Accord UE-Mercosur : la nouvelle phase du colonialisme

 | Par Pedro Grigori, Reporter Brasil

Les habitants du Mercosur ont été traités comme des citoyens de seconde zone, victimes de la violence chimique, empoisonnés par des pesticides interdits en Europe et ce scénario pourrait s’aggraver si un accord commercial qui réduit de 90% les droits de douane sur les pesticides, est conclu. Telles sont quelques-unes des conclusions de la nouvelle étude menée par Larissa Bombardi, chercheuse à l’USP . Conclusions si graves que les menaces à son encontre - elle dénonçait déjà l’utilisation des pesticides - se sont intensifiées et l’ont conduite à quitter le pays.

Traduction por Autres Brésils : Roger Guilloux
Relecture : Magali de Vitry

"Pour des raisons de sécurité, je ne pouvais pas lancer ce travail en continuant à vivre au Brésil car je sais qu’il touche directement à l’épine dorsale de la structure de cette société et du gouvernement", a-t-elle déclaré.

Un atlas inédit [1] de cette chercheuse montre comment le Brésil exporte des produits de base tels que les denrées alimentaires et les produits miniers, tout en important des technologies de pointe d’Europe. Et l’étude de la chercheuse Larissa Bombardi, à laquelle Agência Pública et Repórter Brasil ont eu accès, montre que ce qu’elle appelle le « néocolonialisme européen » gagnera encore en force si l’accord d’association entre le Mercosur et l’Union européenne est ratifié.

L’atlas « Geography of asymmetry : the vicious cycle of pesticides and colonialism in the trade relationship between Mercosur and the European Union » [2] a été présenté par la chercheuse au Parlement européen le mois dernier [mai 2021]. L’ouvrage expose les principaux dommages que l’accord causera aux pays du Mercosur : Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay. Entre autres, celui de l’expansion de la frontière agricole, avec des propriétés agricoles et d’élevage pénétrant principalement dans la zone de la forêt amazonienne.

Signé par le gouvernement de Jair Bolsonaro l’année dernière, l’accord commercial entre les deux blocs est en phase de ratification. S’il est conclu, le traité éliminera les droits d’importation pour plus de 90 % des produits. Le Ministère brésilien de l’économie estime que l’augmentation du produit intérieur brut (PIB) pourrait atteindre 125 milliards de dollars au cours des 15 prochaines années. S’il est conclu, l’accord créera l’une des plus grandes zones de libre-échange de la planète. Ensemble, les deux blocs représentent environ 25 % de l’économie mondiale et un marché de 780 millions de personnes.

Et c’est le secteur agricole qui en profitera le plus. Des produits comme le café et le tabac verront leurs droits de douane complètement éliminés, ce qui augmentera encore les exportations brésiliennes vers le bloc européen, lesquelles ont atteint 14 milliards de dollars pour les seuls produits agricoles et d’élevage en 2018.
« La tendance va renforcer davantage une situation qui est déjà très marquée : si nous exportons plus de soja, de café et de bois, l’impact environnemental sera encore plus grand », a expliqué Larissa dans une interview. « À titre d’exemple, l’augmentation de la production de soja a entrainé une augmentation de la superficie et il est évident que si la demande pour plus de production agricole augmente, des zones qui n’étaient pas destinées à la culture seront menacées ».
Selon Larissa Bombardi, l’accord ne sera bénéfique que pour une petite parcelle de la société brésilienne. « Ce n’est pas un accord destiné à surmonter les inégalités, à interdire le travail esclavagiste ou l’utilisation de pesticides », explique-t-elle.

Contrainte à quitter le Brésil

L’atlas a été présenté au Parlement européen le 11 mai. Un peu plus d’un mois avant le lancement de son étude, la professeure Larissa Bombardi a dû quitter le Brésil. Dès 2019, année où elle a publié une autre étude liant l’utilisation des pesticides au Brésil à l’Union européenne, la chercheuse a commencé à être intimidée par des personnes critiquant son travail.

Lire ailleurs sur Basta ! « Persécutions, diffamation, menaces de mort » : au Brésil, Bolsonaro force les lanceurs d’alerte à s’exiler... Défenseurs des droits, de l’environnement, scientifiques, politiques, artistes… les voix opposées au pouvoir sont toujours plus menacées au Brésil. Au point de choisir de fuir pour continuer la lutte. Récits d’exil.

