Par João Pedro Stédile
João Pedro Stédile est dirigeant du MST (Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre) et de la Via Campesina Brésil.
Source : Caros Amigos, Juin 2004
Bizarrement, depuis que le gouvernement Lula a assumé son mandat, la presse brésilienne, de forme unanime, s’est quotidiennement dédiée à louer le succès de l’agrobusiness.
Pourquoi cette campagne unifiée a-t-elle lieu, de forme permanente, juste maintenant ?
L’une des explications est peut-être l’influence croissante des néolibéraux dans le gouvernement Lula. Ils sont représentés par les ministres de l’Agriculture ou mieux que cela, de l’exportation agricole, de l’Industrie et Sadia, tout comme par ceux du secteur économique. Une autre explication, est peut-être la tentative d’empêcher que le gouvernement ne réalise une réforme agraire massive. Ils prêchent que la seule voie possible pour résoudre les problèmes de la pauvreté et du manque d’emplois dans les campagnes brésiliennes est celle du modèle de l’agrobusiness.
Or, la pauvreté, le chômage et les inégalités sociales qui existent dans le milieu rural brésilien sont justement le résultat de 500 années d’un modèle agricole qui ne privilégie que les exportations, depuis qu’ont débarqué ici les Européens... et leurs intérêts.
20 millions de Sans-chaussures
La presse brésilienne, monopolisée par 7 groupes clairement liés aux intérêts de classe des grands propriétaires et des entreprises transnationales exportatrices de matières premières, joue son rôle de propagande. Chaque jour, elle montre des nouvelles machines agricoles, des navires chargés et des indices d’exportation agricole, comme si tout cela était synonyme de solutions économiques et sociales pour le pays. Elle cache que dans le milieu rural brésilien nous avons 30 millions de gens qui vivent dans des conditions de pauvreté absolue, que 20 millions n’ont jamais chaussé une paire de chaussures, que 50 millions de Brésiliens ont tous les jours faim. Que 30 millions de personnes n’ont plus de dents ! Elle oublie de montrer qu’à peine 8% de la population arrive à l’université. Et que, dans le Nord-est brésilien, 60% de la population du milieu rural est encore analphabète. Elle oublie de dire que dans le pays à la plus grande frontière agricole du monde, il y a 4,5 millions de familles de travailleurs sans terre !
Lequel de ces problèmes le modèle de l’agrobusiness est-il en train de résoudre ? Aucun. Au contraire, c’est justement ce modèle agricole-là qui a géré autant d’inégalités, de misère et de chômage.
C’est parce que le modèle agricole de l’agrobusiness n’est organisé que pour produire des dollars, et des produits qui n’intéressent qu’aux Européens et aux Asiatiques, mais pas aux Brésiliens. C’est pour cela qu’il ne produit pas de nourriture, aucun emploi, ni justice sociale. L’agrobusiness concentre. Il exporte les richesses ici produites, au lieu de les distribuer.
Je voudrais profiter de votre patience pour montrer que, même du point de vue de la logique du capitalisme national, le modèle de l’agrobusiness est irrationnel ou bête, comme vous préférerez. C’est-à-dire, ce modèle n’intéresse que le capital international, pas le développement du capitalisme brésilien.
Allons droit aux données statistiques, aux résultats de ce modèle agricole aussi bien chanté en prose qu’en vers.
Le Brésil a, approximativement, 350 millions d’hectares agri-cultivables, qui pourraient être entièrement dédiés aux labours. Mais, à cause de la concentration de la propriété de la terre, nous ne cultivons que 50 millions d’hectares, soit à peine 14% de ce que nous devrions cultiver. Cette surface cultivée reste stable depuis 1985.
Les grandes fazendas modernes de l’agrobusiness occupent 75% de cette zone cultivée, soit les meilleures terres, pour ne produire à peine que : soja, coton, cacao, orange, café, canne à sucre et eucalyptus. Ce qui intéresse le marché externe. Imaginez un peu si le peuple brésilien ne devait mettre sur sa table que ces seuls produits agricoles !
Un autre groupe d’établissements agricoles, qui fait partie de ce modèle, est pire encore. Ils ne se dédient qu’à l’élevage extensif ou à la spéculation sur le revenu de la terre. Selon les données de l’INCRA (Institut National de Colonisation et Réforme Agraire), basées sur les déclarations des propriétaires eux-mêmes, il y a au Brésil 54 761 immeubles ruraux classés en tant que « grandes propriétés improductives », donc désappropriables, ce qui fait pas moins de 120 millions d’hectares (une Europe entière à l’arrêt...).
La farce de la modernité
Le Plan National de Réforme Agraire a appliqué le concept de la Loi Agraire. Il a divisé toutes les propriétés existantes en petites (jusqu’à 200 hectares, en moyenne), moyennes (de 200 à 2 000 hectares) et grandes propriétés (au-dessus de 2 000 hectares). Ensuite, il a analysé le comportement des facteurs de production par rapport à chaque secteur.
