Brésil : Utiliser la force contre la force

 | Par Vladimir Safatle

« Le plus étonnant en ce qui concerne l’invasion de l’Esplanade des Ministères, dimanche 8 janvier 2023, c’est que nous savions qu’elle aurait lieu ». Dans cet article, Vladimir Safatle dénomme la terrible invasion de véritable « tentative de coup d’état » à laquelle les brésiliens n’étaient pas préparés ou à laquelle ils ne voulaient pas croire.

Traduction : Roger Guilloux pour Autres Brésils
Relecture : Piera Simon-Chaix

Le plus étonnant en ce qui concerne l’invasion de l’Esplanade des Ministères, dimanche dernier (08/01), c’est que nous savions qu’elle aurait lieu. Nombreux sont ceux qui n’ont cessé de répéter tout au long de l’année dernière qu’un événement comparable nous attendait, et cela était d’autant plus prévisible après une élection où près de la moitié des électeurs ont voté pour Bolsonaro. Mais nous n’étions tout simplement pas préparés à ce qui s’est passé. Comme si le fait de croire en nos désirs suffisait à changer la réalité. Donc, maintenant, il serait bon de prendre véritablement la mesure de la situation actuelle. Bolsonaro n’était pas un accident de parcours, le Brésil ne va pas « revenir à la normale », le fascisme national n’est pas isolé. C’est ce qu’on appelle le retour au principe de réalité.

Ce à quoi nous avons assisté dimanche dernier était un acte soigneusement préparé qui avait le soutien explicite de la police militaire, des forces armées et des gouverneurs d’extrême droite. Il s’agissait d’un acte national qui a atteint des objectifs symboliques inimaginables, tels que la prise de l’épicentre du pouvoir et qui a su s’imposer comme l’émanation d’une force populaire. Un acte articulé avec le blocage des raffineries et des routes. En d’autres termes, de quelque chose qui nécessite des mois pour être organisé et financé, il s’agit de quelque chose qui a un nom technique très précis, une tentative de coup d’état.

Le fait de parler de « tentative » ne signifie pas qu’il se soit agi d’une « simple » tentative. La fonction initiale de l’action était de déstabiliser le gouvernement, de montrer sa fragilité, de susciter de nouvelles actions, de produire des victoires symboliques qui alimenteront l’imaginaire insurrectionnel du fascisme brésilien. En bon portugais : ce n’était que le premier chapitre. D’autres viendront. En ce sens, tout s’est parfaitement déroulé.

Il ne s’agit pas, de ma part d’un exercice de masochisme mais nous nous trouvons dans une situation de déconnexion entre la réalité et les analyses inefficaces et de piètre qualité qui se sont accumulées ces dernières années. Nous nous trouvons au milieu d’une insurrection fasciste en plusieurs étapes. Si l’on se souvient, par exemple, du 7 septembre 2021, on retrouve la même masse mobilisée, des camionneurs bloquant les routes et finalement, une même reculade. Quelle était l’analyse à l’époque ? Que Bolsonaro n’avait pas obtenu ce qu’il voulait, que ses partisans avaient été arrêtés, qu’il était démoralisé, fini. Bon, il a presque gagné l’élection présidentielle et maintenant ses partisans ont réalisé quelque chose qui fait de l’invasion américaine du Capitole une simple bravade de lycéens. En d’autres termes, le processus ne s’est pas arrêté, il s’est consolidé et va maintenant se déployer sur plusieurs fronts.

Peut-être devrions-nous alors nous demander pourquoi nous nous satisfaisons, si désespérément, de ces analyses qui s’avèrent toujours inefficaces et qui sont démenties le mois suivant. Est-ce parce que nous avons peur de nommer clairement les actions que nous devons entreprendre pour sortir de la situation dans laquelle nous nous trouvons ?

Aujourd’hui, le pays a finalement pris conscience que le début de cette catastrophe remonte à l’amnistie qui a scellé le début de la Nouvelle République. Loin d’être un accord national, il s’agissait d’une extorsion de la part des militaires. Il est toujours nécessaire de le dire et de le répéter : aucune amnistie n’a été accordée pour les crimes contre l’humanité, tels que la torture et le terrorisme d’État. L’amnistie ne s’est pas appliquée aux membres de la lutte armée qui ont commis les « crimes de sang ». Ils ont été emprisonnés, même après 1979. L’amnistie n’a été appliquée qu’aux militaires. Quand le pays répète à présent « Amnistie, plus jamais », « Pas d’amnistie », c’est pour donner un nouveau départ au Brésil exempt des erreurs du passé.
Et cette demande de justice ne vise pas seulement M. Jair Bolsonaro. Elle vise avant tout, l’ensemble du système civilo-militaire qui était la pierre angulaire du gouvernement. Et le viser signifie le détruire. Il ne s’agit pas seulement de mettre des individus en prison, mais de briser les structures de pouvoir qui soumettent la démocratie brésilienne à un chantage permanent et qui ont soumis le peuple brésilien à des gestes criminels pendant la pandémie.