"Pour des raisons de sécurité, je ne pouvais pas lancer cette étude tout en continuant à vivre au Brésil car je sais qu’elle touche directement à l’épine dorsale de la structure de cette société et du gouvernement" a déclaré la chercheuse au journaliste.

Au fil des années, la culture du soja n’a cessé d’augmenter au Brésil, menaçant de plus en plus les forêts primaires (Image : Institut brésilien de géographie et de statistiques – IBGE- -Sidra).

Larissa a été harcelée sur les réseaux sociaux par des défenseurs de l’agro-industrie, et elle en est même arrivée à recevoir des messages de mouvements sociaux lui indiquant d’éviter de prendre toujours les mêmes itinéraires, de changer ses horaires et sa routine pour se protéger d’éventuelles attaques des secteurs économiques impliqués dans la question des pesticides.

Depuis avril, Larissa vit en Belgique, où elle poursuit ses études ; elle assure qu’elle ne suspendra pas ses recherches et continuera de publier des ouvrages sur l’utilisation des pesticides au Brésil.

Asymétrie et dommages pour la santé

En 2018, les 31 pays du bloc européen ont exporté 41 milliards d’euros de marchandises vers le Mercosur. Au cours de la même période, le Brésil, l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay ont exporté ensemble 43 milliards de biens vers l’Union européenne, le Brésil représentant 70 % du total.

Cependant, Larissa Bombardi souligne ce qu’elle appelle une « asymétrie » : « Les nations riches exportent des produits industrialisés et de haute technologie alors que les pays plus pauvres exportent des biens de base tels que des produits alimentaires et miniers. Aujourd’hui encore, nous continuons à reproduire le modèle colonial que les puissances coloniales européennes ont mis en place, il y a 500 ans. »

Afin de produire à grande échelle des matières premières destinées aux pays développés, le Mercosur a investi dans l’expansion des zones agricoles et dans les pesticides. Selon les données de l’atlas, alors que la production de soja a augmenté de 53,95 % entre 2010 et 2019 au Brésil, l’utilisation de pesticides a augmenté de 71,46 % au cours de la même période. La superficie utilisée pour la seule culture du soja dans le Mercosur équivaut aujourd’hui à la superficie de la France, troisième plus grand pays du continent européen.

Alcides Costa Vaz, professeur de relations internationales à l’Université de Brasilia (UnB), explique que le lien entre la croissance de la superficie des plantations et l’augmentation de la production agricole ne s’impose pas. « Depuis les années 1990, le monde a repensé les options d’augmentation de la productivité agricole. Mais la conception qu’a l’agriculture brésilienne de cette augmentation reste celle de l’expansion de la frontière agricole », explique-t-il.

L’atlas réalisé par la chercheuse Larissa Bombardi met également en évidence les conséquences directes sur la santé que le « néocolonialisme » fait subir aux peuples d’Amérique du Sud. Larissa explique que les anciennes colonies européennes dont les richesses naturelles ont déjà été pillées, passent aujourd’hui par une nouvelle phase de colonialisme. « Les populations des pays du Mercosur souffrent, dans une large mesure, d’une sorte de violence chimique, comme en témoigne le grand nombre de personnes empoisonnées par des substances développées et souvent vendues par les pays de l’Union européenne », explique-t-elle.

En 2019, l’Argentine a enregistré 171 cas d’empoisonnement par des pesticides utilisés dans l’agriculture locale. En Uruguay, au cours des années 2012, 2015 et 2017, 766 personnes ont été intoxiquées par des pesticides. Rien qu’en 2016, le Paraguay a enregistré 1.330 intoxications provoquées par des pesticides.

Au Brésil, selon une enquête réalisée par Agência Pública et Repórter Brasil, le nombre de personnes intoxiquées entre 2010 et 2019 s’élève à près de 30 000.

