A Rio de Janeiro, la police associe brutalité et inefficacité

 | Par Agência Pública

Pendant que les ministres du Tribunal suprême fédéral (STF) débattaient de ce qu’on appelle « l’ADPF des Favelas », une action en justice qui vise à limiter les meurtres commis par la police dans l’État de Rio, en particulier dans les bidonvilles et les banlieues dans la Baixada Fluminense, une autre opération de police s’achevait avec peu de résultats et un grand nombre de morts.

Un reportage de A Pública, originellement publié le 7 février 2022 par Paula Bianchi

Traduction de Roger Guilloux pour Autres Brésils
Relecture : Jean Saint-Dizier

Le 3 février 2022, lors d’une opération à Belford Roxo, des policiers militaires indiquent avoir tué au moins six personnes. Mais les habitants de la région parlent de plus 15 morts et que certains ont été tués après s’être rendus. Selon les autorités militaires, les policiers ont été victimes de tirs ce qui aurait justifié l’opération. Outre les morts qu’elle a produits, l’opération a entraîné la suspension des cours dans les établissements scolaires de la région.

Lire aussi : Au-delà du monopole de la violence légitime de l’État brésilien de l’Observatoire de la démocratie brésilienne

Pour le professeur Daniel Hirata, la récurrence de situations comme celle-ci crée une image selon laquelle la seule façon pour la police d’agir est de mener des opérations armées contre des criminels. Ce chercheur fait partie du Geni, le Groupe d’études de l’Université Fédérale Fluminense (UFF) sur les nouvelles formes de non-respect de la légalité. En tant qu’amicus curiae [1] lors du procès, il a suivi de près le jugement de l’ADPF, qui a fini par déterminer qu’un plan de réduction de la létalité policière devait être mis en œuvre dans un délai de 90 jours. Rien n’indique, selon lui, une quelconque efficacité de ces opérations à réduire la criminalité. Au contraire. Il a expliqué comment les mesures déterminées par le tribunal peuvent réellement changer cette situation.

Vous appréciez notre site ? Aidez-nous à en maintenir la gratuité !
Vous appréciez nos actions ? Aidez-nous à les concrétiser !

Soutenez Autres Brésils Faire un don

Pour M. Hirata, il est fondamental de débattre de la centralité des opérations policières au niveau de la sécurité dans l’État de Rio et d’une possible relation entre ce type d’action et le haut niveau de mortalité qu’elles ont provoqué. En 2021, 1354 personnes sont mortes par la police, ce qui fait de cette année la troisième la plus meurtrière depuis que ces données ont commencé à être enregistrées.

"Les opérations de police sont menées sans beaucoup de critères, voire aucun. La plupart des opérations de police menées à Rio pendant la période d’injonction l’ont été pour mettre fin aux bals funk [2] ou pour enlever les barricades (de trafic de drogue)", commente-t-il.

Comparées à celles des États-Unis avec ses 300 millions d’habitants, les forces de police de l’État de Rio sont quatre fois plus meurtrières et l’État doit faire face à d’autres problèmes tels que la présence massive de milices qui contrôlent une grande partie du territoire, ce qui lui a valu la réputation d’être un État totalement incontrôlable.

"Et pourtant le bon sens suffirait pour comprendre la nécessité de limiter considérablement l’utilisation de tout l’arsenal d’armes, la mobilisation de véhicules blindés, d’hélicoptères, etc. dans des communautés qui sont majoritairement composées de personnes non armées, qui se rendent au travail, à l’hôpital, à l’école", estime M. Hirata.

Ci-après, les principaux extraits de l’interview de M. Hirata.

M. Hirata est chercheur au Geni, groupe d’étude des nouveaux illégalismes de l’UFF et au Núcleo de Estudos de Cidadania, Conflito e Violência Urbana de l’UFRJ.

Le 3 février dernier, alors que le STF jugeait l’Action pour non-respect d’un Précepte fondamental [3] (ADPF) 635, au moins six personnes ont été tuées et quatre autres blessées lors d’une opération de la police militaire à Belford Roxo, dans le Baixada Fluminense. En novembre, neuf autres personnes ont été tuées lors du massacre de Salgueiro à São Gonçalo. La decision du STF de limiter l’action policière dans les favelas et ses conséquences en matière de létalité, en vigueur depuis juin 2020, a-t-elle eu un quelconque résultat ?

