Analyse de la conjoncture politique brésilienne (4)

 | Par Carlos Nelson Coutinho

Quatrième et dernière partie de notre série « Analyse de la conjoncture politique brésilienne »

Entretien avec Carlos Nelson Coutinho


Durant 6 heures chaque jour, Carlos Nelson Coutinho se penche sur ses livres. Professeur de Théorie Politique à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ), responsable de l’édition du Centre d’études, rien de plus naturel. La lecture quotidienne de trois journaux nationaux accompagne la promenade du maître dans les lettres imprimées et ouvre la vision sur le monde. Sans perdre perdre de vue ce qui intéresse le Brésil et, spécialement ces temps derniers, le Parti des Travailleurs (PT).
Composant un trio avec le philosophe Leandro Konder et l’ex-député Milton Temer, amis d’exil et compagnons d’idées, il partage avec eux la préoccupation envers les orientations du PT et le destin du gouvernement Lula. Il désenchante à chaque écartement des thèses socialistes et à chaque cause abandonnée, aujourd’hui personnifiés dans l’acte d’expulsion de trois députés fédéraux du parti et de la sénatrice Heloisa Helena (Etat d’Alagoas). Pendant que le bureau national du PT se réunit à Brasilia, Coutinho regarde le Planalto Central et dénonce : le pays vit le troisième temps du gouvernement de Fernando Henrique Cardoso, et les réformes menées par Lula ne sont que des contre-réformes. Loin de la plage et du soleil, concentré sur la conclusion de l’édition des œuvres de Gramsci, il pointe les incohérences du PT.

L’expulsion de la sénatrice Heloisa Helena est-elle la goutte d’eau qui fait déborder le vase de ceux qui critiquent les orientations actuelles du PT ?

<img1103|left> Il s’agit bien de ça, la goutte d’eau. En fait, Milton Temer, Leandro Konder et moi ne nous éloignons pas du PT seulement à cause de l’expulsion de Heloisa et d’autres compagnons. Notre douloureuse réflexion sur les transformations du PT, qui ont commencé bien avant son arrivée au gouvernement, ont commencé il y a un certain temps. Cette réflexion nous a amenés à constater qu’il y a de graves processus involutifs dans le parti. Cela a été très douloureux pour nous de prendre cette décision, après 14 ans de militantisme et de dévouement au parti.

Quels processus involutifs ?

Sur le plan du programme, par exemple, le courant majoritaire du PT a abandonné toute référence concrète au socialisme. Quand il en parle, ce qui arrive de moins en moins, c’est pour dire que le socialisme n’est pas un mode nouveau de production, une forme inédite de sociabilité, mais un idéal éthique qui nous encourage à tenter « d’améliorer » le capitalisme, à « humaniser » le marché, considérés maintenant comme éternels. Il n’est pas fortuit que Lula ait récemment déclaré qu’il n’a jamais été de gauche.
Sur le plan de l’organisation, le PT a souffert un fort processus de bureaucratisation, qui se reflète dans la centralisation des processus décisionnels dans les instances dirigeantes, composées de toujours plus de fonctionnaires. La démocratie interne a pratiquement disparu. A cela s’ajoute un recrutement sans critère, qui non seulement permet mais encourage l’entrée de personnes qui n’ont rien à voir avec les principes qui jusqu’à peu orientaient l’action du PT. Le recrutement de Narriman Zito et Flamarion Portela est emblématique, car se faisant au moment même de l’expulsion de Heloisa Helena pour le simple fait qu’elle continue à défendre ce que le PT a toujours défendu.

Si le bureau national du PT revient en arrière et renonce à l’expulsion, passez-vous l’éponge ou maintenez-vous votre intention de monter un mouvement ou de former un parti afin de récupérer les causes abandonnées par le PT à son arrivée au gouvernement ?