Une partie des grandes entreprises produisant des pesticides, telles que Basf, Bayer et Syngenta, sont installées dans des pays européens. Elles gagnent des milliards en vendant des produits interdits en Europe à des pays comme le Brésil dont la législation est plus clémente. Selon les données compilées par Larissa pour l’atlas, en 2018 et 2019, l’Union européenne a exporté vers le Mercosur près de 7 mille tonnes de pesticides interdits sur les territoires européens.

Si l’accord commercial est ratifié, les droits de douane sur les produits chimiques, tels que les pesticides, seront réduits d’un pourcentage pouvant aller jusqu’à 90 %. Les industries chimiques européennes sont donc favorables à l’accord.

Larissa explique que la plupart des pesticides interdits dans l’Union européenne sont sortis du marché car ils sont liés à de graves problèmes de santé, tels que le cancer, les malformations fœtales et les anomalies hormonales. L’exportation de ces produits, dit-elle, est une facette de plus de la relation asymétrique entre les deux blocs commerciaux, qui affecte négativement la santé et l’environnement de la population des pays du Mercosur.

"Ce double standard équivaut à un accord tacite selon lequel les citoyens du Mercosur sont des « citoyens de seconde classe », puisque l’on considère comme acceptable le fait qu’ils puissent être exposés à des substances non tolérées dans l’Union européenne", explique-t-elle dans son étude.

Et même la quantité maximale de résidus de pesticides autorisée dans les aliments et l’eau diffère d’un espace économique à l’autre. Bombardi a comparé certaines limites définies par les quatre pays membres du Mercosur à celles autorisées par la Commission européenne.

Le café brésilien, par exemple, peut contenir jusqu’à dix fois plus de glyphosate que ce qui est autorisé en Europe. Le soja argentin peut contenir vingt fois plus de chlorothalonil que le soja européen. Alors que le soja brésilien a une limite pour ce produit qui est cinquante fois plus élevée que celle de l’Europe, le soja de l’Uruguay et du Paraguay a une limite qui est cent fois plus élevée.

Ainsi, l’Europe finira par importer des produits dont les niveaux de toxicité sont supérieurs à ceux qu’elle autorise à l’intérieur de ses frontières, prévient la chercheuse.

Selon CropLife, association qui représente des entreprises produisant des pesticides telles que Basf, Bayer, Corteva, FMC et Syngenta, l’écart entre les limites de résidus dans les pays du Mercosur et celles de l’Union européenne est dû aux différences de traitement de la même culture dans les différents pays. « Lorsque l’utilisation du produit dans la région n’est pas constatée, une valeur minimale (par défaut) est adoptée, généralement très faible. C’est le cas pour des cultures telles que le soja (très peu produit en Europe) et le café (non produit dans les pays européens) », a déclaré Croplife, dans un communiqué.

« Les Limites maximales de résidus (LMR) peuvent également caractériser une forme d’entrave au commerce, lorsqu’elles sont fixées à des niveaux excessivement bas et sans justification, appuyées sur des données techniques. Il est important de noter que la LMR est un paramètre agronomique et non toxicologique. Le fait qu’un produit agrochimique ait une valeur élevée ou faible n’a aucune implication directe sur les risques liés à la consommation alimentaire », ajoute l’association.

Plus on utilise de pesticides et plus la déforestation augmente en Amazonie.
L’utilisation des pesticides et l’augmentation de la surface agricole évoluent de pair. L’atlas présente des cartes qui montrent l’augmentation du nombre de propriétés agricoles utilisant des pesticides dans la région de l’Amazonie légale [3] et comment, dans la même période, la déforestation a augmenté dans ces régions. « Les municipalités qui ont le plus augmenté l’utilisation des pesticides se trouvent dans l’arc de déforestation de l’Amazonie. On voit très bien ce qui va se passer si l’accord est signé : cette déforestation va continuer », explique Larissa.

Mises en parallèle, ces cartes montrent comment l’utilisation de pesticides en Amazonie légale coïncide avec la déforestation dans la région (Image : PRODES et Ibama).

Et l’Amazonie est une question particulièrement importante pour l’accord commercial. L’une des clauses du traité exigeait des mesures efficaces de protection de l’environnement conformes à l’accord de Paris sur le changement climatique. Depuis la crise des feux de forêt amazoniens de 2019, l’Autriche, l’Allemagne, la France, l’Irlande et le Luxembourg se sont prononcés contre la ratification de l’accord.