Il y a eu quatre mois de respect relatif de cette décision. À partir d’octobre 2020, nous avons assisté à une série de violations systématiques suivies pendant quelques mois de violations majeures jusqu’à ce que, au début de l’année dernière, l’injonction ne soit effectivement plus en vigueur. En 2021, nous avons atteint des niveaux égaux ou supérieurs à ceux d’avant la décision d’injonction en ce qui concerne la létalité policière, les actions de la police et également les fusillades. Cela montre que, malheureusement, la décision n’était plus respectée. À l’époque où elle était en vigueur, les opérations ont diminué, la létalité de la police a chuté de plus de 70 % sans que les crimes contre la vie ou la propriété n’augmentent.

L’injonction du ministre Edson Fachin [4] stipulait que la police ne pouvait mener des opérations dans les favelas que dans des cas « absolument exceptionnels », argument qui a été utilisé par le gouvernement de Rio comme une excuse pour continuer à mener des opérations puisque la situation à Rio était elle-même, par définition, exceptionnelle. La Cour était-elle parvenue à un accord sur ce que seraient ces cas exceptionnels ?

C’est une question centrale du débat. Un concept plus précis de l’exceptionnalité aurait été le bienvenu, un concept qui indique des situations concrètes dans lesquelles des opérations de police peuvent être menées. À aucun moment il n’est complètement interdit de mener des opérations, mais à Rio de Janeiro, malheureusement, les opérations de police sont confondues avec l’activité policière elle-même. C’est comme si elles étaient quasi équivalentes, synonymes, alors que l’activité policière peut être menée de différentes manières. Il est parfois nécessaire de mener des opérations de police, bien sûr. Eh bien, quelles sont les situations dans lesquelles ces actions peuvent être menées ? Évidemment, en cas de menace imminente pour la vie. Mais en general les opérations de police sont menées avec peu ou pas de critères. Nous avons réalisé une enquête sur la base des données officielles du Ministère public, qui montre que la majorité des opérations de police à Rio pendant la période d’injonction [5], ont été menées pour mettre fin aux bals funk ou pour enlever les barricades [du trafic de drogue], ce qui ne constitue pas des situations au caractère exceptionnel. Même s’il n’existait pas de concept précis d’exceptionnalité, le bon sens suffirait à limiter l’utilisation de tout l’arsenal d’armes, la mobilisation de véhicules blindés, d’hélicoptères, etc., dans des communautés qui sont majoritairement composées de personnes non armées, qui se rendent au travail, à l’hôpital, à l’école. Le concept d’exceptionnalité était une brèche qui a permis le retour et la banalisation de ce type d’actions.

Les protocoles qui régissent les opérations de police - qui, soit dit en passant, existent aussi grâce à la mobilisation de la société civile - seraient déjà suffisants pour réduire la létalité policière. Je fais référence à l’action civile publique de Maré en 2016 lorsque, à l’initiative de la société civile, un groupe s’est réuni dans l’ancien Secrétariat à la sécurité et a élaboré des protocoles pour les opérations de police qui peuvent être améliorés, bien sûr, mais qui sont déjà très utiles et efficaces. Ils s’appuient sur les principaux traités et protocoles internationaux concernant le recours à la force. Ces protocoles contiennent déjà l’idée d’exceptionnalité. Il existe des opérations planifiées et des opérations d’urgence. Rien qu’en respectant ces protocoles que les forces de police ont elles-mêmes élaborés dans le cadre des activités de l’ancien Secrétariat à la sécurité, on aurait déjà disposé d’un instrument normatif suffisant pour que nous ayons moins d’opérations et donc que nous réduisions la létalité policière qui, dans le cas de Rio de Janeiro, atteint un niveau scandaleux.

photo de Tomaz Silva/Agência Brasil

Pour M. Hirata, rien n’indique que les opérations de police dans les favelas et les périphéries servent réellement à réduire la criminalité.