En ce sens, des actes comme ceux qui se sont produits dimanche ne seront pas résolus par des arrestations, bien que celles-ci soient nécessaires. La situation actuelle exige de mener deux actions d’importance capitale. La première est la dissolution de la police militaire. La police militaire brésilienne n’est pas une police d’État, c’est une faction armée. Comme s’il ne suffisait pas qu’elle serve principalement à opérer des massacres administratifs [1], des carnages récurrents visant à soumettre des pans entiers de la population brésilienne à la sujétion souveraine de ceux qui décident de la vie et de la mort. Et voilà que cette police se présente maintenant comme un parti politique.

Dimanche dernier (08/01), la police a montré clairement comment elle agit, en protégeant, aidant et encourageant les coups d’État. Depuis les agissements de la Police routière fédérale (PRF), le jour du second tour des élections [2], il était clair que la Police militaire et la PRF seraient en état d’insubordination permanente. Ce n’est pas en écartant un ou deux policiers que les choses vont changer. La garantie de la démocratie brésilienne passe par la dissolution de la police militaire, par le démantèlement de sa hiérarchie et par la création d’une autre police qui ne soit pas militaire.

La deuxième action consiste à écarter le haut commandement des forces armées et à l’obliger à passer à la réserve. Ce que nous avons vu dimanche était tout simplement inimaginable dans n’importe quelle autre démocratie : les forces armées utilisant des chars pour empêcher la Force de sécurité nationale de pénétrer dans la zone située devant le Quartier général des forces armées de Brasília pour déloger les fascistes. Cela constitue en soi une preuve d’insubordination d’une force militaire vis-à-vis du Président de la République.
Les forces armées ont passé les quatre dernières années à faire du chantage à la République, remettant en cause la sécurité des élections. Ils ont pris d’assaut l’État brésilien en plaçant plus de 7 000 militaires et policiers à des postes de confiance dans l’administration fédérale, afin de gérer l’État au rythme de leur incompétence et de leur insensibilité.

Le Président de la Colombie, Gustavo Petro, lorsqu’il a été élu à l’issue d’une campagne au cours de laquelle sa vie a été menacée à plusieurs reprises, a révoqué près de 70 généraux et colonels de l’armée et de la police. C’était une action nécessaire dans un pays qui ne veut plus se soumettre au régime d’exception que s’arrogent les militaires.

Certains peuvent trouver ces propositions irréalistes. Je dirais que c’est la réalité dans laquelle nous nous trouvons maintenant qui est irréaliste. Il n’est pas possible qu’un gouvernement soit forcé à coexister quotidiennement avec des forces qui cherchent à le démettre.

Et c’est ce qui se passera si nous n’agissons pas de manière décisive dans les premiers jours du gouvernement Lula. Tout est très clair à partir de maintenant.

Ne nous contentons pas d’illusions, une fois de plus !

Vladimir Safatle est professeur titulaire à l’USP et actuellement membre de The New Institute/Hamburg.

Voir en ligne : Usar a força contra a força - Revista Cult’

Couverture : Manisfestations anti-démocratiques à brasilia, le 8 janvier 2023
Crédits : Marcelo Camargo

[1Massacres administratifs : L’auteur se réfère à l’impact désastreux de l’action des 7.000 militaires qui ont quasiment phagocyté les différentes instances du pouvoir exécutif au niveau fédéral. Ceux-ci n’avaient aucune compétence pour les fonctions qu’ils occupaient.

[2Agissements des polices lors du 2ème tour des élections. Dans les États où le candidat Lula disposait d’une majorité confortable d’intentions de vote et notamment dans ceux du Nordeste, la Police routière fédérale a utilisé tous les moyens possibles pour décourager les personnes de voter : les bus et bon nombre de voitures étaient soumis à de très nombreux contrôles : documents, état du moteur, des pneus, … Pendant plusieurs heures cette police a refusé de se plier aux injonctions du Tribunal électoral fédéral.

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