WWF. Dans le domaine du travail, en revanche, le mandat de Maia a été marqué par la perte de droits sociaux, avec l’approbation de la réforme de la sécurité sociale, du "Contrat Vert Jaune [10]" et de la "mesure provisoire [11] de la liberté économique [12]", entre autres, qui figurent également dans le bilan du Ruralomètre.
En plus de dicter le rythme de l’agenda politique, le Congrès a consolidé son pouvoir avec le "budget secret", qui a permis aux parlementaires alliés à Jair Bolsonaro et Arthur Lira de bénéficier d’un traitement de faveur dans l’envoi de fonds fédéraux pour conduire des chantiers dans leurs bases électorales.
Avec plus de pouvoir entre les mains des centristes, quel que soit le vainqueur de l’élection présidentielle, les ruralistes devraient continuer à progresser à la Chambre, même si ce n’est pas à la même vitesse qu’en 2018, évaluent les experts.
"Le budget secret favorisera le jeu de pouvoir électoral de ces parlementaires [plus proches du gouvernement actuel]. On ne peut pas mesurer dans quelle mesure, mais ils seront dans une situation avantageuse", précise Cláudio Couto, de la Fondation Getúlio Vargas (FGV), qui voit dans le Brésil d’aujourd’hui un "gouvernement de parlementaires", dirigé par le pouvoir législatif.
Consultez le Ruralomètre, un outil qui permet de suivre la manière dont les actions des députés affectent l’environnement et les populations rurales.
Ce reportage a été réalisé avec le soutien de la DGB Bildungswerk [13], dans le cadre du projet PN : 2020 2611 0/DGB0014.