L’une des principales décisions du STF a été la mise en place d’un plan visant à réduire la létalité policière dans un délai de 90 jours. Que faut-il inclure dans un tel plan pour qu’il soit vraiment efficace ?

Il est impossible d’éviter le retour à la discussion sur les opérations de police dans ce plan de réduction de la létalité policière. Les opérations de police sont le grand instrument de l’action publique en matière de sécurité à Rio de Janeiro. Elles mobilisent d’énormes ressources financières, technologiques et humaines mais sont très inefficaces dans la lutte contre la criminalité ordinaire, les atteintes aux biens, les crimes contre la vie et le crime organisé. La question qui demeure est de savoir pourquoi ces opérations de police sont si centrales.

Si nous voulons réduire la létalité de la police et disposer en même temps de forces de police plus efficaces dans leur mission de contrôle de la criminalité de droit commun ou du crime organisé, nous devons reprendre cette discussion. Nous devons établir des protocoles encore plus stricts, un contrôle interne via les bureaux des affaires internes, mais surtout un contrôle externe plus efficace par le Ministère public, car non seulement ces opérations sont brutales mais elles sont inefficaces. Et, dans le pire des cas, elles sont également utilisées pour accorder des avantages personnels et peut-être même criminels aux dites milices. A titre d’exemple, il y a beaucoup plus d’opérations de police dans les zones du Comando Vermelho, contrôlées par les factions de trafiquants de drogue, que dans les zones de milices.

Nous avons beaucoup d’autres questions, mais se concentrer sur la question des opérations de police est le [meilleur] moyen d’obtenir des résultats à court terme. La décision du ministre Fachin, alors qu’elle était en vigueur, en est la plus grande preuve. La létalité de la police a été réduite de plus de 70%. Lorsque nous sommes à un niveau comme celui de Rio de Janeiro, toute mesure prise de bonne foi et dans la bonne direction donne des résultats presque immédiatement.

Il n’est pas non plus tout à fait vrai de dire que le problème de la létalité policière est extrêmement complexe et qu’il ne peut être résolu. Si, c’est possible et nous espérons que ce plan va dans ce sens. D’où l’importance de l’Observatoire judiciaire de la police citoyenne que le ministre Edson Fachin a proposé et qui a été approuvé. Il va maintenant disposer d’une autre structure institutionnelle ; il sera rattaché au Conseil national de justice. Je pense qu’il est très important de voir exactement comment cela va fonctionner, tant au niveau de la composition de cet observatoire et des pouvoirs qui lui sont attribués, qu’au niveau de l’arrangement institutionnel qui permettra de réaliser efficacement cette supervision.

Que pouvons-nous espérer de cet Observatoire judiciaire, étant donné que le gouvernement a un passé de non-respect des décisions judiciaires liées à la sécurité publique ?

Ce n’est pas encore clair. Nous avons l’expérience de deux ou trois observatoires qui fonctionnent déjà et que nous devons étudier. Mais c’est un instrument fondamental. Cependant le gouvernement de l’État de Rio de Janeiro a présenté, fin 2020, un plan de sécurité publique qui ne mentionnait pas le terme de létalité policière. Le programme de la ville intégrée [une sorte de substitut aux unités de police pacificatrices], qui vient d’être lancé, ne mentionne pas non plus la létalité de la police. Il ne me semble pas que le gouvernement de Cláudio Castro s’engage à résoudre ce qui est certainement l’un des plus grands problèmes de Rio. Si ce programme reste uniquement au service du gouvernement de l’État, il est d’ores et déjà un projet mort-né. C’est pourquoi il est si fondamental de créer un observatoire qui soit efficace pour surveiller les résultats de ce plan.

Le plan de réduction de la létalité policière, par exemple, faisait déjà partie de la condamnation de l’État de Rio de Janeiro par la Cour interaméricaine dans l’affaire de la favela Nova Brasília du Complexo do Alemão en 2017. L’année dernière, la Cour interaméricaine a supervisé le processus de la condamnation l’État. Ses membres ont déclaré que le plan de réduction de la létalité policière n’avait pas été exécuté. Cette demande de plan de réduction a déjà une longue histoire. Il s’agit là d’un problème très ancien à Rio de Janeiro tout comme celui du refus du gouvernement de l’État à mettre en place ce plan.