« Plusieurs études montrent que l’agriculture a un impact majeur sur le climat. Cela concerne des pays comme le Brésil, où les principales émissions de carbone proviennent de la combustion. De ce fait, plusieurs pays européens, la France en tête, affirment que cet accord n’a aucune chance de ratification aussi longtemps que le Brésil maintiendra les positions qu’il a adoptées jusqu’à présent en matière de politiques environnementales », affirme Alcides Costa Vaz, chercheur et professeur à l’Institut des relations internationales de l’Université de Brasilia (UnB).

CropLife Brasil est en désaccord avec le résultat du travail présenté par la chercheuse de l’USP. « Les entreprises liées à l’agriculture et l’élevage, comme toutes celles dont l’activité interfère avec l’environnement, se sont engagées dans la recherche de solutions pour en atténuer les impacts. Une réaction évidente des agriculteurs est l’adoption croissante de pratiques écologiques telles que le semis direct [4], la lutte intégrée contre les parasites, les technologies d’application des intrants et l’agriculture de précision. Dans le cas des pesticides, par exemple, on constate de notables progrès dans la recherche de molécules plus spécifiques, favorisée par des réglementations strictes dans le monde entier et l’intégration accélérée d’autres formes de lutte contre les parasites et les maladies qui rationalisent l’utilisation des produits chimiques », a déclaré l’association dans un communiqué.

En ce qui concerne la déforestation illégale, CropLife affirme que « les experts s’accordent à dire que sa progression n’est pas liée à l’expansion de l’agriculture car la production commerciale n’en a pas besoin et n’est pas incitée à se développer sur les zones autochtones ».

Le Syndicat national de l’industrie des produits pour la protection de la végétation (Sindiveg) a refusé de nous communiquer son point de vue. Le journaliste a également sollicité le Ministère de l’agriculture, qui n’avait toujours pas répondu à nos questions au moment de la publication de cet article.

Voir en ligne : Acordo com União Europeia vai ampliar uso de agrotóxicos e desmatamento, diz pesquisadora que teve de deixar o Brasil

En courverture : Le Mercosur a investi dans l’expansion des zones agricoles et dans les pesticides ; la surface utilisée pour la seule culture du soja est actuellement équivalente au territoire de la France (Photo : PxHere).

[1En 2018, Frei Betto nous invitait à découvrir les travaux de la géographe et professeure à l’Université de São Paulo (USP) Larissa Mies Bombardi publie l’atlas Géographie de l’utilisation d’agro-toxiques au Brésil et connexions avec l’Union européenne, un ensemble de plus de 150 illustrations (cartes, graphiques et infographies) qui radiographie les impacts de l’utilisation de ces pesticides agro-toxiques au Brésil. Traduction La Géographie du poisson, A l’encontre

[2Uniquement dispoinible en anglais

[3En vertu de loi loi fédérale de 1955, l’Amazonie légale désigne la région administrative comprenant les état du Acre, Amapá, Amazonas, Mato Grosso, Pará, Rondônia et Roraima, et une partie du Maranhão et du Tocantins.

[4Le semis direct, ou culture sans labour, est une technique culturale simplifiée utilisée en agriculture ou en sylviculture, basée sur l’introduction directe de la graine dans le sol, sans passer par le travail du sol entre les rangs semés ou en profondeur dans le cas de l’agriculture, ni par la mise en culture en pépinière dans le cas de la sylviculture. Avec les rotations et les couverts améliorants, il est le troisième pilier de l’agriculture de conservation, aussi appelée agriculture écologiquement intensive. (source Wikipédia)

Suivez-nous

Newsletter

Abonnez-vous à la Newletter d’Autres Brésils
>
Entrez votre adresse mail ci-dessous pour vous abonner à notre lettre d’information.
Vous-pouvez vous désinscrire à tout moment envoyant un email à l’adresse suivante : sympa@listes.autresbresils.net, en précisant en sujet : unsubscribe infolettre.

La dernière newsletter

>>> Autres Brésils vous remercie chaleureusement !

Réseaux sociaux

Flux RSS

Abonnez-vous au flux RSS