Par rapport à l’emploi, la petite propriété fournit du travail à 14 millions de personnes, la moyenne à 1,8 millions et la grande propriété de l’agrobusiness à 500 000 à peine.
La célèbre modernité capitaliste n’est qu’une farce, 63% de toute la flotte des tracteurs brésiliens est utilisée par les propriétés qui ont moins de 200 hectares. Les propriétés au-dessus de 1 000 hectares ne possèdent à peine que 36% des tracteurs. C’est-à-dire que, la dite grande propriété « moderne » ne parvient même pas à activer l’industrie nationale des tracteurs. Cela fait 20 ans que la demande de tracteurs n’augmente pas. L’industrie vend actuellement autour de 50 000 tracteurs par an, alors qu’au début des années 80 elle en vendait jusqu’à 65 000.
Et lorsqu’il s’agit d’utiliser le crédit rural, les banques officielles, les ressources publiques et les taux d’intérêts différenciés, on peut également observer les différents intérêts en jeu. Lors de la dernière récolte (2003/04), la petite propriété a eu accès à 3 milliards de reais, la moyenne et grande propriété ont utilisé 24 milliards de reais de la Banque du Brésil. Pire encore, rien que 10 entreprises transnationales liées à l’agrobusiness ont reçu de la Banque du Brésil, 4 milliards d’argent public brésilien. Dix entreprises transnationales ont eu accès à plus de crédit que tous les 4 millions de familles de petits agriculteurs ensemble. Et il y a encore des gens qui croient que les entreprises transnationales viennent ici pour appliquer le capital étranger. Au contraire, elles viennent pour avoir accès à notre épargne nationale. Nous finançons ces entreprises étrangères pendant que la presse applaudit !
Au niveau des résultats de la production, d’après l’IBGE (Institut Brésilien de Géographie et Statistiques), la grande propriété représente à peine 13,6% de toute la production, la moyenne propriété représente 29,6%, alors que 56,6% de toute la production de l’agro-élevage national provient de l’agriculture familiale. En ce qui concerne les secteurs de production, les intérêts que défendent chacun d’entre eux sont encore plus évidents. Même pour la production animale, la petite propriété représente 60% de toute la production de lait, de porcins et de volailles.
Au niveau des salariés ruraux, le symbole du capitalisme, la moyenne propriété emploie 1 million de salariés alors que la grande propriété n’en emploie à peine que 500 000. Même en étant familiale, la petite propriété emploie, au-delà des familles, presque 1 million de salariés ruraux.
Détournement depuis la colonisation
Le Brésil est victime de cette politique de stimulation des exportations agricoles depuis le colonialisme. Tout le monde sait que ce modèle n’a développé aucun pays. Même en ce qui concerne l’exportation, le pays n’y gagne que s’il exporte des marchandises, d’origine industrielle, à haute valeur ajoutée. Par exemple, l’Embraer (Entreprise Brésilienne d’Aéronautique) à elle seule, grâce à ces exportations d’avions, représente la moitié de la valeur de toute l’exportation de soja ! Personne ne s’est jamais développé en n’exportant que des matières premières. Dans le cas brésilien, c’est encore pire. Ce sont les transnationales comme Monsanto, Cargill, Bunge et ADM, qui contrôlent le commerce agricole mondial et qui gagnent de l’argent avec nos exportations agricoles. En moyenne, elles ont un bénéfice net de 28% sur toute la valeur exportée. Et cela, sans produire un seul grain de quoi que ce soit.
Si le Brésil veut résoudre ces problèmes d’emploi, de pauvreté dans le milieu rural et d’inégalités sociales, ce ne sera certainement pas par la voie de l’agrobusiness. Ce ne sera que par la réforme agraire. C’est-à-dire par la démocratisation de la propriété de la terre. Par l’organisation de la production agricole grâce à l’agriculture familiale. Par l’orientation de la production vers des aliments destinés au marché intérieur, au peuple. Si tout le peuple brésilien avait les revenus nécessaires pour s’alimenter comme il faut, il y aurait une demande nationale infiniment supérieure à ce qui est, aujourd’hui, exporté. La solution, c’est donner au peuple les conditions nécessaires pour qu’il achète de la nourriture.
Si la politique ne change pas, nous continuerons à avoir une minorité qui gagnera beaucoup de dollars, une pauvreté qui augmentera, et un gouvernement qui continuera à faire des discours pour dire qu’il va augmenter le revenu familial pour répondre aux affamés, qui continueront, quant à eux, à augmenter.
Jusqu’au jour où, le cumul de toutes ces contradictions gérera une nouvelle et véritable politique.