Quelle est la responsabilité du Parquet concernant le niveau élevé de cette létalité ? C’est lui qui reçoit les justifications des opérations et qui devrait superviser leur mise en œuvre. Malgré cela, nous avons constaté que le nombre de personnes tuées par la police avait augmenté et que l’injonction préliminaire tout comme la décision de la Cour internationale avaient été ignorées.

Nous avons effectué notre dernier rapport sur la base des communications que le Parquet a reçues de la police au sujet de ces opérations. En analysant ces informations à la lumière des protocoles existants et des traités internationaux, nous avons constaté qu’elles violaient les principes les plus fondamentaux qui guident l’usage de la force en général et les opérations de police en particulier. Malgré tout, il y a eu un effort de la part du Parquet lui-même, et je pense que cette avancée résulte de l’ADPF, qui vise à formaliser ces communications. Aujourd’hui, nous disposons d’un support qui est alimenté par la police militaire et la police civile pour le suivi des opérations, la communication au sujet de celles-ci ainsi que le rapport de fin de ces opérations. Un certain niveau de formalisation a déjà été réalisé. Cependant on constate que le Parquet, pour diverses raisons, dont l’ambiguïté de la notion d’exceptionnalité, n’a pas pu arbitrer de manière satisfaisante la réalisation des opérations. Mais le simple fait que ces informations et ce système intégré existent, est déjà un pas en avant. Bien sûr, il reste encore beaucoup à faire, notamment du point de vue des accusations qui pourraient éventuellement être formulées par le Parquet concernant des opérations superflues. Ce sont des choses qui bougent lentement. Je ne veux pas défendre le Parquet, mais je reconnais qu’il a été beaucoup plus actif en ce qui concerne l’ADPF 635 que le gouvernement de l’État de Rio de Janeiro, qui l’a ignoré - et même fait des effort pour le saboter
Le Parquet devrait être plus proactif dans son rôle d’organe de contrôle externe de l’activité policière. Nous disposons de deux études réalisées à près de dix ans d’intervalle, l’une par le professeur Ignácio Cano et l’autre par le professeur Michel Misse, qui donnent des chiffres très similaires. Des taux variant entre 98% et 99% de cas de décès impliquant des policiers étant classés sans suite à la demande du Parquet lui-même. C’est ce contrôle qui doit être considérablement amélioré. Le suivi des opérations pourrait être le point de départ. Mais la manière de présenter ces plaintes est aussi quelque chose qui doit beaucoup progresser.

Pour vous donner un exemple, dans le cas du massacre de Jacarezinho, qui a fait 29 morts, une enquête indépendante a été menée par le Ministère public à la demande de la coalition des associations en faveur de l’application de l’ADPF. L’expertise a été réalisée de manière indépendante, les vêtements des personnes décédées ont été retirés de l’Institut médico-légal (IML) par décision de justice à la demande du Parquet et envoyés à São Paulo pour un second examen. Ceci a conduit à l’accusation de deux policiers de la Coordination des ressources spéciales (CORE). Je ne me souviens pas d’une éventuelle dénonciation de ces deux policiers par le Parquet. Tout ceci est le résultat de l’ADPS 635. Il n’est pas concevable que la police civile enquête sur la police civile elle-même, qu’elle mène une enquête sur le massacre qu’elle a elle-même perpétré.

Il ne s’agit pas d’une question de revanchisme. Mais demander des comptes aux auteurs de violations des droits de l’homme, concernant des décès, est un signe fondamental pour briser le cycle de l’impunité qui aggrave le problème. [Actuellement,] Les policiers peuvent tuer des personnes sans qu’on ne leur reconnaisse aucune responsabilité. Pour les policiers qui agissent dans le respect de la légalité, ça envoie un message que leur travail n’a pas de valeur ; alors que ça montre à ceux qui agissent de manière abusive ou illégale qu’ils peuvent continuer en toute impunité. Il est très important qu’à un moment donné, nous brisions ce cycle et que nous commencions à demander des comptes aux policiers. Une fois de plus, pas au nom du revanchisme, mais au nom de l’amélioration de l’activité policière.

photo de Tomaz Silva/Agência Brasil

1354 personnes sont mortes suite à des actions de la police en 2021, la troisième année la plus meurtrière depuis que ces données ont commencé à être enregistrées.