Notre décision d’abandonner le PT a été précipitée par la brutalité avec laquelle on prétend résoudre les divergences internes, mais elle ne résulte pas seulement de cela. Il faut être clair, nous n’avons pas la moindre intention de proposer la formation immédiate d’une nouvelle entité. Un parti ne surgit pas de la décision de trois, vingt ou cent intellectuels. Il est le résultat de l’exigence de la société, de la dynamique des luttes sociales. Les origines du PT sont éclairantes pour cela. Nous comprenons donc les raisons de beaucoup de compagnons, intellectuels ou non, qui croient encore à la lutte interne, qui maintiennent l’espoir de renverser le cadre actuel et de ramener le PT au vieux fonds socialiste et démocratique. Bien que très sceptiques, nous les soutenons.


S’agit-il alors d’abandonner le militantisme et de revenir au monde
académique ?

Non, pas du tout. Ce que nous prétendons faire c’est contribuer à la formation d’un forum de débats, dans lequel se retrouveraient non seulement ceux qui sont prêts à sortir du PT mais également ceux qui, bien qu’ils pensent comme nous, veulent continuer la lutte interne. Ils sont nombreux. Ce forum devrait aussi englober des intellectuels et des personnalités d’autres milieux, de ceux qui n’ont jamais milité au PT à ceux qui intègrent d’autres partis de gauche ou n’ont simplement pas d’appartenance politique, mais qui s’identifient à une lutte commune pour refonder une gauche socialiste et démocratique.


Faites-vouspartie de ceux qui pensent que les partis doivent être substitués par les mouvements sociaux ?

Les transformations radicales pour lesquelles nous luttons aujourd’hui ne peuvent pas être réalisées uniquement par les mouvements sociaux et les associations. Pour cela, notre horizon est l’appui à la création d’une nouvelle formation. On n’a encore rien inventé qui puisse remplacer le parti politique dans sa fonction d’universaliser les luttes sectorielles pour la transformation radicale de la société. Mais il faut éviter toute précipitation. Cela ne nous intéresse pas de créer un petit parti qui se limite à témoigner de la pureté de nos convictions. Le forum pourra être un encouragement à la création d’un nouveau parti, socialiste, démocratique et de masse. Pour que cela arrive, cependant, il faut que les conditions mûrissent. Pour l’instant, le forum atteindrait son objectif s’il maintenait l’espoir qu’un autre monde est possible, que le socialisme n’est pas une utopie anachronique. Nous ne sortons pas du PT pour aller cultiver notre jardin mais pour continuer la lutte pour une société socialiste et démocratique, pour ce pour quoi le PT a lutté les vingt premières années de son existence.

Croyez-vous qu’il y ait encore une chance de retour pour le PT et le gouvernement Lula ?

Il faut faire la distinction entre le PT et le gouvernement Lula, justement, la distinction qui n ’est pas faite par l’actuelle direction du parti. Pendant la campagne électorale, Lula et le PT ont proposé une politique d’alliances qui unisse le monde du travail et le « capital productif », ou, plus précisément, la bourgeoisie industrielle. L’objectif immédiat de cette alliance serait de rompre avec la politique néolibérale de la période Fernando Henrique Cardoso - Malan et de mettre en place une nouvelle proposition de développement, avec création d’emplois et répartition des richesses.

Aucun de nous n’exigeait de Lula qu’il décrète le socialisme au Brésil, mais qu’il mette en place une politique effective et exécutable de réformes, capables d’ouvrir des perspectives de transformations plus importantes. Je pense à des reformes effectives, comme la réforme agraire et non à celles mises en place cette première année de gouvernement, comme celle de la retraite, qui ne sont que des contre-réformes, puisqu’elles consistent à détruire des conquêtes des classes subalternes et à favoriser le capital financier. Ce n’est pas un hasard si de telles « réformes » sont des propositions du gouvernement précédent ainsi que du FMI et qu’elles n’avaient pas encore été approuvées grâce à l’opposition du PT. Maintenant que le PT a changé de camp, ce sera plus facile de mettre en place l’agenda néolibéral dans son intégralité. Nous devons nous préparer aux réformes annoncées, entre autres les travailliste et universitaire. Dans les deux cas, comme dit le ministre Dirceu, il va y avoir de gros changements, mais certainement pas aux dépends des banquiers.