Les ministres ont notamment décidé que l’État devait installer des GPS dans les véhicules et des caméras dans les uniformes des policiers, mesure qui a déjà permis de réduire de plus de 80 % le taux de létalité dans les bataillons de São Paulo, par exemple. Il existe déjà une législation à ce sujet à Rio. Cette mesure a-t-elle la capacité de réduire la létalité ?

La question des caméras est très importante et a donné des résultats dans de nombreux endroits où elle a été mise en œuvre à l’étranger mais aussi dans les États de Santa Catarina et de São Paulo, mais ici, à Rio, je doute un peu de son efficacité. Certaines questions n’ont pas été élucidées. La garde de ces informations, par exemple. Qui peut avoir accès à ces images et comment seront-elles utilisées ?

L’ADPF a demandé que le Bureau du Défenseur des droits, le Ministère public et les défenseurs des droits de l’homme aient accès à ces images. Elles sont importantes car, d’une part, elles protègent l’agent de police qui a agi dans le strict respect de la loi, et d’autre part, elles protègent la population contre d’éventuels abus. Il n’y a rien de plus juste qu’un large accès à ces images. Ensuite, il y a la question de la durée de leur stockage. Il y a des affaires qui vont et viennent, qui sont rouvertes, et puis de nouvelles preuves sont découvertes.

Ici, à Rio de Janeiro, il existait déjà un budget mis de côté pour acheter ces caméras, mais le gouvernement de l’État ne l’a pas utilisé. Et, suite à une forte pression, le gouvernement a fini par lancer la procédure d’appel d’offres qui est maintenant arrêtée, à la demande de la Cour des comptes de l’État. Le gouverneur Cláudio Castro a annoncé que ces caméras seraient installées sur le front de mer, dans des endroits où la létalité policière est faible. Il faut installer des caméras là où il y a des opérations de police et non pas à Copacabana pour protéger les touristes. Il y a beaucoup de questions qui laissent perplexe, non pas sur l’équipement, mais sur la façon dont ces images sont utilisées, comment elles intègrent le système de justice pénale, comment elles peuvent être utilisées stratégiquement dans des endroits spécifiques, correspondant aux zones de criminalité et comment prendre en compte les principaux problèmes qui doivent être affrontés dans ce domaine. C’est difficile.

En quoi la suspension du secret de tous les protocoles d’action de la police de Rio, mesure refusée par la STF, pourrait-elle contribuer à réduire la létalité de la police de Rio ?

Il y a eu un malentendu conceptuel dans le jugement concernant les protocoles. Cela concerne exactement la question des caméras sur laquelle j’essaie d’attirer l’attention. Lorsque la suspension du secret protocolaire a été demandée, ce qui était recherché, c’était que la population de Rio de Janeiro ait accès aux critères d’utilisation, par exemple, de l’hélicoptère blindé. Dans quelles circonstances un hélicoptère blindé peut-il être utilisé dans une opération ? Nous voulions que ces protocoles soient rendus publics. Cela a à voir avec le pacte civil de l’utilisation de la force. Accepter de concéder l’usage de la force à l’État et sous quelles modalités relève de l’essence même de l’État moderne. Personne ne parle de rendre public ce qui relève du renseignement ni d’annoncer le moment où une opération va avoir lieu.

Le fait est que le contrat qui régit l’usage officiel de la force doit nécessairement être public car les règles du jeu doivent être publiques. Les gens doivent savoir comment et pourquoi la force est utilisée et dans quelles circonstances. Les caméras sont un instrument pour donner de la publicité à cela, pour rendre public l’usage concret de la force. Pour qu’une évaluation puisse être faite. Dans la situation mentionnée, aurait-il fallu - oui ou non - le faire ? S’il s’agit d’un problème de faute professionnelle, le policier doit reprendre sa formation ou pouvoir être tenu pour responsable. S’il a fait un usage correct de la force, alors pas de problème. Mais comment pouvons-nous le savoir si nous ne connaissons pas ces protocoles et si nous n’avons pas accès aux images ? Ce que l’on demandait, c’était « s’il vous plaît, rendez publiques ces informations, ces images » et c’était un point important, notamment en ce qui concerne l’utilisation de l’hélicoptère blindé du Core, qui est un instrument de terreur dans les favelas. Dans quelles circonstances son usage est-il nécessaire ?

Comment s’organise aujourd’hui l’utilisation des hélicoptères dans les opérations à Rio ?

Nous avons ici à Rio de Janeiro un hélicoptère blindé qui appartient à la Coordination des opérations spéciales de la police civile de Rio. En d’autres termes, un hélicoptère de guerre aux mains de la police judiciaire, ce qui est en soi une contradiction dans les termes. Depuis des années, la police civile agit également de manière opérationnelle, tout autant que la police militaire. Cet hélicoptère est utilisé non seulement comme soutien logistique au moment des opérations, permettant d’avoir une vue d’en haut, mais aussi comme plateforme de tir, dont plusieurs spécialistes ont déjà souligné l’énorme imprécision. Il n’est pas nécessaire d’être un expert pour imaginer que la précision de tir d’un hélicoptère en mouvement est extrêmement faible. Ce n’est donc pas une plate-forme appropriée pour effectuer un tir.

L’enjeu majeur de la suspension du secret des protocoles était de savoir dans quelles circonstances l’utilisation d’un hélicoptère est ou non nécessaire, afin que ces protocoles, s’ils existent, puissent servir de guide pour juger correctement l’utilisation de cet équipement. Il faudrait faire de même pour les véhicules blindés, pour toute activité policière. Toute activité policière doit être règlementée. La police agit toujours dans des moments d’urgence et dans des situations où elle doit prendre des décisions. C’est normal. Le pouvoir discrétionnaire est un élément constitutif et nécessaire de l’activité policière. Le problème se pose lorsque le pouvoir discrétionnaire franchit les limites de l’arbitraire. Et quand est-ce que cette limite est franchie ? Quand vous ne disposez pas d’une norme qui établit les paramètres de la décision qui sera prise. Il s’agit de décisions importantes qui concernent la vie des gens et qui doivent donc être rendues publiques.

Y a-t-il un autre État qui dispose de ce genre de politique de sécurité basée sur des opérations comme celle de Rio ?

La place centrale occupée par les opérations de police dans toute l’activité policière est une spécificité de Rio de Janeiro. Par exemple, São Paulo ne réalise pas autant d’opérations que Rio. Quand vous retirez les agents de police qui font des patrouilles, du maintien de l’ordre ostensif, pour ne travailler que dans les actions de répression, vous dirigez votre contingent de police vers un maintien de l’ordre de type répressif. L’Institut de sécurité publique de Rio, par exemple, dispose de données très précises sur la saisonnalité des vols dans la rue, des vols de voitures, des vols de marchandises... On sait exactement pendant quels mois, quels jours de la semaine, à quelles heures et dans quels endroits il y a le plus de vols.

Malheureusement, les policiers n’organisent pas leurs actions en fonction de cette cartographie des crimes. Ils opèrent là où ils pensent que les bandits vivent. En d’autres termes, dans les favelas. Ainsi, vous combinez la brutalité et la létalité avec l’inefficacité. À Rio, il existe un programme, Segurança Presente, qui est payé en partie par Fecomércio, mais dont 60 % des dépenses sont prises en charge par l’État. Ce programme qui vise à assurer la sécurité des commerces, ne tient pas compte non plus, des espaces où interviennent les réseaux criminels. Si vous ne tenez pas compte de cette cartographie de la criminalité, quel genre de planification pouvez-vous réaliser ? Aucun. Soit vous agissez de manière brutale, soit vous jouez un rôle de sécurité privée pour le commerce et la protection patrimoniale, etc. C’est de la folie.

Vous avez fait remarquer que circule l’idée d’une situation de sécurité publique ingérable à Rio. L’État a dû, par exemple, faire appel à une intervention fédérale en matière de sécurité publique en 2018, mais cela n’a pas changé grand-chose. Comment est-il possible de contrôler cette situation ?