Ceci veut-il dire que vous êtes opposé à la politique des alliances ?

Non, j’ai toujours considéré comme une erreur de la part du PT, pendant la période initiale, d’avoir adopté une politique d’isolement, sectaire. Il s’agit de définir clairement ce qu’est une politique d’alliances. Quand on propose une telle politique, il faut définir quels sont les alliés, et quels sont les adversaires. L’adversaire de l’alliance entre les travailleurs et la bourgeoisie industrielle, représentée pas le couple Lula - José de Alencar, devrait être le capital financier, national et international. C’est-à-dire : faire des alliances ne signifie pas proposer une « concertation », une mêlée générale où les adversaires ne sont pas identifiés, où tous sont traités en alliés. Et comme il est impossible de concilier tous les intérêts conflictuels, cette « concertation » signifie dans la pratique la capitulation du gouvernement Lula devant les intérêts du capital financier, devant la fraction actuellement prédominante au pouvoir.
Comme dirait Chico de Oliveira, nous assistons, au moins jusqu’à présent, non pas à une nouvelle ère, celle de la victoire de l’espérance contre la peur, mais du troisième mandat de « l’ère Fernando Henrique ». Seule une forte mobilisation sociale, venue d’en bas, peut modifier la direction adoptée par le gouvernement Lula en cette première année d’activité. Je suis sceptique quand à cela, mais je n’écarte pas la possibilité de changements. Nous devons nous mobiliser pour qu’ils soient effectifs.

Et le PT ?

Là, le discours est autre. Comme disent certains de ses rares idéologues, le gouvernement Lula ne serait pas de gauche, du PT, mais un « gouvernement de centre-gauche ». Selon moi, il s’agit plutôt d’un gouvernement de centre-droit. De toute façon, cela signifie que le PT, s’il veut continuer à gauche, ne peut pas s’identifier complètement au gouvernement. Il devrait conserver son autonomie pour que la corrélation des forces à l’intérieur de ce gouvernement d’alliances puisse tendre vers le côté des travailleurs, la gauche. Ce que nous voyons, au contraire, c’est l’alignement complet du PT sur le gouvernement.


A qui attribuer ce changement ?

José Genuino, par exemple, n’agit pas comme le président d’un parti pluriel et de masse. C’est l’huissier du gouvernement, chargé de tirer l’oreille des membres du PT qui osent faire la moindre objection à la politique de capitulation menée par les détenteurs du pouvoir. Quand il faisait partie de l’extrême gauche du PT, qu’il combattait l’idée de démocratie comme valeur universelle et voyait la révolution socialiste au Brésil comme quelque chose de semblable à la prise du Palais d’Hiver, Genoino défendait les droits des minorités à l’intérieur du parti et a eu ses droits respectés. Personne n’a jamais pensé à l’expulser, ni même le petit parti auquel il appartenait. Pourtant, maintenant qu’il est arrivé au Planalto, il est devenu le bourreau des compagnons dissidents et minoritaires. Cette conversion drastique de Genoino est emblématique de la trajectoire du PT. De Marx et Engels à Tony Blair, la social-démocratie européenne a mis presque 150 ans pour abandonner le socialisme et devenir une force auxiliaire du grand capital. Elle a eu au moins le mérite de promouvoir cette évolution au moyen de congrès, certains historiques, où les militants avaient l’occasion d’être d’accord. Le PT est en train de réaliser cette trajectoire, en quelques années, à travers des décisions prises d’en haut. L’actuelle direction n’a pas eu le courage de convoquer un congrès du parti avant que celui-ci ne soit infesté par des Narriman Zito ou Flamarion Portela.

Maintenant, malheureusement, il est tard.


Source : Par Ana Maria Tahan - Jornal do Brasil - 14/12/2003

Traduction : Emilie Sobac pour Autres Brésils


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