Les deux principaux problèmes de Rio en matière de sécurité sont des problèmes différents mais interconnectés. D’une part, la létalité de la police. Pour vous donner une idée, la police de Rio de Janeiro, qui est un État de 16 millions d’habitants, tue quatre fois plus par an que l’ensemble de toutes les polices des États-Unis, pays de plus de 300 millions d’habitants et qui a une police internationalement connue pour être brutale, raciste et avec beaucoup de problèmes. Si vous le comparez à d’autres États brésiliens, à d’autres pays d’Amérique latine, l’État de Rio de Janeiro est objectivement un endroit qui connaît un problème de létalité policière.

D’autre part, il y a la question des milices. Les milices sont un type de formation criminelle héritée des groupes d’extermination, les escadrons de la mort, qui, depuis le début des années 2000, ont connu une croissance notable et contrôlent aujourd’hui 57% du territoire de l’Etat. Elles interviennent directement sur les marchés urbains, sur la production de la richesse urbaine, sur l’urbanisation elle-même. Il existe ici, un projet de cité milicienne mise en place ; il implique le transfert à celles-ci de divers services et équipements publics tels que la gestion de l’eau, de l’électricité, d’Internet, le marché immobilier, le gaz... Et cela contamine le système politique, qui entretient des relations très étroites avec ces groupes.

Malheureusement, c’est un problème qu’on ne veut pas affronter alors qu’il prend de plus en plus d’ampleur.

Ces deux choses sont liées. Lorsque vous avez des forces de police brutales qui agissent en toute impunité, cela stimule ces liens dangereux entre les forces de police et les groupes criminels. Parce que vous pouvez faire usage de la force comme bon vous semble sans jamais être inquiété. Nous avons des policiers qui ont à leur actif 10, 15, 20 morts et qui participent toujours à ces opérations. Lorsque ce type d’incitation à la brutalité policière existe, l’étape suivante consiste à transformer la brutalité policière en un marché d’achat et de vente de protection, le marché des milices. Cela résulte, précisément, de l’usage indiscriminé de la force. Nous avons du mal à démocratiser l’usage de la force. C’est pourquoi le contrôle démocratique de l’activité policière est une question qui non seulement concerne le secteur de la sécurité publique, mais qui remet en question l’existence même de toute action politique dans l’État de Rio de Janeiro.

Vous avez indiqué que 57% du territoire de l’État est contrôlé par des milices. Par le passé, l’ancien gouverneur Sérgio Cabral les définissait comme un moindre mal. Le gouvernement accepte-t-il toujours cet état de fait ?

Il y a plusieurs politiciens actuellement en fonction, qui ont soutenu ce qu’on a appelé l’autoprotection de la communauté, la même expression qui a été utilisée en Colombie pour parler des paramilitaires. C’est aussi le même stimulus. Ici, à Rio, nous avons eu un événement qui était la construction du Village olympique et donc un investissement gigantesque des pouvoirs publics dans la zone ouest, qui est la frange urbaine où la ville a de la place pour se développer et où, justement, les milices étaient présentes.

Les milices avaient un avantage économique par rapport aux autres organisations criminelles en opérant sur ce marché immobilier tout au long de la construction de Rio comme vitrine des méga-événements. Pendant cette période, nous avons constaté une activité immobilière très soutenue dans les lieux où se trouvaient les milices. Et il existe différents marchés, le marché de l’occupation illégale, de la construction, de l’achat et de la vente de biens immobiliers, de la location, de la gestion des copropriétés... Puis il y a l’eau, l’électricité, les égouts, l’Internet. En d’autres termes, c’est toute une urbanisation qui se développe autour de cette influence de la milice.Pourtant, nous n’avons pratiquement pas eu d’opérations de police dans ces endroits. Bien sûr, nous ne considérons pas que les opérations de police soient totalement efficaces pour démanteler les organisations criminelles. Mais elles ont certainement un impact sur les conflits armés à Rio. Et dans ce cas, elles ont eu un impact beaucoup plus favorable pour les milices que pour les factions de trafiquants de drogue, qui ont un modèle commercial beaucoup plus fragmenté et désorganisé, limité essentiellement à la vente au détail. Leur mode d’action est très différent de celui des milices, qui opèrent sur divers marchés légaux et illégaux. Ces dernières ont un pouvoir beaucoup plus important de captation et de pillage de ces richesses urbaines. À cela s’ajoute la connivence, la tolérance, la participation directe ou indirecte de l’État aux activités de ce monstre que nous voyons maintenant sous nos yeux.

Un grand nombre de personnes ont été tuées par la police, mais beaucoup de policiers ont également été tués. Une plus grande régulation serait également utile.
Jaqueline Muniz dit quelque chose de très intéressant en ce qui concerne les protocoles. Le policier qui a tué George Floyd a pu être condamné car la strangulation était déjà une pratique interdite dans les protocoles d’immobilisation des personnes. Vous disposez du cadre légal permettant de procéder au jugement de l’action. Ici, il n’y a pas de contrôle des armes, ni des munitions. Il existe une résistance générale des policiers aux règlements et aux protocoles, arguant que cela limite l’activité de la police. Mais c’est le contraire qui est vrai. Ces protocoles servent à renforcer l’activité de la police, lui permettant de bénéficier d’un soutien légal. Il y a des choses qui relèvent du bon sens. Par exemple, l’une des questions qui a été votée à l’unanimité était la présence d’une ambulance lors des opérations de police. Comment la présence d’une ambulance pendant une opération peut-elle gêner ? Si vous interdisez les opérations à l’intérieur du périmètre scolaire, pendant les heures de cours, autour des unités de santé, cela entravera-t-il l’opération de police ? Et des questions encore plus sensibles comme le contrôle des armes et des munitions. Celui-ci protège les agents de police qui font un usage approprié des armes et des munitions. Ne pas disposer de protocoles n’intéresse que ceux qui n’en font pas un bon usage, qui ne veulent pas que leur action soit rendue publique et que cela puisse être contrôlé.

Voir en ligne : Ações policiais no Rio de Janeiro juntam brutalidade com ineficiência, critica pesquisador Tomaz

En Couverture, photo de Tomaz Silva/Agência Brasil

[1L’amicus curiae, ou ami de la cour, est une figure du droit brésilien qui garantit la participation des organismes publics et des entités de la société civile aux procédures judiciaires. La participation est basée sur des manifestations portant sur des questions controversées ou des questions dont l’analyse nécessite des connaissances techniques.

[2Pour aller plus loin, Autres Brésils conseille Le Funk Carioca à Rio de Janeiro : de la répression à la promotiond’Anthony Taïeb.

[3Action ou Argument de non-conformité au précepte fondamental (ADPF) est recours présenté au Tribunal fédéral suprême (STF), un argument selon lequel une certaine mesure prise par un certain niveau de pouvoir public viole les préceptes fondamentaux contenus dans la Constitution de 1988, tels le droit à la défense et à la liberté. Concrètement, l’ADPF 635 vise à réduire la réalisation d’opérations de police dans les communautés de l’État de Rio de Janeiro pendant la période de pandémie et à justifier auprès du Parquet le caractère exceptionnel de la mesure.

[4Ministre du Tribunal Suprême Fédéral, dans l’article aussi nommé ’Cour Suprême’.

[5Injonction en justice. Il s’agit d’une décision provisoire rendue dans l’urgence pour garantir ou anticiper un droit qui risque de disparaître. Elle peut être accordée sur la base de l’urgence ou de la preuve du droit revendiqué.

Agenda

L'équipe d'Autres Brésils est en train de préparer de nouveaux événements... restez attentifs !

Tous les événements

Suivez-nous

Newsletter

Abonnez-vous à la Newletter d’Autres Brésils
>
Entrez votre adresse mail ci-dessous pour vous abonner à notre lettre d’information.
Vous-pouvez vous désinscrire à tout moment envoyant un email à l’adresse suivante : sympa@listes.autresbresils.net, en précisant en sujet : unsubscribe infolettre.

La dernière newsletter

>>> Appel à dons - Catastrophe climatique au Rio Grande do Sul/Brésil

Réseaux sociaux

Flux RSS

Abonnez-vous au flux RSS